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Bourguiba lors de la proclamation de la République


   

                   
Bourguiba lors de la proclamation de la République

Document : “ Variations sur le thème de la proclamation de la République en Tunisie” : Les Beys, Bourguiba et la République. Par El-Mokhtar Bey

L’article de Samy Ghorbal, intitulé “ Ce jour-là, le 25 juillet 1957 (,) Bourguiba proclame sa République ”, paru dans le n°2219 de Jeune Afrique – L’intelligent des 20 – 26 juillet 2003, présente l’avantage de concentrer dans une page, la plupart des griefs formulés contre la Dynastie husseïnite, de sa naissance le 15 juillet 1705 à sa disparition le 25 juillet 1957, griefs que nous nous proposons d’examiner avec l’objectivité et la rigueur que l’honnêteté intellectuelle d’une part, la démarche scientifique d’autre part, le respect dû aux lecteurs et aux Tunisiens dont les Beys furent les Souverains durant plus de deux siècles et demi enfin, imposent.

Pour respecter la structure du texte discuté, nous grouperons les moyens développés par l’auteur tendant à démontrer l’inéluctabilité de la République, sous cinq rubriques intitulées :

•Les circonstances de la naissance de la République (1) ;

•Les rapports du Bey, Lamine Pacha, avec son Grand Vizir, Habib Bourguiba (2) ;

•Les causes de la proclamation de la République (3) ;

•L’évolution vers la proclamation de la République (4) ;

•Et les Princes après la proclamation de la République (5).locaux.


Il convient cependant d’observer, au préalable, que l’Assemblée Natio-nale Constituante fut élue le 23 mars 1956, en application du décret de Lamine Pacha Bey du 29 décembre 1955, pris sur la proposition de Tahar Ben Ammar, Grand Vizir (Premier ministre), Chef d’un gouvernement composé pour moitié de ministres destouriens, pour élaborer la “ Constitution du Royaume ” que le Souverain s’engagea à promulguer en l’état, sans modification aucune.

Cette décision s’inscrivait tout naturellement dans la logique de la dynamique institutionnelle, inaugurée par le “ Pacte Fondamental ” ou charte des Droits de l’Homme, inspiré des réformes ottomanes, connues sous le nom de hatti-i chérif de Gul – Hané de 1839 et de hatti-i humayoun de 1856, proclamé solennellement le 9 septembre 1857 devant une assemblée réunissant les Hauts dignitaires du pays, et poursuivie par, en substance, :

-La Constitution des 24 décembre 1860 – 26 avril 1861 (Ben Dhiaf, TV, p°51) instituant notamment un Conseil Suprême Législatif de 60 membres disposant du pouvoir de juger le Bey et de prononcer sa déchéance, et des tribunaux appliquant des codes d’inspiration européenne, à élaborer, Constitution dont Abdelaziz Thaâlbi, auteur du fameux “La Tunisie martyre ” (1920) et collègue de Béchir Sfar et d’Ali Bach Hamba, fondateurs du Mouvement des “ Jeunes Tunisiens ” (1907) qu’il rejoindrait en 1909 d’une part, le Destour et les nationalistes d’autre part, en revendiqueraient l’application ;

-La représentation —imparfaite il est vrai— des Tunisiens, d’abord, en 1907 au sein de l’assemblée, dite “ Conférence consultative ”, instituée en 1890, ensuite, au “ Grand Conseil ” (la section tunisienne), créé en 1922 après que Naceur Pacha Bey (1906 – 1922) eut adopté le programme revendicatif du Destour (1921), et modifié par les réformes de 1945 ;

-Les revendications destouriennes, appuyées par Lamine Pacha Bey dans sa lettre à Vincent Auriol, Président de la République Fran- çaise, en date du 11 avril 1950, réaffirmées et précisées par Bourguiba à Paris, le 14 avril 1950, qui réclamait l’institution d’une assemblée constituante élue ;

-La volonté, clairement exprimée par Lamine Pacha, dans son discours du Trône du 15 mai 1951, d’introduire des réformes substantielles dont l’institution d’une Assemblée législative délibérative “ contrôlant la gestion et la politique générale du gouverne- ment… ” (Mémorandum du Gou- vernement tunisien en date du 31 octobre 1951) ;

-L’adoption, par le même Souverain, du programme du Néo-Destour revendiquant, entre autres, une Constitution démocratique que devait négocier, avec les Autorités françaises, le ministère Mhamed Chénik, constitué le 17 août 1950 ;

-Et par —quoique instituant une co-souveraineté préjudiciable—, les réformes du 20 décembre 1952 et du 4 mars 1954 (infra).

La Constituante de 1956 fut ainsi, d’une part, l’aboutissement d’une revendication qu’aucun Bey du Trône ne contesta et que Naceur Bey (1906 – 1922) et Lamine Bey (1943 – 1957) appuyèrent même, avec la force, l’énergie et l’autorité institutionnelle, politique et morale dont ils disposaient, et d’autre part, la concrétisation moderne, d’une pratique – la choura islamique – que les premiers Husseïnites – et singulièrement le premier d’entre eux, Husseïn Ben Ali (cf. De la Dynastie husseïnite. Le Fondateur, Husseïn Ben Ali 1705 – 1735 – 1740. Tunis, 1993, par El-Mokhtar Bey), respectèrent avec une remarquable constance.

Lamine Bey, en scellant le décret l’instituant, alla ainsi dans le sens de l’Histoire. On murmura à l’époque qu’il envisagea même, sur la discrète proposition du Prince Hassine, frère de Moncef Pacha Bey (1942 – 1943) et Bey du Camp, fin politique et habile tacticien, l’octroi d’une Constitution que préparerait une Commission de juristes, instituant une démocratie parlementaire dans laquelle le Roi régnerait sans gouverner ! Il n’en fut cependant rien.

La Constitution serait républicaine, élaborée par une Assemblée élue, nonobstant sa convocation par un décret beylical.

1)Sur les circonstances de la naissance de la République, Jeune Afrique met, expressément ou implicitement, l’accent sur la position politico-sociale de Habib Bourguiba. Il était ainsi “ l’homme fort du pays (…et) le père de l’indépendance ” qui “ sait toute l’affection que le peuple lui porte ”.

C’est tout le problème de la Légitimité que pose cette affirmation. Mais il ne s’agit ici que de la légitimité consensuelle largo sensu, cependant insuffisante, à elle seule, à fonder le pouvoir de celui qui l’invoque. Lui manque, en effet, l’autre composante de la pleine Légitimité : la légitimité juridique, celle du droit, de la légalité s’exprimant, par exemple, au plan général, dans le mode de désignation du gouvernant, son investiture… conformément à l’ordre établi, c’est-à-dire à la norme juridique institutionnelle la régissant.

