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Moncef Bey et les Juifs |
Tunisie Moncef Bey et les Juifs par Adnan et Saadeddine Zmerli In "Réalités", hebdomadaire tunisien, n° du 13 mars 2009
Sadok Zmerli, le célèbre homme de lettres tunisien, était l’ami intime et le Directeur du Protocole du grand monarque Moncef Bey. Ses enfants Adnan, ancien doyen de la Faculté des Sciences de Tunis, et Saadeddine, chirurgien urologue et Premier président de la Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l’Homme, témoignent d’un moment crucial et peu connu de l’histoire de la Tunisie : les rapports de Moncef Bey avec la communauté juive de Tunisie.
Ce sujet, qui nous tient à cœur, a été notamment abordé dans une publication récente, “Feuilles volantes1” où tout un chapitre a été consacré à l’évocation de “L’esprit de Cordoue”, que Jacques Attali vient de nous rappeler dans un de ces derniers ouvrages : “La confrérie des éveillés2”. Parmi les nombreux exemples retenus pour illustrer l’esprit de Cordoue figure «le comportement digne et responsable de Mohamed V et de Moncef Bey pendant la seconde guerre mondiale, qui ont refusé de faire appliquer les lois iniques contre les Juifs, promulguées par le Maréchal Pétain3». Ce sujet a d’ailleurs fait l’objet d’un débat, le 24 février 2008, à l’occasion du «Maghreb des livres», qui s’est tenu à la Mairie du 13ème arrondissement, à Paris.
Réprobation des lois raciales Le comportement de Moncef Bey vis-à-vis de la communauté israélite tunisienne n’a toutefois pas eu jusqu’à présent, nous semble-t-il, suffisamment d’écho. C’est pourquoi nous avons jugé opportun et nécessaire d’apporter notre contribution, en toute modestie, à la recherche de la vérité historique, car nous bénéficions, en la circonstance, de deux atouts majeurs ; — nous avons très bien connu Moncef Bey, dont notre père, Sadok Zmerli, a été tout à la fois un des amis intimes, un des conseillers les plus fidèles, la plume et le Directeur du protocole. — nous avons été les témoins particulièrement attentifs de toutes les péripéties survenues au cours de son règne (19 juin 1942 – 13 mai 1943). Examinons ensemble le déroulement des événements en deux temps, avant l’arrivée des Allemands et pendant leur présence en Tunisie. Lors de son intronisation, le19 Juin 1942, Moncef Bey appelle Maitre Albert Bessis pour le faire asseoir à ses côtés, «attitude que l’on est en droit de considérer comme ouvertement réprobatrice des lois raciales en vigueur4». Quelques jours plus tard, il déclare solennellement aux délégations des communautés juives venues lui rendre obédience qu’il ne fera aucune distinction “entre ses enfants musulmans et israélites5”. Cette déclaration suscite l’espérance chez les Israélites et jette la consternation dans les milieux racistes et le doute au sein de l’administration coloniale. Cet événement a fait l’objet d’un commentaire dans Le Petit matin du 26 juin 1942. En intervenant personnellement auprès du Résident général de France, l’Amiral Esteva, et auprès des services concernés par l’intermédiaire de son frère, le Prince Hassine, et de son Directeur du Protocole, Son Altesse Moncef Bey manifeste clairement son opposition à l’application des lois iniques de Vichy contre les Juifs. En agissant ainsi, et en le faisant savoir, il souhaitait certes redorer le blason de la famille husseinite entaché par son prédécesseur qui avait avalisé l’instauration des lois raciales de Vichy en Tunisie, mais il voulait également faire entendre raison à des sujets susceptibles d’être induits en erreur par une propagande lancinante et fallacieuse. Et surtout il était guidé par l’impérieux devoir d’aider, de secourir et de protéger toute une communauté tunisienne exposée à tous les périls.
