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Le bâton et l'eau chaude


   

 

 

Texte de présentation du livre

C'est au son des vagues déferlant sur la plage du Kram, dans la villa de sa grand-mère, que naît Nathanaël au sein d'une famille juive de Tunis, à la fin des années trente. Il grandit entre une mère tounsi, d'une bienveillance universelle et un père gorni, libraire, obsédé par la réussite de son fils : il doit être le 1er car "c'est par le haut que s'intègre un petit Juif italo-tunisien en France !" clame-t-il. C'étaient les dernières années du protectorat français et de sa société haute en couleur, désormais effacée par l'histoire, où catholiques français, italiens, et siciliens, juifs tunisiens et italiens, et musulmans coexistaient dans une cordialité parfois forcée, voire franchement hostile. Les langues s'entremêlaient en toute liberté en un parler populaire savoureux, largement illustré dans le roman, notamment au chapitre 2.

Au lycée, Nathanaël travaille avec acharnement et sa vie coule, un peu fade. Il ne reçoit pas d'éducation religieuse. Il se découvre vite athée et peine à dénouer la perplexité qu'éveille en lui sa judéité. Le spectacle de la mer, que ce soit simplement à partir de la plage, ou des hauteurs voisines l'emplit d'une émotion confinant au bonheur, comme cela survient à plusieurs reprises dans le roman. C'est tout près de la mer qu'il assistera à l'arrivée de la délégation française venue présenter les conventions d'autonomie interne de la Tunisie au Bey, dans son palais de Carthage. Son véritable adieu à la Tunisie se déroule lors de cette nuit passée sur la plage de Raouad – où il sympathisera avec un vieux pécheur tunisien – plus qu'à l'aéroport d'El-Aouina.

Sa scolarité achevée, il s'installe à Paris – la ville ne tardera pas à l'envoûter –  pour faire des études médicales. Elles sont interrompues par une grave dépression nerveuse que quelques comprimés transforment en un bonheur jubilatoire. Qu'une simple molécule produise un tel effet, qu'il existe une voie chimique vers la félicité et la volupté fascine Nathanaël, au point qu'il change de voie, s'engage avec passion et succès dans la recherche en neurobiologie afin d'apporter sa pierre à la compréhension du fonctionnement du cerveau. Dans son laboratoire se trame une fraude scientifique; aidé par la secrétaire avec laquelle il a une liaison, il découvre le pot aux roses. Lors d'une nuit de vacances en Sicile, un relent porté par le vent fait resurgir le pays d'Islam originel, profondément enchâssé en lui, à son insu. L'histoire se termine où elle a commencé, au bord de la Méditerranée.

 

EXTRAITS

Chapitre 2

-         Qu’est-ce-c’est cette chaleur ? Mais qu’est-ce-c’est ? On va tous mourir, ma parole ! Fit Dadou, le plus jeune. Son mouchoir ne suffisait plus à éponger son front ; une serviette de bain, il aurait fallu !

-         Pas un souffle de vent ! Renchérit Kiki. Avec ce torride, moi, je vais en arrière. Hier à midi on pouvait faire bouillir de l'eau sur le balcan. Ajoute les moustiques qui m'ont bouffé toute la nuit. La vérité, ce mois d'août, klaakt fedite (y'en a marre). Tu trouves pas, il est plus long que l'an dernieeeer ?

Ses phrases n'en finissaient plus tant il traînait sur les mots. Dadou, les yeux fixés sur deux mouches accouplées :

-         Look ! Look ! Elles niquent en dormant ; elles se lâchent, ma parole ! Tu vas voir comme je les attrape.

Mais le couple s'envola avant qu'il n'ait ébauché son mouvement.

-         Bon voyage ! Chouf ! Chouf ada ! Ou Allah, (Regarde ! Regarde celui-là ! Par Allah), c'est Julot Bokobza, le tahan (cocu).

-         Ah ban ! Parce qu'il est tahan ?

-         Le plus grand tahan (cocu) du pays, le maillot jaune, c'tàdjire.

La sueur dégoulinait sur les yeux de Dadou. Kiki poursuivit :

-         Tu la vois la boutique de Zizo Taïeb, avec le store raase (rose) ?

-         Je la vois, la boutique oui ! Oui, mais tan Bokobza, inconnu au bataillan.

-         Blechi ! (tant pis) C'est celui sur le trottoir en face, là où le soleil y s'arrêêête et l'ombre elle commence. Dadou, ne me dis pas que tu l'as jamais vu !

-         Nan ; pourquoi ? Il se visite ?

-         Alors, je t'annance, il a une tête : tu la vois : tu meurs, c'tàdjire.

-         Yezi had ! (arrête ! ).

-         Écoute ! Ses deux dents du haut, tu sais, elles sant à un kilomètre l'une de l'autre et elles lui sortent de la bouche par-devant. D'ailleurs, on l'appelle le lapin ; vampire aussi, il est un peu.

