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Samuel, le chohet


   

 Dans l’encadrement de la porte qui s’était ouverte, était apparue la masse imposante du sacrificateur suivie par sa progéniture, trois jeunes garçons qui, sans doute par timidité, marchaient dans l’ombre de leur père.

 

Samuel était grand et fort. Une barbe noire et bien fournie garnissait son visage. Il était habillé à la tunisienne, pantalon bouffant, chemise blanche et gilet noir. Il était chaussé de babouches et comme tout juif pieux, sa tête était couverte. Il portait une chéchia de couleur noire.

 

A la vue de Daniel et de mon Père, ses yeux noirs profondément enfoncés dans les orbites s’étaient plissés et sa bouche avait esquissé un vague sourire montrant ainsi sa surprise et son plaisir pour cette visite inattendue.

 

Abdellah l’avait pris par le bras et le tirait pour l’encourager à venir sous l’olivier. La manière dont il lui parlait, le ton qu’il employait ne laissaient aucun doute sur la sincérité de la relation qui unissait les deux hommes. Et pour cause ! Au marché central de Sfax, les heures passées ensemble et leur complicité dans le travail avaient tissé entre eux des liens de solide amitié.

 

Le volailler avait un emplacement dans la partie couverte du souk. C’était une pièce sans fenêtre où il avait installé une espèce de mezzanine en bois à un mètre du sol sur laquelle il mettait ses cages à poules bourrées de volatiles tandis que lui s’installait à coté de sa marchandise assis en tailleur. Il passait sa journée à héler les clients en brandissant sous leur nez les plus belles de ses volailles.

 

Le chohet était installé sur une vieille chaise en bois juste en face de l’étal d’Abdellah. Entre les jambes, une grande bassine pleine de sable pour déverser le sang de la bête sacrifiée et à coté de lui, dans un couffin, quelques couteaux bien acérés et une pierre à aiguiser. En somme, les instruments indispensables pour l’exercice convenable de sa fonction.

 

Il faut savoir que la partie la plus importante de sa formation de sacrificateur avait été consacrée à l’entretien et à la manière d’aiguiser le fil du couteau destiné au sacrifice. Aussi, la moindre défectuosité de la lame, constatée avant ou après la jugulation et qui pouvait entraîner un déchirement de la chair alors qu’il est prescrit qu’elle soit nettement tranchée, non seulement rendait l’animal impropre à la consommation mais de surcroît pouvait disqualifier « l’abatteur ».

 

D’autres prescriptions devaient être également suivies scrupuleusement sans quoi la bête était déclarée « teréfah » c’est à dire inconsommable. Par exemple, il ne fallait aucune interruption, aussi minime soit-elle dans le mouvement du couteau une fois l’acte engagé. Une application indue de la lame le long du cou au lieu d’un va et vient au travers de la gorge ou le blocage de la lame en arrière du gosier qui devait être tranché de l’intérieur vers l’extérieur étaient formellement prohibés. Enfin, pour que l’animal soit déclaré « cacher », la jugulation devait être faite à un endroit bien précis. Et naturellement, avant chaque sacrifice, le chohet avait l’obligation de prononcer une bénédiction.

 

« Pourquoi toutes ces précautions ? » demandaient mi-curieux, mi-amusés nos voisins de palier d’avant la guerre, eux qui sans aucun scrupule ni mauvaise conscience brisaient d’un coup de massue la nuque du lapin destiné à passer à la casserole ou tranchaient d’un coup de hache le cou du canard sur lequel ils avaient jeté leur dévolu et qu’ils relâchaient aussitôt pour montrer à leurs enfants comment ce volatile sans tête pouvait encore faire quelques pas avant de s’écrouler.

 

« Pourquoi toutes ses précautions ? –reprenait mon Père.Tout simplement parce que nous pensons que c’est un moyen d’éviter toute cruauté envers les animaux ce qui correspond d’ailleurs d’une manière très précise à un commandement de la Torah, ce livre que vous appelez l’Ancien Testament. »

 

« Mais enfin, insistaient nos voisins, en quoi la manière de tuer une bête est-elle si importante à vos yeux ? Après tout ce ne sont que des animaux ! ».