Le problème n’est pas neutre. Car comment concilier la légitimité consensuelle — c’est-à-dire le suffrage du Peuple, la voix donnée au gouvernant par le gouverné qui approuve, adhère et par là, légitime l’action de son dirigeant, peu important son mode d’expression – et la légitimité juridique, détenue par une autorité autre ? Comment concilier une volonté “ consensuelle ”, républicaine – celle de Bourguiba – et une volonté “ juridique ”, monarchique – celle du Bey Lamine, implicitement exprimée dans le décret de convocation de la Constituante de 1956 ?

Il y a là une situation conflictuelle manifeste qui ne peut, en théorie et à défaut d’entente, se résoudre que par le recours à la force. Invoquant sa légitimité juridique, le Souverain en appellerait, en effet, à l’armée et à la police pour s’opposer à son concurrent, et le neutraliser. Ce faisant, il agirait en tyran, faute de légitimité consensuelle !

Habib Bourguiba, habile manœuvrier et ingénieux tacticien, le savait. Aussi, Grand Vizir, élimina-t-il, sans tarder, toute velléité de résistance du Bey en soumettant toutes les forces susceptibles de lui résister, à son empire. Plus encore, il priva le Souverain de sa légitimité juridique en mettant en cause, le moment venu, le fondement même de son pouvoir par “l’affirmation” de la souveraineté du Peuple dont la volonté s’imposait à tous, y compris au Bey.

Bourguiba invoquerait cette souveraineté le 25 juillet 1957 ; et par le vote de l’Assemblée, il se doterait, lui, de cette légitimité juridique qui manquait à sa légitimité consensuelle – celle de Leader – pour la perfectibilité de sa Légitimité alors républicaine. Ce faisant, son pouvoir respectait, dans cette intellection, et le droit et la politique au préjudice de la Monarchie et de son représentant, le Bey.

Tout à la fois Leader et Homme d’Etat, il devint tout naturellement le maître du pays. Et il le resterait, sachant cependant que, quoique et parce que “ père de l’indépendance ”, comme l’écrit “L’intelligent”, il avait des parents et grands-parents et des frères. Nous pensons tout particulièrement, aux anciens d’entre les premiers : les Thaâlbi ; Bach-Hamba ; Thameur… ; Kheireddine Laffich, Grand Vizir de Sadaq Pacha Bey (1859 – 1882); Général Huseïn (Hasyn) dont le Consul Général d’Angleterre à Tunis, Richard Wood, signalerait les tendances républicaines ; Salem Bouhageb ; Mohamed Baïram V ; El-Noury ; Ahmed Ben Dhiaf… ; aux plus jeunes parmi les seconds : les Tahar Ben Ammar ; Salah Farhat…, Mongi Slim ; Mahmoud Materi ; Salah Ben Youssef ; Rachid Driss ; Slimane Ben Slimane ; Hédi Nouira ; Mhamed Chénik ; Abderrahmane Mami ; Taïeb Méhiri… et Fadhel Ben Achour ; et Moncef Bey ; et Mongi Bey et ceux de l’ombre : Nasir Bey, petit-fils de Moncef Bey ; Nèjmeddine, Salah, Mohieddine... Bey ; enfin aux fellaghas ou guérilleros et syndicalistes : Mohamed Ali ; Tahar Haddad, fondateur de la CGTT, Farhat Hached, père de l’UGTT… Tous ont lutté ensemble et à des degrés divers pour la libération de leur pays ! Ils en partagent l’Honneur !

L’observation de Jeune Afrique, faite sous forme de constat : Bourguiba est “l’homme fort du pays (… et) le père de l’indépendance (qui) sait toute l’affection que le peuple lui porte” est ainsi judicieuse et éclaire plusieurs réflexions déductives.

Cependant et nonobstant cette position et les pouvoirs dont il jouissait, Bourguiba dut, selon Jeune Afrique, L’Intelligent “ instruire (devant les Constituants et le corps diplomatique) le procès de la dynastie régnante ”. Il ne fit, en vérité, –comme d’ailleurs les autres orateurs– que prononcer un véritable réquisitoire contre les Husseïnites et, plus particulièrement, le dernier d’entre eux, Mohamed Lamine..., mais en l’absence des accusés ou de leurs représentants, et sans que personne, à l’exception de quelques députés défendant la mémoire de Moncef Pacha Bey (19 juin 1942 – 13 mai 1943), ne tempérât la violence des discours accusateurs, n’en contredît le contenu, ne contestât les faits de “ bassesses (et) de trahison ” invoqués, alors que plusieurs d’entre eux furent sinon des collaborateurs, du moins des proches du pouvoir beylical vilipendé.

Le pouvaient-ils cependant ? Disposaient-ils de preuves contestant notamment ces “ bassesses et trahisons ” ? Oui à croire Chèdly Ben Ammar et Khalifa Gaâloul pour deux d’entre elles d’une particulière gravité, dès lors qu’ils en eurent connaissance et que le fait incriminé fut évoqué devant eux.

Selon la famille Gaâloul, en effet, la tentative d’assassinat dont on accusa le Prince Slaheddine, fils de Lamine Pacha Bey, encore au pouvoir, fut une machination tendant à discréditer encore plus le Souverain en prévision de la République dont on préparait la proclamation.

El-Ayam, en langue arabe, écrivait, à cet égard, dans sa livraison du 14 avril 1988, à la page 6, sous le titre : “ la famille Gaâloul(,) surveillant de la famille royale(,) puis garde du corps personnel de Bourguiba(,) déclare (que) Taïeb Méhiri lui a dit que Bourguiba lui demande d’organiser un complot pour troubler (mettre en émoi) le palais royal” :

“Bourguiba lui donna une maison et Âllala Laâouiti lui donna 2 millions et lui dit : cherche une maison ”, que :

“Khalifa Gaâloul..., natif de Ksar Hélal et fellagha... proche de Bourguiba(...,) était particulièrement rejeté par Saîda Sassi, Naïla Ben Ammar et Wassila Bourguiba qu’il vit piller les bijoux du Palais royal dès la déposition du Roi, et fut témoin des opérations de vol. Il avait vécu au palais royal puis au palais présidentiel, comme surveillant de la Famille royale en premier(,) puis comme garde du corps personnel de l’ex-Président(,) Monsieur Habib Bourguiba qui était au courant de tout fait(,) grand ou petit du palais, du passé de tout responsable et de tout visiteur au palais de Carthage... Selon la famille (Gaâloul) et plus particulièrement le fils aîné (de Khalifa Gaâloul), Mohamed, le regretté Gaâloul racontait à ses enfants l’événement qu’il monta en personne : Taïeb Méhiri me contacta – leur dit-il – et m’informa que Bourguiba me dit que le temps est arrivé d’abolir le régime du Roi. Il convient d’organiser un complot qui préoccupe le Palais royal et en trouble l’atmosphère. De fait(,) personne ne lui dicta (à Gaâloul) ce qu’il devrait faire. Il réfléchit et retint l’idée de se jeter devant la voiture de Slaheddine Bey (4979 TU11 de marque Volkswagen), qui quittait le Palais pour assister à des funérailles. Il fut arrêté et emprisonné malgré que son père fût le Bey(,) et Bourguiba put(,) avec d’autres(,), réaliser son programme d’abolition de la Monarchie. Khalifa Gaâloul ajoutait à sa lettre (adressée) à Sayah (Mohamed) : “il y a des choses qui ne se disent pas dans une lettre” (sic!)....”

