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La cuisine sicilienne |
Sur le berceau de la belle île posée sur des draps azur, les fées se penchent : Tu seras un lieu de passage obligatoire dit l’une, Tu auras le plus grand volcan d’Europe dit l’autre, Les peuples riverains du grand bassin t’envahiront bien des fois, , mais tous, tous, t’aimeront passionnément promet une troisième, Et, la dernière, énigmatique lui prédit : « un jour tes cannolis s’envoleront quotidiennement vers le nouveau monde dans le ventre d’un grand oiseau d’acier. Qu’est qui fait courir, ou plutôt voguer vers l’île en forme de triangle isocèle, la plus grande de la Méditerranée, Phéniciens, Grecs, Romains, Byzantins, Arabes, Normands, Espagnols ? Tous l’ont colonisé, et pour cause, sa position stratégique en fait le verrou de la Méditerranée. Posée, impériale sur la Grande Bleue, ses montagnes aux aguets, elle est à mi-chemin entre Levant et Ponant, entre Grèce et Espagne d’une part, entre Europe et Afrique par ailleurs puisqu’elle effleure le continent européen dont la sépare à peine les trois kilomètres du détroit de Messine et flirte avec la Tunisie. La grande île est l’objet de toutes les convoitises. Elle fascine tous ceux qui ont l’ambition de contrôler la Méditerranée, mais ces étrangers venus en conquérants ignorent qu’ils seront piégés par son charme. Ni soumise ni vaincue, elle possède une capacité d’absorption inouïe, elle « siciliannise », les nouveaux arrivants. Gourmande comme une chatte qui se prélasse au soleil, babines retroussées, elle goûte, leurs plats, y rajoute sa touche, et en fait des spécialités bien à elle. Un jour, tous ses sang-mêlé deviendront des Siciliens à part entière, mais leurs papilles n’oublieront jamais de lointaines saveurs venues de Tyr, De Carthage, de Grèce, de Byzance, d’Ifriqiya, d’Espagne. Ici, la tradition culinaire est un véritable palimpseste, où se superposent tous les apports. La volcanique Sicile est une marmite géante, où le tout mijote lentement et les effluves qui s’échappent de L’Etna viennent chatouiller nos narines. Si la Sicile a toujours eut pour vocation de relier le continent africain et le continent européen, sa position privilégiée y compris par rapport aux péninsules balkanique et ibérique en fait le centre de gravité d’un des foyers les plus important de la civilisation méditerranéenne et le domaine culinaire n’est pas des moindres. Tous les protagonistes de l’histoire méditerranéenne y ont laissé saveurs, recettes La gastronomie sicilienne telle que nous la connaissons aujourd’hui est l’enfant de toutes ces invasions, de ces occupations successives, chacune y a laissé son empreinte, certaines plus que d’autres à savoir, la Grèce, Byzance, les Arabes.
Influence grecque et romaine
Dès du second millénaire, des populations venues d’Orient ramènent les premières notions d’agriculture et d’élevage. Puis les Phéniciens à la recherche de nouveaux débouchés commerciaux y installeront des comptoirs sur les côtes occidentales, mais ceux sont les Grecs qui vont développer, à partir du VIII siècle, la culture de la vigne, de l’olivier et des céréales. Pour les populations égéennes, la Sicile est une étape obligatoire sur la route de l’étain venu du Nord. L’Odyssée évoque le périple d’Ulysse dans les eaux siciliennes, L’expansion de la civilisation grecque s’est accompagnée d’une extension de ces cultures. La nature des sols de Sicile fut à l’origine d’une prospérité telle que les Grecs eux-mêmes appelleront l’île, la Grande Grèce[1]. C’est avec eux que débute l’histoire alimentaire de l’île et la fameuse trilogie vigne, céréales olive. Ces cultures signaient pour eux les différences entre les terres civilisées et les territoires barbares. Emerveillée et étonnée, la Sicilienne[2] observe le travail acharné des hommes qui s’échinent dès l’aube pour faire pousser céréales, fruits et légumes, elle jalouse presque ses produits de la terre qui sont l’objet de leurs soins attentifs. Si seulement ils pouvaient nous aimer avec autant de passion et de tendresse pense-t-elle. Mais très vite, elle comprend que du fruit de ses récoltes naîtront des saveurs qui lui donneront un pouvoir unique sur les enfants et les hommes. La mamma sicilienne est née, elle qui à son tour enfantera une Sicile gourmande