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MEMOIRE
D' HOMME
Par
Claude Bensoussan
En ces temps difficiles, je voudrais vous raconter une aventure qui est
arrivée à mon père, un événement qui a le mérite de révéler que parmi les
Allemands, et aussi les Arabes, il y eut des hommes qui surent préserver dans
ces horribles moments, le sens que l’on donne au mot humanité.
Cela se passait en 1942. Les Allemands avaient envahi la Tunisie et
réquisitionnèrent avec force brutalité et menaces tous les Juifs pour le
travail obligatoire.
Mon père était alors âgé de 28 ans. Il avait hérité de son père de petits
immeubles de rapport et d’une petite entreprise de plomberie à La Goulette,
une banlieue portuaire de Tunis dans le quartier qu’on appelait « la Petite
Sicile », un quartier de pêcheurs italiens.
Il s’entendait très bien avec cette communauté avec laquelle il commerçait. Il
parlait couramment l’italien, l’arabe et bien sûr le français. Il était
célibataire, bon vivant et grand sportif. Très bel homme à la force
herculéenne...
Il vivait en partie de ses rentes et de ce que lui rapportait sa petite
entreprise. Il était un homme à l’esprit libre, Juif non pratiquant,
anti-clérical mais croyant profondément en Dieu. Il aimait à dire :
- "Lorsque la nuit, je pose ma tête sur l’oreiller, je m’endors comme un bébé
parce que je n’ai rien à me reprocher. Je peux me présenter devant Dieu la
conscience tranquille. Je n’ai jamais fait de mal."
Avant d’être convoqué pour le travail obligatoire, il s’enfuya dans le Sud
Tunisien dans une ferme tenue par des Arabes qui l’ont accueilli et caché.
Malheureusement, un de ses amis italiens, et l’on sait que l’Italie était
l’alliée de l’Allemagne nazie, avait absolument besoin de ses services. Il
s’était mis à sa recherche. Il finit par retrouver sa trace. Il l’interpella
ainsi :
- "Les allemands ont besoin d’un plombier. J’ai promis que je leur en
trouverai un bon. Je risque ma vie si je ne leur en amène pas un. J’ai pensé à
toi, tu es le meilleur de la région. Si tu ne me rends pas ce service, je te
dénoncerai comme Juif. Tu seras soumis au travail obligatoire et peut-être
même qu’ils te tueront parce que tu t'es enfui."
Mon père refusa énergiquement :
-" Mais ils vont me tuer! Tu es fou, je n’irai pas! C’est comme ça que tu
traites un ami ? Tu me sacrifies pour avoir les faveurs des Allemands? "
- "Que veux-tu, c’est la guerre, on a tous faim. Ne t’en fais pas,
rajouta-t-il d’une voix conciliante et rassurante cherchant à l’amadouer. Bien
sûr que je suis ton ami, j’ai pensé à tout. Je ne veux pas qu’on te tue. C’est
juste un petit service à me rendre, après tu seras libre. Tu n’as qu’à
t’habiller avec un burnous, une chéchia, tu n’ouvres pas la bouche. Je
m’occupe de tout. Je dirai que tu es Arabe et muet…
-"Non, vraiment, je n’ai pas envie de te suivre. Ils s’apercevront que je ne
suis pas Arabe! L’italien se durcit :
- Si tu ne viens pas, je te dénonce! A toi de choisir…
Devant la détermination de l’italien, mon père s’inclina. Affublé de son
burnous et de sa chéchia, il suivit l’italien jusqu’au quartier général des
Allemands.
Un officier à l’allure très rigide et impressionnante les reçut. Il parlait
parfaitement le français. Mon père restait en retrait, tête légèrement baissée
pour ne pas éveiller la curiosité de l’officier. L’Allemand ordonna sévèrement
à l’italien de partir. Mon père sentit son cœur faire des bonds dans sa
poitrine. Il jeta un regard terrible à l’Italien. Ce dernier qui n’était pas
vraiment un mauvais bougre, insista pour rester, prétextant que mon père ne
comprenait que l’arabe, qu’il servirait d’intermédiaire pour expliquer le
travail.
L’officier ne voulut rien entendre, refusant de façon catégorique et
autoritaire. L’italien fut contraint de partir, laissant mon père en
tête-à-tête avec l’Allemand.
L’officier accompagna mon père vers des sanitaires où il y avait d’importantes
fuites d’eau. Il désigna du doigt ce qu’il y avait à réparer. Leurs regards se
croisèrent alors que mon père hochait la tête pour montrer qu’il avait
compris. L’allemand le fixa et lui demanda :
- Qui êtes-vous Monsieur ?
- "Je suis Juif, Monsieur, et fier de l’être!" avait-il répondu avec une
assurance suicidaire appuyant sur les mots « Juif et fier ».
Mon père pensa à ce moment-là qu’il était perdu. Il ne voulait pas mourir dans
la honte. Cet officier Allemand semblait très intelligent et perspicace, il
avait probablement deviné la vérité. Mon père n’avait pas le type arabe, il
descendait d’une famille d’Europe Centrale d’origine Bulgare. De toutes
façons, un officier pouvait sans difficulté découvrir sa véritable identité.
Autant dire la vérité et mourir dignement. L’homme le regarda et déclara :
- Vous êtes un honnête homme, monsieur. Depuis combien de temps n’avez-vous
pas mangé? - Depuis deux jours répondit mon père.
- Suivez-moi. Je vous emmène au Messe des Officiers. On vous servira à manger.
Nous avons d’excellents fromages. Vous aurez besoin de toutes vos forces pour
accomplir une telle besogne.
Après que mon père eut fini toutes les réparations, l’officier lui dit avec
une petite pointe d’ironie :
- Je comprends que votre ami italien vous ait recommandé… Vous avez fait un
travail très soigné. Combien vous dois-je vous pour votre travail ?
Mon père s’appelait Jacob MADAR, il était très connu à La Goulette sous le
diminutif de "Kiki ". Contraint de quitter sa chère Tunisie natale pour
s’installer en France après les événements de 1967 ( La Guerre des Six Jours,
NDLR), il demanda à Dieu de lui prêter vie jusqu’à ce que son dernier enfant
ait 18 ans.
Parce qu’il était un Juste, Dieu l’entendit. Lorsque ma dernière sœur eut
atteint cet âge, il mourut un vendredi d’un cancer très rare dans une chambre
de l’Institut Gustave Roussy qui portait le nom d’Israël. J’ai appelé ce
cancer « le chagrin du déracinement ».
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