Le titre de cet ouvrage très sympathique
est complètement déroutant et vraiment inadapté. Dommage ! Foin
d’Abraham et de ses filles imaginaires dans cette jolie histoire
ou presque, et seulement en bout de piste. En réalité, ce livre
aurait du s’appeler : « Un été à la Goulette ». Mais ce titre,
il est vrai, était déjà pris par un film. Ce qui est sûr, c’est
que les Tunes vont se régaler à la lecture de ce texte
nostalgique qui fleure bon le jasmin, les figues de barbarie, le
couscous, la brise marine et tutti quanti.
Nous sommes à La Goulette, un village du bord de mer, à
quelques kilomètres de Tunis. À La Goulette de l’époque d’av
ant, « ya khasra », quand il y avait des Juifs en Tunisie,
beaucoup de Juifs.
C’est là que vit Jocelyne, « ya benti », « ya amri », « rabbi
lè ichouini », « taïch ou tfouje », la préférée de sa
grand-mère, Clémence, une veuve éplorée, « m’naïche ali ». Dès
qu’elle se lève, Jocelyne, « Qoûm, ya benti », on va au marché,
faire les courses, chez Aziz, c’est là qu’il y a le meilleur, « Ambar,
Ou’Allah ! ». Du curcuma et du cumin, du safran et de la
coriandre, des citrons et de l’harissa, des kyrielles d’olives
de toutes sortes et des poules, par dizaines qui feraient un bon
bouillon pour aller avec les « nikitouches » du « ftour ». À
moins qu’on se décide pour une « psal ou loubiè ».Ma parole,
c’est pas du « tmèniq ». On y trouve même des « limahlou », les
citrons doux.
On l’aura compris, ce récit truculent est truffé, au fil des
pages, de mots et d’expressions -parfois traduites, mais pas
toujours- dont seuls les initiés « tun es » savoureront
vraiment le sens et le parfum.
Tout un petit monde aujourd’hui disparu, qui vit ses derniers
moments de bonheur, mais qui ne le sait pas encore, même si
certains, parmi les plus avisés de la communauté, tel Serge,
journaliste à Radio Tunis et donc bien informé, commencent à le
subodorer. On ne pense qu’au dernier film à l’affiche du cinéma
Rex, à la robe de Sabah dans son duo avec Farid Al Atrach et à
Doris Day, à la plage qui attend ses baigneurs et au Bloc où les
pêcheurs s’activent depuis l’aurore.
Les Juifs et les Arabes, les Italiens et les Maltais et les
Français de France, bien sûr, tout un petit monde qui vaque à
ses occupations et qui cancane à loisir. Pour les Juifs, « que
Rabbi Haï Tayyeb les protège », le rythme immuable de la semaine
, du shabbat et des fêtes du calendrier liturgique ancestral.
Et, puis, à la belle saison, les calèches et la plage, les
promenades au Bou Kornine ou au Saf-Saf de La Marsa, avec son
chameau qui tourne. C’est là qu’on se régale avec une bonne
brique à l’œuf, du pain « tabouna » et une Boga bien fraîche. « Hassilou… »
Hélas, un beau jour, les choses commencent à se gâter. Un
certain Bellassen est arrêté. On dit qu’il a voulu faire passer
des bijoux en Italie, d’autres qu’il aurait insulté un Arabe.
Entre Juifs, la conversation se fait inquiète :
-Les Arabes s’excitent contre les Juifs et les Français
-Avec les événements d’Algérie, ils s’échauffent vite
-Les discours de Bourguiba ne sont pas rassurants. Il rend De
Gaulle responsable de tout…
-Dieu nous a épargnés, nous les Séfarades. Même si notre sort
fut sans commune mesure avec les souffrances des Juifs d’Europe,
n’avons-nous pas été des dhimmis (protégés) sous l’autorité
musulmane ? Nous avons aussi subi des vexations, des ma
ltraitances, des tueries. Au Maroc, tant de Juifs furent
assassinés au début du siècle que le roi dut proclamer une loi
spécifiant que les Juifs devenaient propriété de la couronne
pour qu’on cesse de les massacrer. Nous avons été bafoués,
humiliés, battus seulement parce que nous étions juifs…Sans la
France et ses Droits de l’Homme qui font son honneur, nous
serions encore sous le joug d’une telle autorité, à courber
l’échine, à nous laisser insulter : « ya youdi ya kelb ( le juif
est un chien) »...
-Bourguiba aime les Juifs, il a eu deux ministres juifs après
l’Indépendance, André Barouch et Albert Bessis…
-C’est la faute des Juifs qui ne respectent pas la loi de
Dieu…
Avec la Guerre de Bizerte, en 1961, la « sarta », hélas, le
coup fatal du sort, n’allait pas tarder à s’abattre sur les
Juifs de La Goulette en particulier, de Tunisie, en général et
de tout le monde arabo-musulman. Emportés par le vent
impitoyable de l’Histoire, les Juifs de La Goulette, Jocelyne et
Norbert, Serge, Daniel, Joseph, François, Sarah, Rébecca,
Clémence et les autres, iront, peu à peu, vivre sous d’autres
cieux plus cléments.
L’auteur fait dire à l’une des se héroïnes, que si Abraham
avait eu deux filles, la Guerre de Bizerte n’aurait pas eu lieu
et les Juifs vivraient encore heureux, en Tunisie. Cela reste à
prouver.
Un roman léger, très frais et très agréable à lire. Super
sympa.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions L’Harmattan. Juillet 2008. 358 pages. 32,50
euros
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