Par ailleurs, selon Chèdly Ben Ammar, fils de Tahar Ben Ammar, l’homme qui signa le protocole consacrant l’indépendance, dans al-Bayan du 7 décembre 1987 sous le titre : “ Dossier de la réécriture de l’histoire nationale : le jugement de mon père en 1958 fut le point de départ des règlements de comptes politiques ”, interview conduite par Néjib Bin Abdallah : “ Après la déposition du Bey en 1957 et la proclamation de la République, les relations de la Tunisie avec un pays maghrébin frère (le Maroc) se tendirent. Le Leader Bourguiba entreprit alors de convaincre le Chef maghrébin (le Sultan Mohamed V) de ce que la déposition du Bey résultait de la bassesse et de la traîtrise de celui-ci, et promit de lui en administrer la preuve par une attestation de Tahar Ben Ammar qui entretenait avec ce Chef (le Sultan) des relations privilégiées, notamment… en raison de son intervention en sa faveur près les autorités françaises en 1955 quand il était en exil… Le fond de l’affaire résidait dans le fait que le Bey protesta auprès du Haut Commissaire français de l’époque, Roger Seydoux, après la survenance de l’événement qui coûta la vie à deux Tunisiens, un partisan de Bourguiba et un partisan de Ben Youssef, la protestation élevée par le Bey, s’appuyant sur le fait que la France était alors responsable de l’ordre public. Roger Seydoux rapporta la protestation du Bey à M. Bahi Ladgham qui la rapporta (à son tour) au Leader Bourguiba. Ce dernier (alors nouvellement Président de la République) demanda à Tahar Ben Ammar de lui remettre une attestation sur la vilenie du Bey pour avoir demandé à Seydoux de ne pas abandonner la Sûreté au Gouvernement tunisien. Mais Tahar Ben Ammar refusa de remettre l’attestation (dont il s’agissait) ou de faire une déclaration en forme de preuve d’un fait qu’il ne vécut pas”.

Ce témoignage corrobore, en tous points, ce que m’avait dit le Prince Chèdly : jamais Lamine Bey ne fit à Seydoux pareille demande. Il protesta fermement contre la “ mort de ses enfants ”, alors que le maintien de l’ordre était de la responsabilité des autorités françaises. Où se situent ici la bassesse et la traîtrise du Souverain ? Un procès équitable lui eut permis de s’expliquer. Il n’en fut rien.

Il n’y eut donc point de “ procès ” à l’Assemblée (ni ailleurs), faute de défendeurs et de débats contradictoires et conséquemment de jugement, mais une décision politique, émanant d’une Assemblée élue qui s’était déclarée Souveraine parce que émanant du Peuple et exprimant sa volonté, balayant, du même coup, toute critique fondée sur le légalisme, tiré du décret l’instituant et limitant, implicitement mais nécessairement, sa compétence à l’élaboration d’une Constitution de type monarchique (supra).

Comme toujours, le vrai “ procès ” de tout régime politique intervient en vérité a posteriori. Il relève de la compétence de l’Histoire. Il est instruit, à charge et à décharge, par les historiens, les politologues et les juristes, dans la sérénité du prétoire du Temps ! Tel est aujourd’hui celui des Husseïnites.

Le fait demeure néanmoins que le 25 juillet 1957, on décida, en conséquence des réquisitoires prononcés, la fin de la Monarchie beylicale.

On aurait pu annoncer, pour lui succéder, la naissance d’une nouvelle dynastie, ainsi que cela résultait implicitement de l’allocution même de Bourguiba : “ Le peuple tunisien a atteint un degré de maturité suffisant pour assumer la gestion de ses propres affaires, dit-il. Je sais toute l’affection qu’il me porte. Certains ont pensé que je pourrais prendre en charge ses destinés. Mais j’ai un tel respect pour le peuple tunisien que je ne lui souhaite pas de maître et que le seul choix que je puisse lui indiquer est le choix de la République ”. Elle eut été bourguibienne. Elle ne naquit pas ce jour ! Mais Bourguiba, Président de la République, se comporterait en véritable monarque… absolu, entouré d’une cour dévouée !

2)Sur les rapports de Bourguiba et de Lamine Bey, selon Jeune Afrique, “ La forme monarchique de l’Etat avait été maintenue, mais cette concession était de pure forme (… car) le beylicat était une survivance du passé… Bourguiba avait accepté dans un premier temps de gouverner sans régner. Dès le 30 mai 1956, la Constituante vote l’abolition des privilèges de la famille royale. Relégué dans son palais de La Marsa, Lamine, le vieux souverain, n’est jamais associé aux grandes décisions qui engagent le pays ; c’est à peine si on le consulte. En visite officielle à Tunis, en février 1957, Ibn Saoud, le roi d’Arabie, est choqué par le peu d’égards avec lequel est traité son homologue maghrébin. Bourguiba se comporte en chef d’Etat… ” ; ce qui est, à notre avis, grandement inexact.

On se doit, en effet, de faire observer ici, de prime abord, que “ maintenir ” une situation en l’état, c’est-à-dire la conserver telle quelle, la perpétuer ou la laisser se continuer, présuppose un examen critique en conséquence duquel la décision de la préserver est prise. Or en l’occurrence, Bourguiba, qui fut nommé par le Bey, Grand Vizir et Président du Conseil des ministres, et à qui il prêta serment de fidélité sur le Coran, accéda au pouvoir dans le respect des us et coutumes de la Cour husseïnite (nomination, investiture, prestation de serment…, protocole) régissant la matière, et n’envisagea nullement, tout au moins à cette époque, un changement de régime. Au demeurant, au cours des premiers mois de son viziriat, il manifesta au Souverain une affectueuse considération ainsi que le prouvent, en tant que de besoin, les photos de l’époque (voir par exemple El-Mokhtar Bey, les Beys de Tunis 1705 – 1957, Tunis, 2003), et mena son action gouvernementale dans la pure tradition de la Cour beylicale imposant la délibération des décrets en Conseil des Ministres sous l’autorité du Premier ministre, et leur présentation à la sanction du Souverain lors de “ la cérémonie dite du Sceau ” qui se déroulait au Palais beylical tous les jeudis à 11 heures. Le “ Grand Vizir ”— al Wazyr al-akbar ou le Ministre compétent – anciennement le Ministre de la Plume –, lui en exposait les motifs, lisait le texte et le commentait. Le décret dont il approuvait les termes était scellé par Sahab et-Tabaâ —le Garde du Sceau— en sa présence, et entrait, à sa promulgation au Journal Officiel, dans l’ordre juridique pour recevoir application.