Dialectique politique En octobre 1942, il reçoit Hooker Doolittle, Consul général des Etats-Unis. Le Ministère des Affaires étrangères en France est aussitôt avisé, par un télégramme chiffré parti de la Résidence, de la rencontre, des intentions politiques et démocratiques de Moncef Bey et de la présence de médecins juifs à la Cour beylicale, nombreux et influents. Parallèlement, tout en proclamant sa fidélité à la France et au Maréchal Pétain, Moncef Bey s’emploie à réclamer l’accession des Tunisiens à tous les emplois publics et le retour à l’application stricte du Traité du Bardo (12 mai 1881), vidé de son contenu par la Convention de la Marsa (8 juin 1883), instaurant l’administration directe. A cette fin, un mémoire de six pages incluant seize revendications a été transmis au Maréchal de France en août 1942. Ce document porte l’empreinte de la dialectique politique et du mécanisme intellectuel des «Jeunes Tunisiens». Ce mémorandum a fait l’objet de la part de Roger Letourneau d’un excellent résumé6, qui a été repris à son compte par Saïd Mestiri7. La réponse à cette missive fut loin d’être à la hauteur des espérances suscitées. Elle fut même décevante. Le Professeur Robert Satloff8, qui, selon un article de Pierre Assouline, «a fait une vaste enquête historique sur le sujet, critiquant les sources, replaçant chaque action individuelle dans le contexte de l’attitude des autorités locales vis-à-vis de Vichy et des Allemands, et interviewant des centaines de personnes dans 11 pays de Casablanca à Beyrouth» 9, ignore cependant Moncef Bey et focalise son attention sur M’Hamed Chenik, son Premier Ministre. A ce propos une mise au point s’impose, car à partir de la constitution du Gouvernement Chenik, la décision de Moncef Bey de protéger la communauté israélite tunisienne acquiert un caractère collégial et étatique. L’ensemble du Gouvernement, des membres de la famille Beylicale et des hauts fonctionnaires y ont solidairement contribué. Et en particulier : — tous les Ministres : M’Hamed Chenik, le Premier Ministre, Hammadi Badra, son directeur de cabinet, le Docteur Mahmoud Materi, Ministre de l’Intérieur, Aziz Djellouli, Ministre des Habous, Salah Farhat, Ministre de la Justice etc ; — les frères du Souverain, les Princes Hachemi, Hassine et M’Hamed, son beau-frère Chedly Hayder et plus que probablement le Bey du Camp, le futur Lamine Bey ; - de nombreux hauts fonctionnaires : Mohamed Kacem, Sadok Zmerli et de hauts gradés de la Garde Beylicale, dont le Général Amor Mokkadem.
La détermination des autorités tunisiennes La présence des troupes allemandes va bouleverser l’échiquier politique de la Régence. L’Amiral Esteva lui-même changera de statut : de protecteur il deviendra à son tour protégé, reléguant Son Altesse Le Bey dans le rôle de sous-protégé. Il aura fallu de la volonté, du courage, de la détermination et même de l’obstination aux Autorités tunisiennes pour tenir le bon cap et poursuivre la politique protectrice qu’elles avaient volontairement choisie. L’Amiral Résident général n’ayant pas hésité à outrepasser ses prérogatives en prenant unilatéralement des décisions à l’encontre de la communauté juive tunisienne, le gouvernement Chenik n’a pas eu d’autre alternative que d’utiliser tous les moyens dont il disposait et toutes les opportunités qui se présentaient, pour les entraver. Nous disposons, pour brosser le tableau de la situation de la Régence pendant l’occupation allemande, de deux ouvrages incontournables : “Le livre blanc tunisien” du Docteur Mohamed Abou-Lahrass, alias Abed Bouhafa, et “Maghreb, la traversée du siècle” de Juliette Bessis. «La neutralité tunisienne s’affirma dans les actes» ; «l’échec de la diplomatie italienne dans son offre d’indépendance au souverain» ; «l’opposition à la mobilisation de la main-d’œuvre tunisienne au profit des forces de l’Axe», et «le refus catégorique de servir la propagande allemande en flétrissant les bombardements alliés», tels sont les sujets délicats traités avec conviction et beaucoup de talent par Abed Bouhafa, journaliste très bien introduit dans les milieux anglo-saxons. Juliette Bessis, reconnue pour sa compétence comme une des spécialistes de Moncef Bey et du Moncéfisme, a mis en exergue le rôle de Hassine Bey, éminence grise de son frère, le Souverain, et cheville ouvrière de la cour beylicale, Hassine Bey, qui, selon nous, inspirait de la crainte à l’Amiral Esteva et suscitait même chez lui un certain malaise. «Défenseur du trône et partisan d’une monarchie constitutionnelle, nous précise-t-elle, il sera le seul avec Thaâlbi à refuser obstinément de recevoir Rudolph Rahn, le ministre d’Hitler» 10. Elle nous confirme grosso modo les prises de position de Moncef Bey évoquées par Abed Bouhafa. Elle s’insurge contre la remise de décorations aux dignitaires allemands, alors qu’Abed Bouhafa souligne avec beaucoup d’insistance que c’est contraint et forcé que le Bey a été obligé de s’exécuter, après avoir suivi la procédure imposée par le Traité du Bardo, espérant ainsi atténuer les conséquences politiques, qu’il savait désastreuses, d’un tel geste. «On se demande, écrit-elle, dans ces conditions par quelle aberration et aveuglement politique, le Bey et ses ministres décorent, au cours d’une cérémonie, que les Alliés ne pardonneront pas, les hauts dignitaires civils et militaires de l’Axe […] tout confirme – mais n’excuse rien – les pressions avérées de la Résidence» 11. Ces décorations ont eu des conséquences plus que néfastes. A qui pourrait-on faire croire que l’attribution de ces décorations est étrangère à l’attitude du Général de Gaulle : aucune initiative en faveur du Bey, aucune référence dans ses Mémoires ? Elle pourrait expliquer aussi pourquoi de jeunes Juifs ont conspué Moncef Bey quand il a été ramené de force à Tunis, dans des conditions inqualifiables, après la libération d’Hammam-Lif.
