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(Mylène Garrigues)
Pour nous juifs sépharades qui descendons en grand nombre des rescapés de l’Inquisition
espagnole (sefarad = nom hébreux de la péninsule Ibérique), la fête de Pourim dépasse le
clivage croyant / non croyant, pratiquant / non pratiquant. Elle symbolise l’admirable
irréductibilité des marranes qui l’avaient eux-mêmes érigée en fête emblématique : « Seul
moyen d’échapper à leur détresse, les marranes désignèrent Esther comme modèle exemplaire et
emblème de leur valeureux combat. La fête de Pourim commémore le salut d’une communauté au
sein d’un monde hostile, car Esther-« la Cachée » d’après la tradition rabbinique- permit
d’éviter le désastre des juifs. On comprend qu’en cette sombre période de leur existence, la
fête de Pourim ait pu soutenir l’espoir des juifs dissimulés par obligation sous une apparence
de chrétiens ». (S. Jama p. 22)
Convertis de force ( le baptême ou la mort), les marranes continuaient en effet à observer
leurs rites en secret, ceci au péril de leur vie puisque toute dénonciation au tribunal de
l’Inquisition (et fortement encouragée par lui) équivalait à un arrêt de mort dans les
conditions les plus atroces (bûcher, tortures etc). Dans notre histoire, ils constituent
l’exemple le plus fort de vaillance et de résistance à la perte identitaire. Ceux qui le
pouvaient cherchèrent à fuir également au péril de leur vie : « un grand nombre de convertis se
dispersèrent dans les cités portuaires d"Afrique du Nord, de Turquie ou d"Europe et renouèrent,
dès que ce fut possible avec leur véritable religion » (S. Jama p.47)
L’auteur décrit avec précision les violences inouïes exercées contre les juifs, conversos ou
non, pendant près de deux siècles pour aboutir à l’édit d’expulsion du 31 Mars 1492 et se
poursuivre, malgré leur expulsion dans les pays ou ils s’étaient réfugiés ! « Entre 1480 et
1808, près de cinquante mille marranes furent brûlés, dont dix-huit mille en effigie !» (Sophie
Jama p.48)
C’est ainsi que les ancêtres marranes de Montaigne (Ramon et Pablo Lopez de Villanueva)
périrent sur le bûcher avec toute la pompe réservée à ce type de réjouissance. Nous ne citerons
ici que quelques extraits de l’ évocation poignante qui en est faite par l’auteur :
«L’exécution capitale des aïeux de Montaigne fut l’occasion d’une cérémonie grandiose …Une
multitude de spectateurs s’étaient déplacés, affluant même des régions lointaines. Ce jour-là ,
à Saragosse, deux membres d’une même famille allaient être exécutés avec d’autres. Le tribunal
les avait tous déclarés coupables d’hérésie. Encore des conversos obstinés dans leur erreur
judaïque !… Tous les moments du spectacle étaient prévus minutieusement …Dans une chevauchée
spectaculaire, qui laissait présager la qualité du spectacle à venir, les notaires de
l’Inquisition étaient arrivés en cortège précédés de leurs étendards….Mais ce que la foule
considérait avec le plus d’attention, en plein coeur de ce convoi funèbre, c’était les
condamnés placés selon la gravité de leur faute…Les criminels déjà morts et les proscrits…
apparaissaient sous forme d’effigies…Les ossements des morts défilaient également. Exhumés pour
qu’ils ne profanent pas la terre sainte…Quant aux condamnés qui avaient survécu à la torture et à la prison…Une longue corde passée autour du cou, ils se
déplaçaient pieds nus, avec lenteur, ridiculement affublés d’un haut bonnet de carton sur la
tête…Pour ceux qui avaient manifesté quelques signes de repentir, une grâce serait quand même
accordée : celle de mourir par strangulation sur le bûcher. Le cierge allumé entre leurs mains
jointes, les condamnés pénétrèrent l’un après l’autre dans la cage de bois afin d’entendre, à
genoux la proclamation de leurs peines…On les conduisit, juchés sur des ânes, au quemadoro où
leurs bûchers avaient été préparés. Tout le monde criait, pleurait, maudissait les hérétiques.
Les bourreaux commencèrent par brûler les effigies des contumaces et les ossements des
condamnés à tire posthume. Chaque criminel fut ensuite solidement attaché à la potence disposée
au milieu des fagots de bois que les bourreaux se chargèrent d’enflammer…La fête avait été
superbe et propre à frapper les esprits ».
Sophie Jama L’histoire juive de Montaigne. Flammarion. Janvier 2001(pp. 13-20)
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