C’était ainsi qu’à ma connaissance, le Bey Lamine apposa son Sceau sur, entre autres :

•le décret du 31 mai 1956 abolissant les privilèges des Princes et Princesses, mais après que Ahmed el-Mestiri, Ministre de la Justice, lui eut fourni les explications convaincantes, nécessaires à cet effet ;

•le décret du 2 juin 1956 portant budget de l’Etat, sur présentation de Taïeb Méhiri ;

•le décret du 2 août 1956 définissant le régime juridique de la Nationalité ;

•le décret du 13 août 1956, portant Code du Statut Personnel et ce, après d’importantes discussions avec Habib Bourguiba et Bahi Ladgham ;

•le décret du 6 septembre 1956, instituant l’Ordre de l’Indépendance...;

•le décret du 18 juillet 1957 portant abolition du régime des habous privés et mixtes.

Ce dernier décret du règne des Husseïnites depuis le 15 juillet 1705, date d’accession au beylicat de Husseïn Ben Ali, fondateur de la Dynastie, était, comme les autres, “ pris (par) Nous, Mohamed Lamine Pacha Bey, Possesseur du Royaume de Tunisie, vu le décret du… ; vu Notre décret du… ; vu l’avis du Conseil des Ministres ; sur la proposition de Notre Premier ministre, Président du Conseil ;… ” (voir l’appendice du Code des obligations et des contrats).

Il est ainsi erroné d’affirmer, d’une part, que “ la Constituante ” abolit les privilèges des Princes, privilèges d’ailleurs limités à deux : de juridiction – désormais ils relèvent des juridictions de droit commun, et non plus du “ Tribunal ” du Bey – et de la dotation, quoique le Souverain disposât du droit de leur accorder, mais sur un poste de sa liste civile, aides, dons et subsides divers d’autre part, que le Bey Lamine “ n’est jamais associé aux grandes décisions ; c’est à peine si on le consulte ”.

Ecrire, par ailleurs, qu’il est “relégué dans son Palais de La Marsa ” est doublement inexact ; car d’abord, quoique surveillé, il recevait chez lui qui il voulait et se déplaçait librement jusqu’à peu avant la proclamation de la République, ensuite il ne possédait en propre, aucune résidence à La Marsa et habitait constamment son palais de Carthage, l’actuel Beït el-Hikma, anciennement Palais du Général Ahmed Zarrouk, gendre d’Ali III, acquis par Choua Bessis vers 1885, et vendu à Mohamed Lahbib Pacha Bey (1922 – 1929), père de Lamine Bey.

En vérité, les rapports du Souverain avec son Premier Ministre passèrent par deux phases qu’illustrent éloquemment les photos reproduites dans notre ouvrage sur “ Les Beys de Tunis (1705 – 1957), Tunis, 2002 ”. Ils furent d’abord empreints d’une cordialité remarquée. C’était l’époque où l’on ébauchait ou élaborait, en commission de la Constituante, plusieurs projets de Constitution instituant une Monarchie constitutionnelle (déclaration de Bahi Ladgham in Réalités, n°609, p. 20) et où Mansour Moâlla publia le sien dans L’Action !… Ils se tendirent ensuite, lorsque l’instauration d’une République devint une Idée de Droit, suggérée ou actualisée par Wassila Ben Ammar (Tahar Belkhodja : interview à al-Jazira. Voir cependant infra), et plusieurs Grands du Parti du Néo-Destour.

On connaît à cet égard, les incidents préparatoires de la canne de l’Aïd ; de la suppression de l’estrade du Trône du Palais de Carthage ; de la substitution à la Garde beylicale de l’armée nationale, et surtout de l’imaginaire tentative de meurtre d’un agent de la force publique, Khalifa Gaâloul, dont fut faussement accusé le Prince Slaheddine, fils du Souverain, peu de temps avant l’abolition de la Monarchie, dans le but de discréditer encore plus le Souverain et de hâter la République (infra). Mais on ignore la proposition vainement faite par Bourguiba au Prince Taïeb en son palais de Marsa-ville, d’accepter le Trône dans la prévision de la déposition de Lamine Bey, à charge pour lui d’une part de proclamer la République après quelque neuf mois de règne, d’autre part de le nommer Président de la République, enfin de quitter, lui et toute sa famille, définitivement la Tunisie sachant que l’Etat subviendrait à leurs besoins là où ils s’installeraient… !

Cependant quoique tendues et moins fréquentes que d’habitude, les relations des deux gouvernants ne furent point totalement rompues ainsi qu’en témoignent les reproductions figurant dans “ Les Beys de Tunis… ”, et le décret relatif aux habous, scellé par Lamine Pacha Bey, le jeudi 18 juillet 1957, au cours de la dernière cérémonie du sceau de la Monarchie, une semaine avant la proclamation de la République.

On observerait, enfin, que Lamine Bey, quoique progressivement éclipsé par Habib Bourguiba, demeurait le véritable Chef de l’Etat, ayant protocolairement le pas sur toutes les Autorités nationales y compris Bourguiba, le Grand Vizir.

De ce fait, les Ambassadeurs des Puissances étrangères étaient accrédités près de lui (voir la remise des lettres de créances des ambassadeurs du Maroc et d’Egypte au Palais de Carthage in El-Mokhtar Bey, Les Beys de Tunis, p.85)… Il recevait les Chefs d’Etat et les gouvernants, amis de la Tunisie (voir la visite de Richard Nixon, Vice-Président des USA ; du Roi Mohamed V du Maroc en octobre 1956 ; du Roi d’Arabie Ibn Saoud en mars 1957, in El-Mokhtar Bey, Les Beys de Tunis…, p.84 et 118). A l’accueil de Mohamed V à l’aéroport de l’Aouina, le protocole assigna à Bourguiba, Premier ministre, une place derrière Lamine Bey, au niveau de Bakkaï, son homologue marocain. Dans la voiture officielle traversant la place de la Casbah de Tunis, Saoud d’Arabie se trouvait à la droite du Souverain, Bourguiba empruntant une autre automobile derrière. Richard Nixon, Vice-Président des USA, venu saluer le Bey au Palais de Carthage, fut placé à la droite de Lamine Bey, avant le Premier ministre… Certes, Saoud, Roi absolu, pouvait s’étonner, voire s’offusquer, de la position privilégiée de Bourguiba dans la gestion des affaires publiques – ce qui nous paraît cependant surprenant tant la chose était de notoriété publique et naturelle, la Monarchie évoluant, en apparence, vers un régime parlementaire à l’avantage du Leader, Premier ministre –, mais sa surprise serait feinte s’agissant de protocole ! Exista-t-elle d’ailleurs vraiment ?

