|
|
DE LA
BHIRA A BAB BHAR
2 - L'AVENUE DE FRANCE
Après 1881, une ville nouvelle se développa entre la Médina et le port. Cette
zone basse, une fois remblayée, a permis par sa topographie, le tracé d'un
plan quadrillé dont les deux axes sont, dans le sens est-ouest, l'avenue de
France et l'avenue Jules-Ferry, et dans le sens nord-sud, l'avenue de Paris et
l'avenue de Carthage.
Le centre directionnel, politique et économique se fixa dans cette zone autour
de la résidence de France. C'est en 1860 déjà que le Consul Léon Roches décida
de construire cette résidence. Il demanda et obtint l'autorisation du Bey, et
ce fut l'ingénieur Colin qui fut chargé de sa construction.
Elle deviendra désormais le siège de l'ambassade de France.
* PLAQUE TOURNANTE
Arrêtons-nous pour l'heure à l'avenue de France. Des deux côtés de Bab-Bhar,
en dedans et en dehors des remparts se trouvaient des places publiques où se
tenait un marché que Henry Dunant (1) nous décrit ainsi : «Dans ce marché se
pressent et s'entassent toutes les nationalités et tous les costumes, toutes
les variétés d'animaux et toutes les marchandises du pays. Ce marché a lieu
chaque jour, de grand matin, et il dure souvent toute la journée; l'animation
y est telle qu'il est quelquefois difficile d'y fendre la foule de badauds qui
se presse autour d'exhibitions de singes savants, de jongleurs, de
prestidigitateurs nègres, de réciteurs (fedaouis), de marchands ambulants et
d'industriels de toute sorte, dont ce lieu est le rendez-vous».
Mais peu à peu ces activités marchandes et folkloriques disparurent et
l'avenue de France devint le siège des principales activités économiques du
protectorat : banques, chambres consulaires, agences de transport, bureaux,
entreprises industrielles…
Le Magasin Général fut fondé par les frères Bortoli, et une station juste en
face fut réservée pour les fiacres; de la Porte de France partent également
les trams. L'avenue de France devint en un mot la plaque tournante, la gare
régulatrice de Tunis.
Chedly Ben Abdallah (2) les décrit ainsi : «Fondée en 1884, la Compagnie
Fermière des Tramways de Tunis avait d'abord mis en circulation des espèces de
chars à bancs, roulant sur rails et traînés par des chevaux. Quelques années
plus tard, les lignes furent électrifiées, et de lourds véhicules, motrices
munies de longues perches, remplacèrent ces chars». Ce sont ces fameux
tramways de Tunis avec leur double plate-forme ouverte aux passagers : il
suffisait de courir un peu pour rattraper le convoi déjà en marche, et y
prendre place. Ces tramways ne disparurent de Tunis qu'en 1959.
* MELTING-POT
Pour ce qui est des carrosses, Chedly Ben Abdallah ajoute : «Parmi ces
fiacres, il y en avait dont la carrosserie était tout en hauteur, ressemblant
aux litières du temps de Louis XIV, on les appelait CARROUSSA; d'autres
étaient constitués par des voitures découvertes, et on les appelait MILORDA.
Ils étaient tirés chacun par un couple de chevaux.
En été, la VICTORIA était surmontée d'un parasol. En hiver, et dès les
premières gouttes de pluie, le cocher remontait la capote qui se trouvait
repliée en accordéon à l'arrière du fiacre.
La “Carroussa” fermée était à l'usage des femmes musulmanes qui vivaient en
recluses dans leurs demeures aux portes closes».
La plupart des cochers étaient maltais, et Tunis était un vrai melting-pot.
Des individus de toute langue et de toute race se côtoyaient sur cette artère
: Français, Siciliens, Espagnols, Grecs, Anglais, Suisses, Maltais, Allemands,
Portugais, Livournais…
En 1926, la ville comptait environ 190.000 habitants, population à 45%
musulmane seulement, ce qui témoignait de la concentration des Européens dans
la capitale. Cependant, au sein de la communauté européenne, la question des
rapports des nombres apparut bientôt essentielle. L'installation de la France
en Tunisie supposait un renforcement de la présence française sur cette terre.
