ALLOCUTION PRONONCEE AUX OBSEQUES DE JACQUES TAIEB
par Claude Nataf, Président de la SHJT
J’ai le triste devoir d’adresser à Jacques Taieb, le dernier adieu de la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie que nous avions fondée ensemble et à laquelle il apporta pendant quinze années sans discontinuer, les ressources de son intelligence, de son érudition, de son énergie et de son cœur.
C’est l’âme bien pesante que j’assume cette mission, car j’étais lié à Celui que nous pleurons aujourd’hui, par des liens de famille, par des liens d’affection profonde, nourris par des réflexions et des recherches communes, des liens de complicité intellectuelle, et il m’est difficile de ne pas céder à l’émotion qui m’étreint.
Petit-fils du Rabbin Yossef Borgel, il descendait par sa mère de cette illustre famille rabbinique qui a donné au judaïsme tunisien tant d’érudits et d’ouvres philosophiques et dont quatre membres se succédèrent durant deux siècles aux fonctions de Grand Rabbin de Tunisie. Dans son enfance, sa mère et ses oncles Etienne et Léon Borgel, évoquaient devant lui le Grand Rabbin Eliaou Borgel, dernier Caïd des Juifs, Grand Rabbin de Tunisie au début du Protectorat, Président du Comité de bienfaisance et Président du Comité régional de l’Alliance Israélite Universelle, qui ouvrit par son action en faveur de l’instruction profane et de la modernité, les voies de l’émancipation du judaïsme tunisien.
C’est la leçon de l’arrière grand-père et des aïeux qu’il apprit à connaître dans les histoires du passé, c’est cette leçon qui l’amena à toujours s’engager en faveur de l’éducation et de l’enseignement, et à s’intéresser à l’Histoire des Juifs de Tunisie.
S’intéresser le mot est impropre ; disons plutôt se passionner, se donner tout entier, fouiller les archives, interroger les derniers témoins, accumuler les données, se mettre à l’étude de la démographie et de l’économie, car il comprit très vite que sans la connaissance des contingences démographiques et économiques, l’Histoire ne pouvait ni être comprise ni être expliquée.
Après de brillantes études, après avoir enseigné l’histoire et la géographie à l’école de l’ORT à l’Ariana puis au Lycée Carnot et à Paris au Lycée La Fontaine, il reprit le chemin de l’Université le temps de passer une agrégation qui lui ouvrit les portes de l’enseignement supérieur. Mais à côté de son activité d’enseignant, reconnu pour ses qualités pédagogiques et sa clarté d’exposition, par sa sévérité intellectuelle qui n’excluait pas la bienveillance, il fut aux côtés de Robert Attal, d’Itzak Abrahami, de Paul Sebag, de Lucette Valensi et de Claude Tapia, l’un des pionniers de l’étude scientifique de l’histoire des Juifs de Tunisie.
C’est en 1994 qu’il publia son premier livre Etre Juif au Maghreb à la vieille de la colonisation, livre que l’on rêverait d’avoir écrit, dont la concision n’exclut pas l’érudition et la richesse des informations mais où apparaît l’un des mérites essentiels de Jacques Taieb : avoir été l’un des premiers sinon le premier à saisir l’existence d’éléments communs aux communautés juives du Maghreb et donner à ses travaux une orientation comparatiste. En même temps il montrait que l’attrait de la modernité occidentale préexistait à la colonisation dans ces communautés et que la marche vers l’Occident avait en fait commencé dès la Révolution Française.
Depuis, ses articles, ses interventions dans des colloques, ses œuvres se sont multipliées à la fois sur l’histoire du judaïsme tunisien mais également sur les communautés d’Algérie, du Maroc, de Libye, sur la généalogie, sur l’onomastique, sur l’économie, car il était d’une curiosité intellectuelle peu commune. S’il était devenu avec Abdelhamid Larguèche l’un des rares spécialistes du judaïsme tunisien durant le XVIIIème siècle et la période précoloniale, aucun domaine du judaïsme maghrébin ne lui était étranger.
Je me souviens de nos longues conversations au moment où l’Université tunisienne et l’Université israélienne devenues l’une et l’autre et pour des raisons différentes friandes de l’histoire des minorités, commençaient à s’intéresser au judaïsme de Tunisie où apparurent les premières thèses, celle de Yaron Tsur à Jérusalem, celle d’Abdelkrim Allagui à Tunis. Nous déplorions ensemble le manque d’intérêt de l’Université française alors que les études juives y prospéraient. Nous regrettions que les romanciers et les collectionneurs, donnent de ce judaïsme une histoire déformée, nourrie de traits grossis et de folklore. C’est ainsi qu’est née l’idée en avril 1997 à notre initiative commune la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie dont Jacques voulut plus que d’autres qu’elle soit un pont entre les chercheurs du Ponant et du Levant en même temps qu’une impulsion à l’étude scientifique à l’histoire des Juifs de Tunisie. Depuis ce moment là s’est installée entre nous une habitude de contacts quotidiens : nous échangions des idées, nous nous tenions informés des publications et des travaux récents, des archives à découvrir … Un travail de quinze ans marqué par l’organisation en Sorbonne de quatre colloques internationaux, de plus d’une centaine de conférences, le sauvetage d’archives et de nombreuses thèses dont l’idée était née dans les réunions de la Société d’Histoire de Tunisie. Cette Société d’histoire il l’aimait ; il s’inquiétait des jalousies que sa réussite indéniable lui valait, il souhaitait que sa pérennité soit assurée.
