Immigrations des juifs de Tripolitaine vers la Tunisie (1936-1948) par Habib Kazdaghli

Trabelsi, Ghériani, Soufir, Mazouz, Sroussi, Branes, pour ne citer que les plus répandus, sont tous des noms de famille fréquents chez les Tunisiens juifs. Une simple recherche fait découvrir qu’il s’agit pour la plupart d’entre eux de patronymes toponymiques issus de régions situées en Lybie.

C’est dire qu’à sa composante autochtone, installée ou convertie de longue date au judaïsme, la communauté juive de Tunisie a vu s’ajouter un peuplement venu d’Espagne, d’Italie, mais aussi des autres pays du Maghreb. Des investigations menées aussi bien dans les mémoires des familles juives que dans les sources d’archives de Tunis et de Nantes nous ont conduit à constater que pendant les périodes de crises économiques ou de difficultés politiques, la Tunisie devenait une destination de choix pour les populations aussi bien juives que musulmanes de Tripolitaine. Au cours de la première moitié du XXe siècle, la Libye, avec ses deux régions la Cyrénaïque et la Tripolitaine, qui était passée en 1911, de la sphère d’influence ottomane à celle de la domination italienne, allait se séparer à trois reprises d’une partie de sa communauté juive, qui prit la route de l’exil, temporaire ou définitif, pour la Tunisie. Même si elle a bénéficié de l’apport des « archives de Moscou »1, récemment remises au centre des archives diplomatiques de Nantes, la documentation sur ces mouvements migratoires intermaghrébins reste lacunaire et la reconstitution des traces de ces mobilités, surtout celles qui s’étaient faites dans le sillage de la création de l’État d’Israël, ne sont pas encore à l’abri des aléas des passions et des débordements de la mémoire2. Les différentes sources auxquelles nous avons pu accéder pour la préparation de cette recherche confirment que, pendant longtemps, à chaque fois que surgissaient des difficultés pour une communauté juive dans l’un des pays du Maghreb, la solution était toujours recherchée à travers le déplacement vers un pays géographiquement limitrophe. Le regard vers la Palestine, même s’il était bien présent dans les esprits, n’aboutissait que rarement à la réalisation du voyage. Ce désir ne pouvait se concrétiser que pour certains individus très religieux bénéficiant de moyens matériels ou bien il fut le projet de fin de vie pour certaines personnes qui avaient décidé de faire l’alyah et « aller mourir en Terre sainte ». Quant au choix du départ en Europe comme projet alternatif, il n’a été envisagé par les communautés juives locales qu’à la suite des indépendances successives des trois pays du Maghreb. L’Europe a été, certes, depuis longtemps intégrée à l’horizon migratoire des communautés juives du Maghreb, ne serait-ce que par l’ampleur des relations commerciales, dans lesquelles les juifs ont souvent un rôle important. Cependant, ces mobilités ne touchaient que les couches aisées de ces communautés et le départ pour l’Europe représentait encore une aventure individuelle. Ainsi, il apparaît clairement que les migrations des juifs de Tripolitaine, objet de cette étude, se situent encore dans le contexte du Maghreb colonial.

  • 3 Khélifa Mohamed Salem Lahouel, Les juifs de la ville de Tripoli de l’Occident sous la domination it (...)

2La population juive est présente en Tripolitaine depuis les temps les plus anciens. Pour la période précédant l’occupation italienne en 1911, les rapports de l’Alliance israélite universelle à Paris signalent qu’en 1904 la communauté israélite était estimée à 18 000 membres. Elle était répartie entre deux groupes : la communauté de Tripoli qui comptait 12 000 juifs et celle de la ville de Benghazi qui était constituée de 2 000 individus. D’après les statistiques ottomanes en 1911, au moment du début de l’occupation italienne, la Tripolitaine comptait 523 000 habitants ; une population essentiellement semi-nomade, vivant dans les zones intérieures du pays. Tripoli, la principale ville, comptait 30 000 habitants. La même source indique que ce chiffre global incluait une communauté juive de 8 500 individus. Comme à Tunis, Fès ou Alger, les populations non musulmanes étaient toujours attirées par les lieux où siégeait le pouvoir central musulman, car c’est là que leur sécurité pouvait être mieux garantie.

  • Ibid., p. 304.
  • Ibid., p. 304.