Mais le problème c'est que les Français émigrent peu, peut-être par
tempérament, mais surtout parce que les causes premières de toute émigration
sont la surpopulation et la pauvreté, ce qui n'était pas le cas pour la
métropole.
Pour l'Italie par contre, l'émigration, à cette époque, était un phénomène
rendu nécessaire par sa surpopulation et par la faiblesse de son développement
économique. Sur le plan du peuplement, le problème numérique de la colonie
française face aux Italiens restait loin d'être résolu en 1914 : 44.000
Français pour 88.000 Italiens.
* DES ITALIENS QUI “BRÛLENT”
Ironie du sort, les jeunes Tunisiens, qui émigrent clandestinement vers
l'Italie, ne savent peut-être pas que les Italiens faisaient de même en
direction de leur pays au siècle dernier.
Le consul d'Italie, à Tunis, a décrit le problème en 1903 : «Ils descendent
des barques avec leur petit paquet sous le bras et à peine quelques sous en
poche et se répandent dans les campagnes désertes de Tunisie. Pendant des
mois, pendant des années, on n'entend plus parler d'eux.
Eux, pendant ce temps, poursuivent silencieusement leur œuvre. Et voilà que se
forme le hameau, le village, le centre agricole italien…».
Puisque trop peu de métropolitains venaient s'installer, et que les Italiens
étaient en surnombre, un décret sur la naturalisation fut promulgué qui
accordait automatiquement la nationalité française à toute personne non
tunisienne, née en Tunisie de parents qui y étaient eux-mêmes nés.
Il eut pour résultat de faire entrer progressivement dans la colonie française
les descendants des autres Européens, en majorité des Maltais. Dès 1926,
l'importance des deux communautés commençait à se rapprocher, 71.000 Français
et 89.000 Italiens, puis l'élément français devint majoritaire au fil des ans.
Pour en revenir à l'avenue de France, elle était devenue le lieu de
rendez-vous de toute la colonie européenne. Tous les après-midi, une foule
élégante s'y retrouvait. Des dandys, des jolies femmes, mais aussi des
princes, des fellahs, des beys, des colons déambulaient entre Bab Bhar et le
Consulat de France qui avançait ses deux ailes sur des avenues peuplées de
magasins modernes, de cafés, de pâtisseries et, plus avant sur l'avenue
Jules-Ferry, de théâtres et d'hôtels, et ce, au milieu d'une profusion de
palmiers et d'arbres toujours verts.
Cancans, papotages s'entrecroisaient devant la “Pâtisserie Montelaci”, le
“Petit café de France”, l'immeuble de “la Nationale”, la “Pâtisserie Royale”…
et on poussait jusqu'au consulat de Grèce, à l'emplacement de l'actuel Colisée
qui fut construit par l'Italien Canino, expulsé de Tunisie, dès le
déclenchement de la guerre en raison de ses opinions ou activités fascistes.
* LES OISEAUX DE L'AVENUE
Sur cet axe majeur de la ville nouvelle, la Cathédrale était déjà érigée en
1897, et l'avenue est bordée d'immeubles aux façades éclectiques ou arts déco.
L'architecture n'est ni précieuse, ni pédante. L'avenue de France ressemble à
une avenue dans une bonne ville provinciale française, avec ses trams, ses
cafés clôturés de fusains verts, et les statues des grands hommes français.
Les ficus qui rappellent aussi la France sont déjà plantés. Ils ne sont pas
encore très grands, mais ils commencent à servir d'abri aux étourneaux. Ces
volatiles ont une histoire centenaire avec les avenues de France et
Jules-Ferry, et font tellement partie du paysage qu'il est nécessaire de
s'attarder un moment sur ces oiseaux tunisois.
Deux espèces différentes cohabitent dans les ficus : le moineau appelé
vulgairement chez nous “l'oiseau des terrasses” et l'étourneau baptisé
“l'oiseau des oliviers”.
Contrairement au moineau qui est sédentaire, l'étourneau est un migrateur, et
c'est au mois d'octobre que ces oiseaux affluent d'Europe par dizaines de
millions. Ces volatiles sont très néfastes et causent des ravages
considérables aux oliveraies.
Après s'être gâvés d'olives durant toute la saison, et avoir causé d'énormes
pertes aux agriculteurs, ils repartent en Europe au printemps pour la couvée.