 

« Comment ? plaisantait un peu ironiquement mon Père pour rendre la monnaie de la pièce à ses voisins frappés de scepticisme, votre Nouveau Testament ne vous l’explique pas ? Et bien je vais vous donner notre explication. Le commandement de n’abattre les animaux que d’une certaine manière, à l’exclusion de toute autre a pour but, notamment, d’approfondir chez le Juif le sentiment de compassion et de sensibilité. On ne vous enseigne pas cela dans vos églises ? ».

 

Les voisins a court d’arguments mais manifestement pas vraiment convaincus, s’en retournaient chez eux en opinant de la tête. A la décharge de nos amis, il fallait savoir que la morale chrétienne, comme l’écrit le philosophe allemand Arthur Schopenhauer « limite ses prescriptions à l’homme et laisse sans droits l’ensemble du monde animal ».

 

Comme c’est dommage !

 

« Décidément ces juifs sont bien bizarres ! devaient-ils penser en refermant derrière eux la porte de leur appartement, que d’histoires pour tuer un poulet ! Ca alors ! ».

 

Voilà donc à quelles obligations Samuel était soumis lorsque l’un de ses clients se présentait devant lui, une volaille à la main.

 

Le chohet se saisissait énergiquement de l’animal et, après l’avoir coincé entre ses jambes, il commençait l’examen anatomique de la bête. D’abord les ailes et les cuisses pour s’assurer qu’elles ne portaient aucune fracture. Il lui tâtait ensuite consciencieusement l’abdomen et le foie pour vérifier qu’aucune grosseur ou autres anomalies suspectes ne rendraient la volaille impropre à la consommation. Lorsque toutes ces manipulations étaient achevées et qu’il avait constaté que la bête était saine, il se saisissait de son couteau, vérifiait sur son pouce que le fil

 

de la lame ne comportait aucune aspérité puis, tout en psalmodiant sa prière, il relevait la tête de l’animal de sorte que son cou se présente dans la meilleure position possible et, comme un éclair, il lui tranchait la gorge. Il gardait ensuite la volaille entre ses jambes jusqu’à ce qu’elle se fut complètement vidée de son sang qui s’écoulait dans la bassine de sable et que la pauvre bête ait enfin cessé de bouger.

 

Le sacrifice étant accompli, et avant de remettre l’animal sans vie à son propriétaire, le chohet avait puisé dans un sac une poignée de sable pour recouvrir le sang répandu. Ce geste symbolique voulait exprimer l’idée que ces animaux, à l’inverse des animaux domestiques, ne devaient rien à l’homme et qu’il était encore plus « honteux » de les avoir tués !

 

Quant à l’acheteur, il s’en retournait vers le volailler afin de s’acquitter du prix de l’animal.

 

Il faut savoir que les clients juifs ne payaient le marchand qu’après que le chohet eut constaté que les bêtes à égorger étaient saines autrement, ils les lui rendaient et en choisissaient d’autres. Cette pratique faisait qu’Abdellah, à chacun des examens pratiqués par Samuel attendait le verdict avec une inquiétude feinte. Et quand, par exception, le sacrificateur refusait d’abattre une volaille au prétexte qu’elle n’était pas consommable au regard de la Loi de Moïse, le marchand se mettait dans une colère simulée et prenait à témoin tous les gens qui passaient devant son étal pour leur dire, sous le sourire amusé de Samuel, qu’il était la victime d’une mauvaise estimation de l’état de santé de son animal et que toutes ses marchandises étaient de la meilleure qualité.

 

Il n’empêche que, connaissant le savoir-faire de son ami dans ses activités de sacrificateur, il s’empressait de se débarrasser de la bête considérée comme douteuse dès qu’un client non juif se présentait à lui. A ces occasions, Samuel ne manquait jamais de hocher la tête en signe de réprobation quand il voyait le manège du marchand vantant avec force détails les qualités de l’animal qu’il venait de refuser d’abattre.

 

A la fermeture du marché et avant de renter chez eux, les deux compères allaient boire un café accompagné d’un grand verre d’eau glacée et commentaient leur journée de travail.

 

Claude Azria

 

 


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