et gastronomique. Des villes sont fondées qui deviendront souvent plus riches que la mère patrie, telles Naxos, Syracuse, Agrigente Gela. C’est dans cette dernière cité que naquit Archestrate[3]. Ce Grec de Sicile ou ce Sicilien grec, considéré comme le père des épicuriens, recommandait de limiter le nombre de convives pour que les saveurs puissent être appréciées et dégustées : « Un repas de plus de quatre ou cinq personnes devient un repas de journaliers et de soldats mercenaires qui mangent leur butin. » Mince et svelte, « léger comme Archestrate » disait le proverbe, il n’en fut pas moins un fin gourmet qui parcourut tous les rivages de la Méditerranée à la recherche des meilleurs produits. Ce gastronome évoque dans sa fameuse Gastrologie plusieurs produits de son île natale dont un fromage, peut-être ancêtre de la fameuse ricotta, mais il reproche à ses concitoyens d’en abuser : « Gardez vous pour prendre pour faire ce plat un Sicilien, ou un Italien, car ils ne savent pas assaisonner le poisson de manière à le faire manger avec plaisir, mais ils gâtent tout en y mettant maladroitement du fromage… mais ce sont les plus habiles pour bien accommoder tout et pour préparer proprement nombre de petits plats qui accompagnent les services et toutes ces friandes bagatelles pâteuses » L’amateur de poissons, apprécie particulièrement ceux pêchés dans le détroit de Scylla : « le détroit de Scylla contient dans ses eaux qui baignent l’Italie couverte de bois, le fameux latos qui est un manger admirable. » Les recettes qui nous sont parvenues sont en général très simples, ce qui prime pour Archestrate c’est l’origine du produit et ne pas en dénaturer la saveur. Le poisson le plus prisé reste depuis l’époque grecque le thon, qui figure dans de nombreux vases et amphores et dont Archestrate donne une recette toute simple : « enveloppe le dans des feuilles de figuiers avec un peu de marjolaine, surtout pas de fromage c’est un non-sens et place le dans les braises chaudes. » Il semble même que la tradition culinaire grecque atteigne son apogée en Sicile, où les sympsia étaient célèbres pour leur faste et leur durée. Les premiers ouvrages culinaires grecs rédigés en prose sont commis par des Grecs de Sicile, le célèbre Archestrate mais aussi Hirakleides de Syracuse et Mithaïkos. Puis l’île passe sous domination romaine et devient avec le Nord de la Tunisie, le grenier à blé de Rome. Ces champs de blé à perte feront dire à Caton : « La Sicile est le grenier de la République et la nourrice de Rome » Et pourtant en matière de saveurs, la Sicile qui continue de parler grecque et de manger grecque est plus exportatrice que récipiendaire. La réputation de sa cuisine s est telle qu’à Rome les citoyens prennent l’habitude d’employer des cuisiniers de l’île comme l’atteste le proverbe romain : « siculus coquus et sicula mensa » L’apport de la cuisine latine en Sicile se résume aux fèves, et au pain de froment alors que les Grecs consommaient la maza d’orge.
Vigne La plantation de la vigne et de l’olivier, puis les avancées techniques des pressoirs à vin et à huile modifient radicalement l’alimentation et l’économie de l’île. La vigne exigeait une main-d’œuvre nombreuse et spécialisée donc les populations égéennes émigrent de plus en plus vers la Sicile où le culte de Dionysos devient omniprésent. Ces populations égéennes y apportent et y plantent leurs meilleurs cépages dont le byblinos et le réputé aminios qui permettent la création de vin de qualité. Les sols volcaniques labourés des alentours de l’Etna produisirent des vins excellents. Dès le III siècle avant J.-C. les [4]vins de Sicile sont recherchés dans tout le monde hellénique, parmi eux fameux pollios de Syracuse. Les Anciens n’avaient qu’une méthode pour stabiliser les vins et les empêcher de tourner c’était de les saturer en alcool et en sucre. On chauffait le moût pour en concentrer la teneur en sucre ou on cuisait le vin. Une des plus anciennes attestations de l’usage du vin cuit[5] provient d’un vase de Centuripe en Sicile, datant du V siècle av J.-C. Le développement de la culture de l’olivier est incontestablement grecque mais la consommation de son huile mit du temps à se diffuser vers les populations autochtones qui utilisaient jusqu’à une période très récente le saindoux.