Là, ils sont paradoxalement bien accueillis et même protégés, et dans certains
pays, les habitants leur préparent même des nichoirs. C'est que n'ayant pas
d'olives à manger, ils se nourrissent de larves et de parasites. Nuisibles
chez nous, ils deviennent utiles en Europe.
Dans toute l'Europe centrale, ils s'isolent par couples et font leur nichée.
Tout comme son cousin l'étourneau, le moineau est un oiseau extrêmement
prolifique possédant une extraordinaire capacité d'adaptation et causant
d'énormes dégâts aux céréales, graminées et fruits.
* CAPTURÉS PAR MILLIONS
Le conseil supérieur de la chasse a catalogué ces deux espèces comme nuisibles
et a permis leur destruction systématique en tous temps, tous lieux, et par
n'importe quel moyen.
Des permis sont accordés annuellement à des piégeurs qui les capturent ou les
abattent par millions.
En Tunisie, il y a plusieurs sociétés, la plupart étrangères, qui sont
spécialisées dans le conditionnement et l'exportation de ce petit gibier. Les
oiseaux sont déplumés, emballés et congelés jusqu'à leur expédition vers la
France et l'Italie où les fins gourmets en raffolent.
Quinze millions de ces volatiles sont exportés bon an mal an. Devant ces
chiffres aussi exorbitants, on est en droit de s'inquiéter pour la survie de
l'espèce.
En fait, il n'en est rien, car ces prodigieux oiseaux sont, comme on l'a déjà
mentionné, extraordinairement prolifiques, et par un curieux phénomène
d'équilibre naturel, ils deviennent plus nombreux d'une année à l'autre, même
après le plus destructif des massacres.
La chair des étourneaux est délicieuse et très riche en protéines. Pourquoi ne
pas commercialiser une partie de cette production (plus d'une centaine de
tonnes par an) sur le marché local ? On pourrait même ouvrir une usine de
conserves et assaisonner ces oiseaux à une quelconque sauce (Marquet Asfour)
ou simplement à l'huile d'olive comme le thon ? Ce faisant, même si on
continue à exporter, on aura revalorisé le produit et créé des postes
d'emploi.
——————
Prochain article : L'avenue Jules-Ferry
………………
(1) Dunant Henry - La Régence de Tunis. S.T.D. - 1975 - 239 p.
(2) Ben Abdallah Chedly - Tunis au passé simple. S.T.D - 1977 - 120 p.
* CHRONIQUETTE
LES JUIFS DE TUNIS, VUS PAR GUY DE MAUPASSANT
«En vérité, Tunis n'est ni une ville française, ni une ville arabe, c'est une
ville juive. C'est un des rares points du monde où le juif semble chez lui
comme dans une patrie, où il est le maître presque ostensiblement, où il
montre une assurance tranquille…
Dès qu'approche l'âge du mariage, l'âge où les hommes riches les recherchent,
les fillettes rêvent d'engraisser; car plus une femme est lourde, plus elle
fait honneur à son mari et plus elle a de chance de le choisir à son gré. A
quatorze ans, à quinze ans, elles sont, ces gamines, sveltes et légères, des
merveilles de beauté, de finesse et de grâce…
Puis elles songent à l'époux. Alors commence l'inconcevable gavage qui fera
d'elles des monstres. Immobiles maintenant, après avoir pris chaque matin la
boulette d'herbes apéritives qui surexcitent l'estomac, elles passent des
journées entières à manger des pâtes épaisses qui les enflent incroyablement.
Les seins se gonflent, les ventres ballonnent, les croupes s'arrondissent, les
cuisses s'écartent, séparées par les bouffissures; les poignets et les
chevilles disparaissent sous une lourde coulée de chair. Et les amateurs
accourent, les jugent, les comparent, les admirent comme dans un concours
d'animaux gras. Voilà comme elles sont belles, désirables, charmantes, les
énormes filles à marier ! Etres inexprimablement surprenants, dont la figure
demeure encore souvent jolie sur ces corps d'hippopotames».
* Guy de Maupassant - De Tunis à Kairouan - Ed. Ibn Charaf.
source: Tunis Hebdo
|