On doit néanmoins admettre qu’en raison de sa légitimité historique, de sa forte personnalité, de sa position politique, et sur l’action de Wassila Ben Ammar, de Bahi Ladgham, de Taïeb Méhiri… plaidant pour l’abolition de la Monarchie beylicale, Bourguiba ne s’accommoderait plus d’une place protocolairement autre que la première. Il l’exprima d’ailleurs dans, entre autres, la demande faite à Lamine Bey – qui la rejeta – d’être accueilli, aux réceptions, par la Garde jouant l’Hymne beylical, jusqu’alors réservé au seul Souverain !

3)Sur les causes de la proclamation de la République, le changement de régime politique résulta, selon Jeune Afrique rapportant des propos récursifs, de la conjonction de plusieurs facteurs qu’on peut regrouper sous deux rubriques : la Monarchie est une institution au passé trouble (A) dont la Tunisie nouvelle ne peut s’accommoder du maintien à la tête de l’Etat (B).

A) Le Beylicat, “survivance du passé”, était, en effet “ faible, commandé par des monarques souvent vieux et impotents ”.

La Dynastie était “ fondée en 1705 par le janissaire ottoman Husseïn Ben Ali, renégat chrétien d’origine grecque ”.

“Elle ne signifiait plus rien depuis qu’elle s’était compromise avec l’occupant français pour sauvegarder un semblant de pouvoir ”. “ Moncef Bey aurait pu, s’il avait réussi, redonner un avenir à l’institution. Malheureusement pour lui, il a été destitué par les Français en mai 1943 ”. La Monarchie “ allait faire les frais de la décolonisation ”.

Il est assurément aisé de rappeler ici, sur l’origine des Husseïnites, que le Fondateur de leur Dynastie, l’agha des janissaires, Husseïn Ben Ali, élevé au beylicat par le Divan et les notabilités de la Capitale le 15 juillet 1705, était non pas janissaire ottoman, mais kouroughli, c’est-à-dire issu du mariage d’un Turc et d’une indigène, en l’occurrence Ali al-Tourky et une Chèrniya – de la tribu berbère Chèrin – du Sud du Kef.

Selon Husseïn Khodja (auteur de Thayl…, hagiologue et contemporain de Husseïn), Ali, un chrétien de l’île, alors turque, de Candie, converti à l’Islam, arriva à Tunis vers 1650, fut enrôlé sur les registres du Diwan al-mdafîya …et affecté au commandement de l’importante place-forte du Kef qui verrouillait la frontière algéro-tunisienne. Il y épousa d’abord une “ arabe ” de la tribu des Banou Chennouf du Nord de la ville, qui enfanterait Mohamed, le père du fameux Ali Pacha (1735 – 1756), puis une Chèrniya, la mère de Husseïn (1705 – 1740) qui n’était ainsi ni “ janissaire ottoman ”, mais kouroughli, ni renégat. Il naquit musulman au Kef, territoire tunisien, fut profondément croyant et appliqua, dans sa vie privée, le gouvernement et la gestion des affaires publiques, la chariâ avec une remarquable constance (voir, par exemple, Ahmed Ben Dhiâf, Le règne de Husseïn Ben Ali. – Adde, El-Mokhtar Bey, De la Dynastie husseïnite, le fondateur Husseïn Ben Ali 1705 – 1735 – 1740. Tunis, 1993, 615 pages. – …). Ecrire ou suggérer, à l’instar de nombreuses personnes ignorantes ou malveillantes, que les Husseïnites, selon l’expression commune, sont encore en 1957, “ des étrangers parce que Turcs ”, est ainsi historiquement inexact. Husseïn fut Tunisien par sa mère ; ses descendants, depuis la naissance de son fils, Mohamed (1709), étaient authentiquement Tunisiens !

Affirmer par ailleurs tout aussi péremptoirement, que la Dynastie husseïnite était “ faible (sur ce point : infra) (parce que ?) commandée par des monarques souvent vieux et impotents ”, c’est méconnaître la vérité historique même si l’auteur assortit son propos d’un prudent “ souvent ”. Il suffit pour s’en convaincre, de constater que Husseïn Ben Ali (1705 – 1740) accéda au Beylicat du Trône, à l’âge de 29 (ou 35) ans ; Ali Pacha 1er (1735 / 1740 – 1756), à 47 ans ; Mohamed-Rachid (1756 – 1759), à 47 ans ; Ali Pacha II (1759 – 1782), à 47 ans ; Hamouda Pacha (1782 – 1814), à 23 ans ; Othman (1814 – 1814), à 51 ans ; Mahmoud (1814 – 1824), à 57 ans ; Husseïn II (1824 –1835), à 40 ans ; Mustapha (1835 – 1837), à 48 ans ; Ahmed Ier (1837 – 1855), à 31 ans ; Mhammed (1855 – 1859), à 48 ans ; Sadaq (1859 – 1882), à 45 ans ; Ali III (1882 – 1902), à 64 ans ; Hédi (1902 – 1906), à 47 ans ; Nasir (1906 – 1922), à 51 ans ; Habib (1922 – 1929), à 64 ans ; Ahmed II (1929 – 1942), à 67 ans ; Moncef (1942 – 1943), à 61 ans et Lamine (1943 – 1957), à 62 ans.

L’âge moyen des Souverains, de 1705 à 1881, date du Traité du Bardo, s’établit ainsi, à leur accession au Trône, à : 513/12 = 42 ans et 75 jours, soit à moins de 43 ans. De 1882 à 1957, il est de 416/7 = 59 ans, 41 jours, soit une moyenne globale de = 48 ans, et 89 jours, moins de 49 ans. Signalons, à cet égard, à titre comparatif, que Habib Bourguiba accéda à la magistrature suprême à l’âge de 54 ans.

Dès lors que, grosso modo, Husseïn Ier a régné durant 30 ans ; Ali Pacha, 21 ans ; Mohamed er-Rachid, 3 ans ; Ali II, 23 ans ; Hamouda Pacha, 32 ans ; Othman, 3 mois ; Mahmoud, 10 ans ; Husseïn II, 11 ans ; Mustapha, 2 ans ; Ahmed Ier, 18 ans ; Mhamed, 4 ans ; Sadaq, 23 ans ; Ali III, 20 ans ; Hédi, 4 ans ; Nasir, 16 ans ; Lahbib, 7 ans ; Ahmed II, 13 ans ; Moncef, 11 mois et Lamine 14 ans, la durée moyenne de leur règne est de : 3026 mois/19 = 159,26 mois ou 13 ans et 27 jours. Leur âge moyen à leur décès est ainsi de 48,89 + 13,27 = 61 ans et 116 jours.

On ne peut, en présence de ces chiffres, soutenir que “ les monarques ” étaient souvent vieux ” (sur l’identité détaillée des monarques husseïnites : voir “Les Beys de Tunis 1705 – 1957 ”, comportant en outre, près de 500 illustrations), et de surcroît, “ impotents ”, c’est-à-dire, selon le petit Robert, incapables, “ par un vice de nature ou par accident, (de) se mouvoir ou ne se mouvant qu’avec extrême difficulté ” alors et surtout que seuls Ali III (1882 – 1902) et Hédi Bey (1902 – 1906) auraient souffert, le premier, d’une restriction de la mobilité corporelle, peu de temps avant sa mort qui intervint à l’âge de 84 ans, et le second, d’une paralysie des membres inférieurs, non intellectuellement invalidante, immédiatement provoquée par un incident avec le Résident Général, Stéphen Pichon (1901 – 1906), intervenu deux années avant son décès à 51 ans.