3La population juive de Tripolitaine vivait surtout dans les villes. Son élite commerçante et lettrée, attirée tôt par les vents de la modernité en provenance de l’Europe, avait entrepris dès le milieu du XIXe siècle, une ouverture sur les marchés et les ports méditerranéens en jouant le rôle de médiateur entre le monde extérieur et la population autochtone. Elle avait pensé pouvoir tirer profit de la présence italienne dans le pays4 et espéré que les Italiens, venus d’Europe, pourraient lui apporter plus de sécurité et améliorer ses conditions de vie. Selon la même analyse, le nouveau contexte fut considéré plus favorable à l’émancipation de ce qu’elle considérait comme une situation humiliante découlant du statut de dhimmi, qui leur était imposée dans ce pays géré par le droit musulman. Des rumeurs avaient même évoqué la complicité de certains juifs avec les troupes italiennes précisant qu’ils leur avaient servi de guide ou avaient mis à leur disposition des bateaux pour le transport des troupes.

  • 6 Renzo De Felice, Jews in Arab Land. Libya (1835-1970), trad. Judith Roumani, University Texas Press (...)
  • 7 Lahouel, Les juifs de la ville… , op. cit., p. 304. La prolongation des hostilités entre, d’une par (...)
  • Ibid., p. 304.
  • Ibid., p. 305.
  • 10 L’assassinat de l’officier Cafia avait eu lieu en 1924, c’est Khélifa Lahouel qui évoque cette affa (...)
  • 11 Maurice M. Roumani, The Jews of Libya. Coexistence, Persécution, Resettlement, Sussex Academic Pres (...)

4Conscients des dangers pouvant découler de la prolongation du climat d’insécurité, des notables juifs auraient même servi d’intermédiaires entre les chefs italiens de la campagne militaire et les chefs de tribus insurgées, afin de convaincre ces derniers de cesser la résistance à l’occupant. Une telle attitude de médiation, voire de « complicité », avait permis à des membres de l’élite juive, surtout les éléments lettrés, d’être recrutés à des postes de fonctionnaires dans la nouvelle administration mise en place par les Italiens ainsi que de travailler dans les institutions bancaires et commerciales. Ces élites qui avaient tout intérêt à voir s’arrêter les hostilités avaient joué un rôle important dans le rapprochement entre les deux parties italienne et tripolitaine pour aboutir à l’armistice de 1918 et, par la suite, à la proclamation du statut de 19197. Mais l’arrivée des fascistes au pouvoir à Rome à partir de 1922 avait changé la donne. Les relations entre les représentants du régime fasciste à Tripoli et les élites juives étaient rentrées dans une phase de tensions, voire de suspicions, provoquant des inquiétudes et des mouvements migratoires parmi la population juive. Les nouvelles autorités italiennes de Tripoli voulaient considérer les juifs comme des Arabes, faisant partie, selon eux, des populations indigènes. Un chef juif, Eugénio Nahum, fut même accusé de complicité avec les résistants libyens à l’occupation italienne. Excédés par l’attitude hostile des fascistes, des éléments juifs de Tripoli allèrent même jusqu’à commettre l’assassinat d’un officier italien du nom de Cafia se trouvant dans la Hara, ce qui ne manqua pas d’accentuer le contrôle sur les juifs et de leur imposer une surveillance accrue. Un autre moment de tension est fourni par ce qu’il était convenu d’appeler « la crise du shabbat ». En effet, les autorités italiennes ont voulu imposer aux juifs l’ouverture de leur commerce durant la journée du samedi et obliger les écoles à ouvrir leurs portes. Ces mesures prises au nom de la modernisation du pays ont contribué à perpétuer un climat de tension et de peur parmi les juifs de Tripoli et à contraindre ceux qui se considéraient moins intégrés que les autres à quitter Tripoli. C’est ce qui va favoriser une première vague de départ des juifs de Libye au milieu des années 1930.

Première vague de réfugiés juifs en Tunisie, une occasion pour faire endosser la responsabilité de la crise aux autorités italiennes 

  • 12 Archives nationales de Tunisie (ANT), série D, carton 220, D.19, lettre datée du 24 septembre, adre (...)
  • 13 Ibid.
  • 14 Ibid. Le président de la communauté israélite de Tunis écrit à propos de ces émigrés originaires de (...)
  • 15 Pour confirmer ses propos, le président Nataf informe son interlocuteur qu’il a reçu « une lettre d (...)
  • 16 Ibid.