Byzance
Après plusieurs siècles de présence romaine, le fait le plus marquant demeure la persistance d’éléments helléniques qui émergent indemnes à l’arrivée des Byzantins et qui montrent à quel point le Sicile est l’élément clé de l’Empire Byzantin. Les nombreuses inscriptions en grec, de Messine, Catane ou Syracuse datant du V° siècle (avant l’arrivée byzantine) en sont la preuve. Puis en 535, l’île est conquise par le général byzantin Bélisaire est rattachée à l’empire d’Orient. En l’espace deux générations, on assiste à une seconde hellénisation de ce qui fut la Grande Grèce, la Sicile est devenue byzantine en langue, rites et culture. La cause de cette métamorphose est due aussi à l’afflux d’émigrants (locuteurs grecs) fuyant la Syrie[6] et l’Egypte. Parmi les nouveaux arrivés, la classe cléricale est nombreuse et cela aura un impact certain sur une nouvelle cuisine. Les monastères bénédictins fondés pendant le règne byzantin sont à l’origine d’un renouveau en agriculture et particulièrement en viniculture, les vins étant essentiels en liturgie. De nouveaux produits apparaissent ou du moins un nouvel usage en est fait ; c’est le cas du safran connu depuis la période minoenne dans le monde méditerranéen mais qui n’avait jamais été utilisé en cuisine. Il est probable que l’usage culinaire en Sicile date de cette période, pourtant curieusement c’est le mot d’origine arabe qui va demeurer comme dans tout le monde occidental. Les Byzantins sont aussi les premiers à parsemer les viandes rôties de romarin, herbe depuis très utilisée dans la cuisine sicilienne. Nous savons par plusieurs sources que les Byzantins raffolaient, des œufs de mulets séchés et salés, l’engouement de la boutargue par les Siciliens date-t-il de cette période ou viendra-t-il plus tard avec l’occupation arabe ? Dans les monastères de nouvelles recettes sont élaborés pour les jours maigres et les nonnes confectionnent de nombreuses douceurs et desserts à base de miel, de fruits secs. En 661, l’empereur Constant II décide de transférer sa capitale à Syracuse et ce choix aura aussi un impact sur la cuisine puisque l’on sait que les cuisines élaborées se développent toujours dans les cités palatiales.
Les Arabes Continuité et révolution, c’est ainsi que l’on peut qualifier l’histoire de la cuisine arabe en Sicile. Les échanges commerciaux entre le Moyen-Orient, le Magrheb et la Sicile sont une constante dans l’économie méditerranéenne et le mouvement s’est poursuivi et amplifié au moment de l’islamisation. Les produits alimentaires qui constituent une part importante du négoce méditerranéen transitent, sont achetés ou fournis par la Sicile. L’Ifriqiya importe d’énormes quantités de blé depuis Trapani, Agrigente Messine ou Palerme et en retour en dépit de l’interdit religieux, l’exportation du vin vers la Tunisie est constante. Ce commerce est tenu par des marchands juifs installés sur l’île. Arabophones, jouant un rôle clef dans le commerce méditerranéen, les juifs sont très nombreux en Sicile, quant à savoir s’ils eurent une influence sur la gastronomie cela est plus difficile à établir. Bien que la production d’huile d’olive soit une constante dans l’histoire de la Sicile, jusqu’à une période récente elle était trop onéreuse pour un usage quotidien. Seule la population juive à cause d’interdits alimentaires religieux en faisait un usage constant. Le saindoux et le suif ont été pendant longtemps les matières grasses le plus utilisées. Les populations musulmanes utilisaient la graisse de la queue de mouton et les populations, le saindoux. A ce sujet les documents de la Génizah du Caire sont une précieuse source de renseignements. C’est par des courriers de commerçants juifs que nous sommes renseignés sur les importantes quantités de fromages que l’Egypte importait de Syracuse et de Messine, sur une livraison de gingembre de qualité moindre datant de 1064 : « même le chrétien de Palerme refusa d’acheter ce gingembre noir de mauvaise qualité et le produit fut réexpédié vers un port d’Occident où il fut vendu à perte. » Le gingembre Par ailleurs, les apports culinaires byzantins perdurent notamment à travers les couvents et les monastères. Mais ceux sont les Arabes qui vont laisser l’empreinte la plus importante dans la cuisine sicilienne et l’amener à ses sommets. De Perse, ils avaient ramené le sucre et c’est sans doute le plus grand bouleversement qui est à l’origine non seulement de la pâtisserie de l’île mais aussi de toute la pâtisserie européenne. Plantée sur l’île, la canne à sucre dont la saveur est neutre,[7] permet l’élaboration de douceurs à grande échelle et moins onéreuses. La plupart des desserts siciliens ont élaboré avec l’arrivée de la canne à sucre et portent des noms arabes. C’est le cas de la fameuse cassata, dont le nom vient qas’ah, le bol en terre cuite où elle cuisait, du nougat au sésame appelé cubaita[8] de l’arabe qubhayt. Quant au fleuron de la pâtisserie sicilienne, le cannoli[9] expédié