Certes, Moncef Bey était affligé d’une surdité assez marquée, au demeurant à l’origine du fameux incident du Bardo du 12 octobre 1942 avec l’Amiral Estéva, mais elle n’affectait nullement son autonomie physique et ses facultés intellectuelles. La cause de l’âge et de l’impotence des beys régnants, invoquée pour, sinon justifier, du moins expliquer le “pourquoi la République”, est ainsi fallacieuse ou captieuse.

Il en résulte que quoique ne manquant pas de pertinence mais à d’autres égards, l’observation faisant de Moncef Bey le seul sauveur de la Monarchie, ne pouvait s’appuyer sur les faits examinés. Mais nul ne saurait contester qu’il vivifia l’institution monarchique et lui eût donné un lustre salvateur n’était sa “ destitution ” presque onze mois après son accession au Trône, “ malheureusement pour lui ” selon Jeune Afrique. Adverbe cependant malvenu et impropre.

Car ce monarque, conseillé par des hommes de qualité tels Mhamed Chénik, son Grand Vizir, Salah Farhat, Mahmoud Materi, Hamadi Badra, El-Aziz Djellouli… et surtout son demi-frère, le Prince Hassine, futur Bey du Camp et héritier présomptif du Trône (1955 – 1957) sous Lamine Pacha, ne se préoccupait, dans des circonstances extrêmement difficiles – la guerre et l’occupation du pays par les forces de l’Axe – que de l’intérêt supérieur de la Nation, assurant pleinement et efficacement la continuité de la lutte nationale et vivifiant le sentiment patriotique (V. Félix Garras…); ce qui lui coûterait son Trône, l’exil pour avoir refusé d’abdiquer, acte considéré par lui comme inadmissible et une impardonnable trahison du peuple qu’il ne pouvait accomplir, et la mort hors son pays, le 1er septembre 1948 au château Cadaval où il vivait en résidence forcée, à Pau dans les Pyrénées françaises, et après avoir enduré d’épouvantables souffrances morales et physiques, notamment à Laghouat dans la fournaise du Sud algérien en 1943.

Sa destitution intervint ainsi non point “ pour son malheur ”, mais pour l’Honneur de la Tunisie à laquelle, en pleine conscience, il sacrifia sa vie !

Quoiqu’il en fût, il constitua, pour Jeune Afrique exprimant une opinion largement professée, une rupture dans la continuité de la “compromission” des Monarques avec “l’occupant français pour la sauvegarde d’un semblant de pouvoir”, de sorte que leur dynastie ne “ signifie plus rien ”, autre cause de la proclamation de la République.

Cette affirmation appelle trois observations. La première, induite d’un raisonnement par a contrario, est qu’avant la compromission dénoncée, factuellement liée à la date d’occupation de la Tunisie – le 12 mai 1881 –, les monarques, alors soucieux de l’intérêt général, se comportaient dans la dignité propre à leur rang et à leur responsabilité souveraine, quoique – ajouterions-nous – la politique moderniste de certains, en obérant gravement les finances publiques, affectât dangereusement le développement économique et la paix sociale qu’ils devaient assurer. On observerait néanmoins, à cet égard, que le déficit public au décès de Mhamed Bey en 1859, de plus de 19 millions de piastres, était largement couvert par, d’une part, les sommes emportées par Mahmoud Ben Ayed en 1852, estimées à un minimum de 22.306.114 piastres représentant le différentiel entre la créance de celui-ci sur l’Etat telle qu’arbitrée par Napoléon III dans sa sentence du 30 novembre 1856, et celle de 27 millions de piastres que l’Etat revendiquait à son encontre dans la seule affaire de l’escroquerie du “ blé égyptien ”, non examinée par l’Empereur faute de preuves matérielles des faits allégués mais dont l’existence était patente, et d’autre part, les 5 millions de piastres trouvées dans la caisse personnelle du bey à sa mort, soit au total 27.306.114 piastres.

Employée à bon escient, cette somme aurait évité les différents emprunts, précurseurs du protectorat (1881-1883), devenu cependant inéluctable avec le Congrès de Berlin (13 juin – 13 juillet 1878) qui sacrifia la Tunisie, l’Egypte et Chypre aux intérêts des Anglais et des Français. L’Angleterre qui, appliquant sa politique, dite “ des portes ”, y obtint Chypre et devint une puissance méditerranéenne, mais qui visait aussi l’Egypte et le Canal de Suez, lança, en effet, par la voix de son Ministre, Lord Salisbury, au Français Waddington, surpris : “ Vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des Barbares. Faîtes là-bas ce qui vous paraîtra bon. Ce n’est pas notre affaire” (de Blowitz, Correspondance…), approuvé en cela par le Prince-Chancelier, Bismarck, qui lui aurait dit : “ vous devriez, au lieu de contrecarrer la Russie, en venir à une entente avec elle ; vous devriez la laisser à Constantinople, prendre vous-même l’Egypte. La France recevrait Tunis ou la Syrie comme compensation ” (G. Hanotaux, La France contemporaine…) ! Et l’Italie pouvait s’agiter politiquement, le Bey invoquer circonstanciellement la suzeraineté d’un Sultan ottoman, lui-même bien impuissant, quoique disposant, à Tripoli, d’une force estimée en 1882, à 25.000 Turcs bien armés tout prêts à envahir la Tunisie (Cambon), Tunis n’échapperait pas à son sort : sa domination, par la France.

Elle imposerait militairement à Sadaq Pacha Bey à Ksar Saïd, le traité du 12 mai 1881. Le cabinet Cairoli tomberait, par deux fois, à Rome sur la question tunisienne. La Convention de La Marsa du 8 juin 1883 instituerait le “ Protectorat ” français sur la Régence de Tunis.

C’était l’aboutissement d’une politique protectionniste des intérêts français et de sécurité, plus particulièrement affirmée depuis l’occupation d’Alger en 1830 et de Constantine en 1837. La France ne pouvait admettre à sa frontière orientale africaine la puissante Turquie. Un Bey de Tunis, dégagé de la tutelle du Grand Seigneur, le Padishah d’Istanbul, évoluant dans son giron et docile, ne présentait guère de danger pour sa présence dans l’ancienne Régence.

Sadaq pouvait-il, dans ces circonstances, sans le sou et lourdement endetté – il devait à ses créanciers, en 1881, 150 millions de francs – , avec les forces dont il disposait, et internationalement isolé, s’opposer à sa domination ?