Au mois de septembre 1936, une lettre adressée par Élie Nataf, président du conseil de la communauté israélite de Tunis, au secrétaire général du gouvernement tunisien nous apprend la présence à Tunis de « 209 familles juives tripolitaines, composées de 791 personnes au total [qui] sont secourues par la communauté juive de Tunis ». La lettre nous décrit ces « très nombreuses familles juives, originaires de Tripolitaine, pour la plupart indigentes, démunies de ressources et qui s’adressent d’une façon constante à la communauté pour l’obtention de secours de toutes natures, en espèces, de chômage, de maladies, etc.… ». Le président Nataf apparaît un peu excédé de voir son institution dans l’obligation de s’acquitter de cette lourde charge « alors qu’il s’agit de Tripolitains qui sont de nationalité italienne et régulièrement inscrits comme tels ». La deuxième raison qui semble avoir exaspéré le président Nataf tient au profil désolant de ces juifs originaires de Tripolitaine dont le nombre le plus important est constitué « d’hommes qui abandonnent leurs épouses et leurs enfants en Tripolitaine, qui s’installent à Tunis, se remarient au bout de quelques mois, sans se préoccuper de la première famille démunie de toutes ressources ». La lettre du président de la communauté israélite de Tunis semble indiquer que la présence de ces juifs à Tunis n’a aucune justification, causant un double préjudice au conseil de la communauté qui a eu la lourde tâche de les encadrer et de subvenir à leurs besoins et à leurs familles restées en Tripolitaine. Il conclut sa lettre en demandant aux autorités d’imposer « une réglementation concernant le séjour des ces Tripolitains à Tunis » et dans un tel cas « leur assistance devait incomber au consulat d’Italie dont ils sont ressortissants ».

  • 17 ANT, Série D, C. 220, D.19, lettre datée du 15 octobre 1936, adressée par le secrétaire général du (...)
  • 18 Ibid.
  • 19 Ibid.
  • 20 ANT, Série D, C. 220, D.19, lettre datée du 15 octobre 1936, adressée par le résident général de Fr (...)

6Les autorités du protectorat semblent avoir épousé les arguments et solutions avancés par le président Nataf. Elles s’étaient montrées compréhensives face au préjudice causé à l’institution de bienfaisance israélite de Tunis qui ne pouvait continuer à supporter seule « cette lourde charge » d’autant plus que « ses ressources sont restreintes et dont l’action charitable ne saurait s’étendre aux collectivités d’origine non tunisienne sans risquer de lui causer de graves embarras financiers ». De même, le secrétaire général du gouvernement tunisien fit siennes les accusations portées par le président Nataf à l’encontre des institutions italiennes de Tunis. Aussi informa-t-il le résident général (la plus haute autorité du protectorat français en Tunisie) que « les intéressés s’adressent, en général, à cette institution (conseil de la communauté israélite de Tunis) après rejet de leurs demandes de secours par le consulat général d’Italie ou par la Société de bienfaisance italienne de Tunis ». À l’instar du président Nataf, le secrétaire général pense, à son tour, que c’est aux autorités italiennes qu’incombe la mission de trouver une solution à ces réfugiés. C’est ainsi qu’il demanda, lui aussi, au résident général « d’intervenir auprès du consul général d’Italie à Tunis, en vue de lui exposer la situation et lui suggérer d’aviser aux mesures qu’il jugerait les plus opportunes pour concourir à l’assistance de ces groupements en question, tout en déchargeant de ce soin la communauté israélite de Tunis ». Dans sa lettre au consul d’Italie, le résident général de France en Tunisie signale la situation exposée par la communauté juive et lui demande « d’aviser aux mesures les plus opportunes pour concourir à l’assistance des groupements tripolitains en question ».

7Il découle de ces différentes correspondances administratives et diplomatiques échangées à Tunis entre le conseil de la communauté israélite et les autorités du protectorat, d’une part, et les autorités du protectorat et la représentation diplomatique italienne à Tunis, d’autre part, un désir d’instrumentalisation de la misère des réfugiés en provenance de Tripolitaine pour faire endosser aux autorités italiennes la responsabilité de la situation dans laquelle se trouvait ce millier d’immigrants. D’ailleurs, la proposition qu’il avait faite au résident général d’intervenir auprès du consul d’Italie à Tunis ne visait-elle pas à mettre en difficulté le gouvernement italien en insinuant que le drame vécu par les réfugiés tripolitains dans la régence n’était, en définitive, qu’une conséquence de la politique suivie par l’Italie dans les territoires qui étaient sous son influence tels que la Libye ou l’Abyssinie dont les échos de leur conquête, une année auparavant, étaient encore présents dans les esprits.