de nos jours quotidiennement vers New-York en avion, il est composé d’une fine couche de pâte qui était à l’origine enroulé autour du bambou de la canne à sucre, frite et fourrée de ricotta sucrée et d’écorces d’oranges confites[10]. L’implantation de la canne à sucre et de l’industrie sucrière en Sicile s’inscrit dans la cette révolution agricole ou Révolution verte qui a caractérisé l’expansion arabe. La conquête de la Perse par les Arabes a joué un rôle non négligeable. C’est là qu’ils se sont familiarisés avec de nouveaux fruits et légumes et fleurs[11] qu’ils vont diffuser et acclimater ainsi que des techniques d’irrigation qu’ils vont perfectionner. La Sicile à la période arabe a été le véritable jardin expérimental de fruits et légumes qui n’avaient, auparavant jamais poussé en Europe. Le couscous : Le goûteux et savoureux cuscusu de Trapani, à base de poisson est-il dégusté sur l’île depuis la période arabe ou était-il préparé bien avant ? Si le couscous est d’origine berbère, il est probable que le plat est connu depuis bien plus longtemps. La similitude de tombes creusées en hypogées que l’on retrouve tant en Berbérie qu’en Sicile et en Sardaigne qui apparaissent dès la période du Chalcolithique attestent des très anciennes relations et influences réciproques qui existaient vraisemblablement dans l’alimentation. Puis l’île connut plusieurs raids carthaginois qui débouchèrent sur l’installation de nombreux comptoirs et que « la conquête de Carthage par les Arabes relança le dialogue entre deux mondes pour lesquels la Sicile devenait un trait d’union autant qu’une zone d’affrontement » Le seksu berbère devient kesksi en arabe et cuscusu à Trapani. On notera que les Tunisiens sont les seuls maghrébins à préparer le couscous au poisson, quasiment identique à celui de Trapani. L’antique saisonnière pêche aux thons qui débute le premier jour du printemps et rougit la mer du sang des poissons, la fameuse mattanzza, dite aussi pêche à la madrague est toujours pratiquée. On ignore si la technique est phénicienne ou grecque mais c’est le terme arabe raïs qui désigne aujourd’hui encore le pêcheur qui demeure sur la barque centrale et décide du jour du début de la pêche. Et bien sûr il est impossible d’évoquer la Sicile sans les pâtes. Ramenées de Chine par Marco Polo les pâtes ? Inventées par les Arabes ? Descendantes des lagana et itrion gréco-romaines ? Cousines des rishta perses ? Aucune nation ni aucun individu ne peut se prévaloir d’être « l’inventeur » des pâtes. Mais force est de constater que c’est bel et bien en Sicile que ces diverses influences se rencontrent. C’est à Trabia à une quinzaine de kilomètres de Palerme, qu’est signalé pour la première fois une production industrielle de pâtes sèches par le géographe Idrissi Les Arabes ont modifié et sophistiqué la cuisine locale par l’apport de nouveaux produits, de nouvelles saveurs dont le vocabulaire gastronomique porte encore l’empreinte. Les Normands qui chasseront les Arabes et restaureront l’autorité de la chrétienté conserveront l’héritage culturel et culinaire arabe.
Monique Zetlaoui
[1] Le nom qui apparaît pour la première fois dans l’œuvre de l’historien Polybe, fut donné par les grecs eux –mêmes à cet espace colonisé dès le VIII° siècle avant J.-C. La Sicile est pour les Grecs une terre pour grande et plus fertile que la mère patrie. [2] Au moment où les colons grecs s’installent en Sicile, le territoire est peuplé par les Sicules à l’Est qui sont des Indo-Européens et les Elymes et les Sicanes à l’Ouest. Les Grecs vont utiliser les populations autochtones comme esclaves ou travailleurs agricoles (Hérodote VII, 155) puis avec le temps ils seront intégrés comme nouveaux citoyens. [3] Son œuvre nous est parvenue à travers le Banquet des Sophistes d’Athénée [4] La canne à sucre était inconnue. [5] le vin cuit est appelé siraios en Grèce et defritum dans l’Empire romain [6] Notamment à cause de l’invasion perse sous Khosro II. Les armées sassanides sèment la terreur à travers la Syrie et les chrétiens en sont les premières victimes. Dans la fameuse abbaye de Saint Saba, quarante quatre moines sont torturés à mort. Les chrétiens fuient vers Alexandrie, en 617, lorsque les armées perses atteignent la ville, c’est une fuite vers l’Occident dont la Sicile [8] La cubaita est une spécialité de Palerme qui fut la capitale des Arabes. [9] Une légende dit que le cannoli fut inventé par une femme demeurant dans le harem de Caltanissetta, dont le nom dérive de l’arabe kalt el nissa (la cité des femmes) [10] L’orange comme la canne à sucre a été planté en Sicile par les Arabes, le cannoli, ambassadeur de la pâtisserie sicilienne est bel et bien arabe [11] Originaire de l’Inde et de la Perse et connu en Egypte 1000 ans avant notre ère, le jasmin sera introduit en Sicile par les Arabes. Outre son usage en parfumerie, son eau distillée est utilisée fréquemment en pâtisserie
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