Devait-il abdiquer et permettre ainsi l’annexion de son pays, alors colonie française, à l’Algérie voisine ? Son héritier, Ali, tenta bien, par une présence relativement gênante sur le terrain, de s’opposer à la progression des forces d’occupation, mais il dut se résigner à licencier une partie de l’armée sans désarmer les soldats qu’il incita néanmoins à la résistance. Il devait, la mort dans l’âme, sauver l’essentiel : la personnalité juridique tunisienne. Paul Cambon observerait, à cet égard, le 6 avril 1882, que “ si ce brave homme (Ali) pouvait nous faire jeter tous à la mer, il le ferait avec délices ”, et le 10 du même mois, que “ si Sadaq Bey pouvait nous étrangler tous, il le ferait, j’en suis sûr, avec ravissement ” (Correspondance).

C’était donc à partir de 1881 que, pour Jeune Afrique, “ La dynastie ne signifiait plus rien depuis qu’elle s’était “ compromise ” avec l’occupant français pour sauvegarder un semblant de pouvoir ”. Sa compromission se situerait ainsi dans la période allant du 12 mai 1881 au 31 juillet 1954, jour de la proclamation de l’autonomie interne par le Président du Conseil français, Pierre Mendès-France, à Carthage dans le discours qu’il adressa à Lamine Pacha Bey et prononça debout devant lui, assis sur son Trône, de la salle de réception de son Palais (voir Les Beys de Tunis préc., p° 80). Telle est notre première observation.

La seconde observation porte sur le sens et la portée de l’accusation de “ compromission ”, c’est-à-dire de collaboration et de coopération – actes volontaires – avec l’ennemi français, confinant à la trahison, dans un but intéressé (infra), portée contre les Husseïnites. Qu’en était-il en vérité ?

Pour y répondre, il convient, avant de juger le comportement beylical, de décrire ici brièvement le cadre juridique dans lequel évoluaient les rapports franco-tunisiens depuis le traité du 12 mai 1881.

Il est constant, à cet égard, que cet accord international préservait la personnalité juridique de l’Etat tunisien qui n’était pas une colonie ou plus précisément un territoire français. Le Bey, c’est-à-dire le Roi, conservait sa souveraineté tant interne— quoique, d’une part, il accordât provisoirement, jusqu’au rétablissement de l’ordre et la sécurité de la frontière et du littoral, à l’autorité militaire française, la faculté d’occuper certains points du territoire, et d’autre part, prévît une organisation pour le service de la dette— qu’internationale bien qu’il s’interdît de conclure tout acte inter-étatique sans la consultation et l’accord préalable du Gouvernement français.

Pour Paul Cambon (1882 – 1886), l’architecte du Protectorat, il s’agissait cependant “ de constituer peu à peu un ministère du Bey avec des Français et de gouverner au nom du bey la Tunisie de haut en bas ” (lettre de février 1882 : correspondance) ; mais le régime à instituer excluait toute “ annexion ” et impliquait le “ maintien du gouvernement du Bey sous le couvert et au nom de qui tout se fera(it)… (le) Résident… devra(it) seul prendre l’initiative des propositions à faire au Bey… (la) constitution d’une force armée tunisienne… (la) réorganisation des différents services financiers… ” (correspondance, lettre de mars 1882). Il écrirait peu après : “ je gouvernerai la Tunisie ” (mai 1882), ainsi en violation de l’esprit et de la lettre du traité du 12 mai 1881, mais en prévision des nouveaux rapports juridiques qu’il organiserait.

il imposerait, en effet, le 8 juin 1883 au bey Ali III (1882 – 1902) qui s’y était résolu devant la force de l’occupant et sa propre faiblesse, la convention de La Marsa par laquelle il “ s’engage(ait) à procéder aux réformes administratives, judiciaires et financières que le gouvernement jugerait utiles ”, mais dans le cadre du traité du 12 mai 1881 (exposé des motifs) qui était provisoire, et encore fallait-il que les mesures considérées constituassent, par nature et concrètement, des réformes, c’est-à-dire des modifications substantielles des normes anciennes ou la création de nouvelles dans un but d’intérêt général et dans le respect de l’ordre et des structures fondamentales de l’Etat beylical.

Il en résultait que, juridiquement, le Bey disposait du pouvoir de rejeter les projets qui ne relevaient pas consubstantiellement de la “réforme” ainsi définie, peu important la qualification que leur donnait l’autorité protectorale d’une part, et que l’initiative de toute réforme n’était pas réservée à celle-ci, le souverain – au demeurant seul Constituant et législateur – jouissant de la plénitude du droit d’y procéder.

C’était en considération de ces deux prérogatives que, par exemple :

•Lamine Pacha Bey (1943 – 1957) rejeta le 9 septembre 1952, sur la recommandation de “ l’Assemblée des quarante ” qu’il convoqua fort intelligemment et réunit au Palais de Carthage le 1er août 1952, les “ réformes ” que lui proposa la France le 1er avril 1952, notamment ;

•Naceur Pacha Bey (1906 – 1922) fit sien le programme du Destour de 1921 et provoqua les réformes de 1922 ;

• Moncef Bey (1942 – 1943), appliquant le traité du 12 mai 1881, constitua, le 1er janvier 1943, hors l’assentiment du Résident Général, l’Amiral Estéva, un gouvernement représentatif des tendances politiques – à l’exclusion des communistes – les plus agissantes : libéraux, vieux et néo-Destour, et comptant parmi ses membres, Mhamed Chénik, Premier ministre, Mahmoud Materi, Salah Farhat, Hammadi Badra, el-Aziz Djellouli, ce qui lui coûterait, le 13 mai 1943, son trône pour faits, imaginés, de collaboration ;

•Lamine Bey réclama expressément dans sa lettre du 11 avril 1950 à Vincent Auriol, Président de la République Française, des réformes substantielles, et derechef le 15 mai 1951…

Mais il y a loin entre la théorie et la pratique. Car si en droit pur, le Souverain disposait toujours du pouvoir – et il était absolu – de tout faire, encore fallait-il pour son efficacité, que son initiative fût prise en considération et traduite dans le droit positif par des décrets, constitutifs de la norme juridique à appliquer.

Or, cette procédure se heurtait à une évolution institutionnelle consubstantiellement dénaturante des contrats fondamentaux que constituaient le Traité du Bardo de 1881 et la convention de La Marsa de 1883.

En effet, l’institution fortuite, au temps de Paul Cambon (1882-1886), par le décret du Président de la République Française ( !) en date du 10 novembre 1884, du visa résidentiel pour la promulgation des décrets beylicaux, privait les initiatives du Bey de toute efficacité, les textes dont il s’agissait ne paraissant pas, de ce fait, au journal officiel, condition nécessaire à leur application. Par ailleurs, la superposition, par le décret français du 4 octobre 1884, à la structure étatique originelle d’une autre, coloniale, avec un contrôleur civil surveillant, mais en fait dirigeant, le caïd et l’administration locale ; l’institution d’un Conseil des ministres, présidé par le Résident Général jusqu’aux réformes du 8 février 1951, et décidant des textes à présenter au sceau beylical, et de directions techniques (travaux publics, enseignement,… intérieur…) sous la responsabilité de directeurs français ayant rang de ministres tunisiens siégeant au gouvernement ; la détention des postes de ministres de la Guerre, de la marine… par des officiers français, se traduisit par l’installation progressive d’une administration directe au service de la colonie étrangère et singulièrement des colons et “prépondérants”, expression d’une “ co-souveraineté ” (in fine : lettre de Robert Schuman au Premier Ministre en date du 15 décembre 1951) violant le Traité du Bardo et la convention de La Marsa qui respectaient l’unicité et l’indivisibilité de la Souveraineté tunisienne.