Alors aujourd’hui je me demande pourquoi ? Pourquoi lui, alors que tant de chantiers restent ouverts, que des archives perdues sont retrouvées et que la recherche universitaire en ce domaine de l’histoire des juifs du Maghreb a besoin d’un nouveau souffle, pourquoi va-t-il nous manquer. Je ne suis pas rabbin pour répondre à cette question, mais du plus profond de moi, du plus profond de mon cœur de Juif croyant, je suis persuadé que le Saint-Béni-Soit-il l’accueille en cet instant au Gan Eden avec les Saints Patriarches et les rabbanim nos ancêtres afin qu’il nous éclaire de ses lumières et nous permette de donner une impulsion nouvelle.
J’ai reçu ce matin même un message de nos amis Kazdaghli, Larguèche et Allagui, de l’Université tunisienne dont je souhaite vous donner lecture :
L’annonce du décès de notre ami Jacques Taieb nous a durement touchés. Depuis de longues années nous avons collaboré dans la joie, le sérieux et la confiance avec Jacques Taieb. En Tunisie, nous garderons de lui l’image du chercheur humble, sérieux, objectif et dévoué pour l’écriture de l’histoire des juifs de Tunisie et du Maghreb. Ses articles, ses livres sont bien connus de tous et sont tous utilisés dans les études relatives à l’histoire des juifs de Tunisie et du Maghreb. Les jeunes chercheurs tunisiens garderont de lui l’image du grand frère généreux qui les a guidé, au cours de leurs passages en France, à trouver articles ouvrages, sources inédites…
En ces moments de douleur qui nous frappent tous et toutes suite au départ de Jacques, au nom du Laboratoire : Régions et ressources patrimoniales de Tunisie, nous exprimons à nos amis de la SHJT et à la famille de Jacques nos plus sincères condoléances et nous les assurons toute notre sympathie et notre amitié. Nous nous engageons à continuer la collaboration et la coopération avec nos amis de la SJHT pour une écriture en partage de l’histoire des juifs de Tunisie, œuvre à laquelle notre cher Jacques a grandement contribué.
Jacques était rigoureux, implacable avec l’à peu près, les erreurs communes. Il avait consacré plusieurs travaux à l’histoire des Borgel. Il aimait la discrétion de ses ancêtres qui ont laissé des œuvres considérables connues des seuls érudits, et qu’il comparait souvent avec la notoriété posthumes de certains rabbins prétendus miraculeux. La vénération qu’ils trouvaient de nos jours l’irritait de plus en plus lorsqu’elles venaient de responsables religieux desquels on attendait moins de démagogie et de rigueur intellectuelle.
Ce n’est pas sans raison qu’il consacrât son dernier article à la généalogie du Grand Rabbin Eliaou Borgel. J’y vois là un message destiné à nous tous mais surtout à son fils Emmanuel, , l’obéissance au soir de sa vie au commandement biblique de la transmission, car lui qui se refusait à répondre à toutes les sollicitations de fonctions communautaires, considérait que la fidélité à ses origines familiales lui commandait de ne pas de désintéresser de la Communauté, d’être fidèle au message moderniste de l’arrière grand-père, et c’est tout naturellement qu’il soutint avec vigueur la candidature de Gilles Bernheim aux fonctions de Grand Rabbin de France parce qu’il lui semblait le plus même de réhabiliter dans le corps rabbinique et au Séminaire l’enseignement de l’histoire et de la philosophie.
Il y a un an, il fut frappé par la maladie, brisé au milieu de ses recherches. Ce fut pour lui une année difficile, partagée par son épouse, la compagne de sa vie vers qui va notre respect et notre affection. Mais malgré les atteintes du mal de plus en plus difficiles à supporter nous avions nos conversations quotidiennes, et il continuait à suivre, à conseiller, à diriger, à impulser des travaux toujours avec la même lucidité, la même vigueur intellectuelle. Seule sa voix révélait parfois sa fatigue et son affaiblissement mais sa plume était toujours là et il donna différents articles avant sa disparition.
Croyant mais non orthodoxe, libéral mais respectueux des traditions, il était profondément Juif et profondément universel. Attaché à Israël il militait pour une entente judéo-musulmane et favorisait les contacts intellectuels entre chercheurs israéliens et maghrébins qu’il estimait indispensable à la création d’un esprit de paix. Juif et Français, il était très attaché aux valeurs républicaines et à l’intégration hors de tout esprit communautariste qui excluait l’universel vers lequel il voulait tendre.
Jacques était bon, et s’il était sévère et implacable dans ses jugements, s’il savait dans nos réunions défendre son point de vue avec vigueur, lorsqu’il sentait qu’il avait mis à mal son interlocuteur, il allait après coup le voir en tête à tête, lui témoigner de l’amitié et panser la plaie qu’il pensait avoir causée.
En présence de la mort d’un homme nous perdons contact avec son enveloppe charnelle, mais l’âme immortelle demeure, ne serait-ce que par le souvenir.
Avec le savant que fut Jacques Taieb, si cruelle que soit la séparation, par delà le tombeau, demeure l’exemple et dans cet adieu que je lui adresse au nom de tous et particulièrement au nom de la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie est exprimé l’hommage de notre reconnaissance et qu’il me soit permis d’évoquer la phrase de l’Ecriture :
« Celui qui poursuit la Justice et la Bonté trouve la paix, la justice et la gloire ».
En cet instant qui est celui de la séparation terrestre, Jacques, je ne te dis pas Adieu, mais Au Revoir.
Claude Nataf
5 mai 2011