  • 21 Lettre datée du 20 janvier 1935 adressée par le consul de France à Tripoli au gouverneur général de (...)
  • 22 (ANT), Série D, carton 220, D.19, lettre datée du 24 septembre, adressée par le président Élie Nata (...)
  • 23 Khélifa Lahouel, Juifs de Tripoli…op. cit. L’auteur cite p. 305 plusieurs exemples de ces tension (...)
  • 24 Italo Balbo naît à Ferrare le 6 juin 1896. Après avoir été acquis, au cours de sa jeunesse, aux idé (...)
  • 25 Lahouel, Les juifs de la ville…, op. cit., p. 307.
  • 26 Maurice M. Roumani, op. cit., p. 30. L’auteur évoque plusieurs exemples de solidarité des juifs de(...)
  • 27 Lahouel, Les juifs de la ville…op. cit., p. 307, il s’agit de Abramo Bedusa et les deux frères Au (...)
  • 28 Maurice M. Roumani, The Jews of Libya…op. cit., p. 33.
  • 29 Ibid. Quelque 870 juifs parmi les 2 000 juifs de nationalité britannique résidant en Libye ont été(...)
  • 30 CADN (RG), carton 142, note de police du 1er octobre 1942 indiquant que « les réfugiés juifs tripol (...)

8Les sources disponibles fournissent peu d’informations sur les conditions précises dans lesquelles ces populations ont dû quitter leur pays de résidence, même si les autorités du protectorat font état de plaintes adressées par des juifs résidant à Tripoli au consulat de France de cette ville depuis l’année 1935 Comme on l’a précisé plus haut, la première fois que leur présence est signalée à Tunis date du mois de septembre 1936. Cependant, la même source indique que l’arrivée de ces populations remontait déjà à quelques mois auparavant. Les correspondances adressées aux autorités du protectorat par le conseil de la communauté israélite de Tunis attestent de la présence « d’hommes qui abandonnent leurs épouses et leurs enfants en Tripolitaine ». En effet, les sources relatives aux juifs de Tripolitaine nous confirment l’existence d’une tension permanente ayant marqué les relations entre les autorités italiennes de Tripoli et la communauté juive locale depuis la prise du pouvoir par les fascistes. Certes, ces relations semblent avoir connu un certain apaisement à partir de 1934, lorsqu’Italo Balbo prend la direction des affaires italiennes en Libye. Ce dernier est connu pour ses sentiments anti-allemands et « l’amitié » qu’on lui prête envers les juifs. Ainsi, malgré la promulgation des lois raciales à Rome en 1938, leur application en Libye resta limitée et superficielle jusqu’à la mort de Balbo dans un « accident d’avion » le 28 juin 1940. C’est à cette date que l’Italie décide d’entrer dans la guerre aux côtés de l’Allemagne et une telle décision ne va pas manquer d’avoir des conséquences fâcheuses sur la situation des juifs résidant en Libye. La première occupation anglaise de la Cyrénaïque au cours des mois de février-avril 1941 allait, elle, encore aggraver davantage la situation. Les juifs ont été accusés de complicité avec les ennemis de l’Italie en leur fournissant, munitions et renseignements. Lorsque les forces italo-allemandes arrivent, en mai 1941, à reprendre cette vaste région de Libye, des actes de vengeance sont engagés contre les populations juives, plusieurs centaines d’hommes furent traduits devant les tribunaux militaires. Les exactions contre les juifs vont reprendre de plus belle lorsque les forces anglaises réussirent de reprendre à nouveau la région de la Cyrénaïque, à partir de janvier 1942. Dans les zones restées sous influence italienne, les tribunaux prononcèrent des peines capitales contre trois juifs accusés de collaboration avec les forces britanniques. Plusieurs milliers de juifs furent envoyés dans des camps du travail obligatoire en Libye même à Sidi Azzaz et Giado. Les juifs se trouvant sur le territoire libyen avec la nationalité anglaise furent expulsés vers le nord de l’Italie. Un autre groupe de juifs originaires de Tunisie, de l’Algérie et du Maroc avait été contraint au départ vers la Tunisie, à la suite d’une convention entre les autorités italiennes et le consulat de France à Tripoli.

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