Que pouvait faire le Bey dans ces conditions politico-institutionnelles ? c’est tout le problème de la “ compromission avec l’occupant français ”, considérée par Jeune Afrique comme une cause de la perte de la Dynastie husseïnite en 1957.

Dès lors qu’il était isolé, n’ayant pas directement accès à la scène internationale, dominé par un Etat infiniment plus puissant que lui, et disposant de surcroît de la force, le Souverain ne pouvait trouver de secours que dans le droit dont la puissance coloniale s’accommodait. Et ce droit n’était autre pour lui que la souveraineté tunisienne, préservée par les traité et convention instituant le Protectorat mais violée par l’autorité protectorale, et au nom de laquelle le combat pour la libération serait mené… entre autres à l’ONU (Voir B. Ladgham, Correspondance 1952 – 1955…)

C’était concrètement le souverain lui-même avec les signes et attributs de sa souveraineté (voir : les Beys de Tunis par el-Mokhtar Bey précité). C’était fondamentalement le drapeau national, créé par Husseïn Pacha Bey II (1824 – 1835) ; c’était surtout le sceau beylical sans lequel aucun texte législatif ou réglementaire (les décrets) n’entrait dans l’ordre juridique national, prérogative tellement essentielle que le sinistre Résident Général, Jean de Hautecloque, successeur de Louis Périllier le 31 janvier 1952, envisagea sérieusement en 1952, dans sa folie, de confectionner et d’utiliser un faux sceau de Lamine Bey pour briser ce qu’on appelait alors “ la grève du sceau ” qu’il opposa à sa tyrannie.

Mais l’invocation de cette souveraineté, fondant l’action du Bey, recelait, pour son efficacité même, les limites que lui imposaient l’environnement interne et international ; interne, parce que, dans le temps, la maturité du peuple et son action qu’invoquerait le Souverain à l’appui de ses interventions, étaient différentes avant et après le Congrès de Ksar Halal (1934) qui introduirait “ le Peuple ” dans l’action politique ; international, parce que le succès des demandes beylicales, les conséquences de la crise des rapports franco-tunisiens, et l’appui extérieur, dépendaient aussi des relations inter-étatiques de la puissance protectorale, de la disponibilité des organisations internationales (SDN ; ONU ; Ligue arabe ; … syndicats internationaux) et de leur perméabilité aux requêtes présentées. Il suffit, pour se convaincre de l’efficacité de cette double limite, de resituer et d’examiner le comportement politique ferme et résolu de Moncef Bey dans l’environnement de l’époque (1942 – 1943), et l’évolution de l’action de Lamine Bey qui alla jusqu’à autoriser son Premier ministre, Mhamed Chénik, à saisir l’ONU d’une plainte contre la France (1952)— situation circonstanciellement et politiquement impensable au temps, par exemple d’Ahmed II (1929-1942)... saisissant la Société Des Nations (SDN)—, et soutenir l’action qu’y mèneraient les nationalistes (Ladgham… Correspondance… précitée).

La seconde limite résidait dans le nécessaire évitement de la rupture, de la crise grave dont on ne dominerait pas les conséquences.

Que pouvait, en effet, faire Naceur Pacha Bey (1906 – 1922) lorsque, en 1921, menaçant d’abdiquer si les revendications destouriennes n’étaient pas entendues par Lucien Saint (1920 – 1929), à la veille de l’arrivée à Tunis en visite officielle, du Président de la République Française, se vit répliquer par ce Résident Général, “dépositaire des pouvoirs de la République française en Tunisie ”, : “ cinq minutes suffisent pour ramener le drapeau qui flotte sur votre Palais, le remplacer par celui de la République, et pour annexer votre pays à l’Algérie ! ” Certes il y avait loin de la parole au geste, mais la menace ne manquait pas de sérieux.

Avant lui, son prédécesseur Mohamed Hadi Pacha Bey (1902 – 1906), jeune et brillant souverain, fort cultivé, parlant et écrivant le français à la perfection, fit les frais d’une exigence “ déplacée ” pour l’autorité protectorale. Il se vit, en effet, signifier à Dar el-Bey par le Résident Général Stéphen Pichon (1901 – 1906) en 1904, son refus de la révocation du vieux Premier ministre, El-Aziz Bouattour, dans des termes peu protocolaires : “ par ma bouche, la France vous dit non ! ” Quelle pouvait être sa réplique ? Un quart d’heure plus tard, alors qu’il s’apprêtait à monter dans son carrosse, il fut frappé d’une congestion cérébrale accompagnée de la paralysie définitive de ses membres inférieurs !

Plus tard, en 1943, les généraux Giraud et Juin n’éprouveraient aucun scrupule d’une part, à déposer le Souverain légitime, Moncef Bey, dont la France se devait pourtant de protéger le Trône et la Dynastie en vertu du traité du Bardo du 12 mai 1881... et d’autre part, à s’apprêter à annexer la Tunisie à l’Algérie si Lamine Bey n’acceptait pas la succession de son cousin qu’il commença par refuser… Il connut d’ailleurs d’autres crises, notamment avec De Hautecloque qui n’hésita pas à faire encercler par des chars et survoler son palais d’Hammam-Lif par des avions de chasse… tandis qu’à l’aéroport d’El-Aouina, un aéronef officiel s’apprêtait à l’emporter en exil,… Il dut ainsi, contraint et forcé, sceller deux décrets (20 décembre 1952) d’entre ceux qu’il avait rejetés le 9 septembre conformément au vœu de l’Assemblée des 40.

... Toute la politique des Beys régnant pendant le Protectorat consista donc à préserver la personnalité juridique de l’Etat tunisien et à utiliser “ l’arme ” du sceau dans la limite du circonstanciellement possible et raisonnable, ce qui n’était d’ailleurs nullement exclusif de tractations et crises dans les rapports du Palais et de la Résidence, mais de crise réfléchie. Cette tactique, totalement ignorée par Jeune Afrique,.. relève-t-elle de la “ compromission ” dénoncée ?. Non ! c’était tout simplement de la politique, au demeurant considérée comme telle par les nationalistes quoique certains la jugeassent, par ailleurs, comme une défaillance (Bourguiba in L’Express:Dr. Ben Salem, L’antichambre de l’indépendance… P. 152)
              

 

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