La gratitude de la communauté juive A l’annonce de la défaite des troupes de l’Axe, un vent de panique a soufflé sur la communauté juive tunisienne, craignant le pire et anticipant des actes inconsidérés de la part des troupes allemandes au cours de leur retraite sur le Cap Bon. Il se développa, à ce moment-là, un mouvement de solidarité dont la Tunisie peut s’enorgueillir. Un grand nombre de familles musulmanes n’ont pas hésité à ouvrir leur porte et à accueillir chez eux, pour les protéger, leurs concitoyens et concitoyennes de confession israélite. Meyer Zakine, notre soutien scolaire pendant nos études primaires, a trouvé refuge chez nous, à Hammam-Lif. Ces faits n’ont pas été rapportés par les uns ou les autres, du moins très rarement, probablement par pudeur. Déposé, sans égard et illégalement par l’autorité française du Protectorat chargée d’assurer sa protection et celle de la famille Husseinite, Moncef Bey fut conduit, sans ménagement par le général Juin, alors Résident général par intérim, à l’aérodrome d’El Aouina pour un exil en Algérie puis à Pau en France. C’est dans cette ville «que des représentants de la communauté juive d’Alger, conduite par le Grand Rabbin, sont venus, comme le précise Saïd Mestiri, rendre visite à Moncef Bey pour le remercier de la bienveillance et de la protection qu’il a accordées aux Juifs tunisiens pendant l’occupation allemande» 12. Témoignage aujourd’hui irrécusable du comportement d’un Souverain digne vis-à-vis de tous ses sujets, «Un souverain courageux, loyal et chevaleresque13».
Notes 1 ZMERLI, A. : Feuilles volantes, Déméter, Tunis 2008. 175 pages. 2 ATTALI, J. : La confrérie des éveillées, Fayard, Paris 2004. Avertissement, premier paragraphe. 3 ZMERLI, A. : Feuilles volantes, op. cit., p. 47. 4 BESSIS, J. : Maghreb, la traversée du siècle, L’Harmattan, Paris 1997, p. 153. 5 ABOU- LAHRASS, M., alias ABED BOUHAFA : Le livre blanc tunisien, Tunis 1946, pp. 15-16. 6 Le tourneau, R. : Évolution politique de l’Afrique du Nord musulmane 1920-1961, Armand Colin, Paris 1962, p. 98. 7 MESTIRI, S. : Moncef Bey, Sud Éditions, Tunis 2008, p. 75. 8 SATLOFF, R. : Among the Righteous: Lost Stories from the Holocaust’s Long Reach into Arab Lands (Parmi les Justes: histoires perdues de l’Holocauste dans les pays arabes), PublicAffairs, New York 2006, 251 pages. 9 Assouline, P. : Le premier « Juste » arabe, Le Monde2 (Paris), 9 juin 2007, p. 16. 10 BESSIS, J. : Maghreb, la traversée du siècle, op. cit, p. 151. 11 BESSIS, J. : Maghreb, la traversée du siècle, op. cit, p. 152. 12 MESTIRI, S. : Moncef Bey, op. cit., p. 320. 13 ZMERLI, S. : Espoirs et Déceptions (en) Tunisie 1942-43, Maison Tunisienne de l’Edition, Tunis 1971. 4ème de couverture.
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