-         Écoute, Kiki, tu causes si lentement que quand tu as fini ta phrase, moi j'ai oublié le début.

Kiki, en lui passant une datte[1] :

-         Et alors, y'a pas d'urgence !

Dadou, l'empoignant au cou :

-            Pas de ça ! Tu es franchement dégueulasse ! Et de d'où il sort, ton Bokobza ?

-  Schkoun n'aref ? (Qui le sait ? ). Sa mère, Couka, une putaine de folie. C'était pas le feu genre kanoun (petit fourneau en poterie) qu'elle avait au cul ; c'était un volcan en éructian. Il n'y avait que le TGM qui ne lui était pas passé dessus ! Alors, le père de Juloooot… Et là, il va se faire la belote au café de Paris avec l'obèse Guez de Sfax, le libraire Montefiore, et je sais plus qui.

-         Et pour le shabbat, ils font comment ?

-         Va-t'en savoir !

-         Ah ! Un peu de vent, enfin !

-         Oui, mais, tu sens, le vent il vient de devant ; il entre dans l'appartement par la fenêtre : ça c'est le sirocco du Sud. Il nous amène encore plus de chaleur !

-         Plus que ça, pas possible !

Dadou fit un mouvement de rotation des mains ; son visage s'épanouit dans la plénitude de son ahurissement. Ils étaient là tous les deux, Kiki et Dadou, accoudés à la fenêtre, des frères peut-être, le maillot de bain suintant entre les cuisses, mâchant du chewing-gum, souriants, bercés par la rumeur confuse de la ville qui sortait avec peine de la léthargie de la sieste, heureux peut-être, puisqu'il paraît que c'est possible. Fouettée par l'été, l'haleine stagnante et fétide du lac planait sur la ville. En face, sur un balcon à balustres du second étage, une femme secouait une nappe sur l'avenue, puis se mit à battre un tapis de Kairouan avec une grosse tapette. Soudain, interrompant sa besogne, elle leva les bras au ciel et, face à la rangée de ficus de l'avenue, s'écria "la charge est trop lououourde pour mes pauvres épaules ! Trop lououourde". Elle voulait faire connaître son sort peu enviable et ainsi couper l'herbe sous le pied du mauvais œil qu'elle entendait gronder de plus en plus fort depuis le boom des affaires de son mari. Elle abandonna vite tapis et tapette sur le balcon et regagna son appartement, rassérénée. Au-dessus, un enfant faisait des bulles de savon. Le slogan de la marchande de fruits, une vieille juive édentée et boiteuse, s'éleva de la rue : "la beauté et la qualité ! La beauté c'est moi et la qualité c'est la marchandise ! "Elle fut suivie du populaire sandviz à diz" qui proposait des sandwiches aux miettes de thon, quartiers d'œuf dur, rondelles de concombre, huile d'olive et harissa. Sur le trottoir en plein soleil un enfant poussait un cerceau. Les bouffées de sirocco, lourdes des relents corrompus du lac, balayaient maintenant la ville, attisaient la fournaise et soulevaient des tourbillons de poussière.

……

Chapitre 3

Contexte: rentrée scolaire; Nino, père de Nathanaël, accompagne son fils au lycée.

Quand Nino referma la porte en quittant l'appartement, le pêne coulissa dans la gâche sans grincer. En sautillant de marche en marche dans l'odeur sure de la cage d'escalier, Nathanaël rêvait de prendre l'ascenseur, réservé par mesure d'économie aux occupants des étages supérieurs. La silhouette blanche du hadj, intercalée entre les taches bistre de son visage et de ses pieds nus, surgit soudain dans la pénombre de l'escalier. Nathanaël évita ses yeux charbonneux surmontés d'une cicatrice et se rapprocha de son père. Seul un pèlerinage à La Mecque confère l'appellation de hadj. Dans la ville pourtant, le mot désignait prosaïquement les gardiens d'immeuble. Son silence obstiné, sa fierté farouche, sa vie solitaire dans une obscure grotte quasi troglodyte encastrée à mi-hauteur du premier étage renforçait l'énigme du personnage. Quand sa voix grave résonnait dans la cage d'escalier, Nathanaël s'enfermait à clef dans les cabinets. Il le soupçonnait de collusion avec le Babaou, être mythique et patibulaire dont ses parents le menaçaient pour le contraindre.

La rue de Sparte, bariolée du bleu délavé des persiennes encore closes, des bandes multicolores des stores déployés sur les balcons et du linge qui séchait au soleil, n'était pas loin du  lycée. Les immeubles commençaient à déverser dans la ville leur coude à coude de solitudes. Nino, feutre incliné sur la droite et rabattu vers l'avant, Surfine au coin des lèvres, plissant les paupières pour protéger ses yeux des volutes de fumée, consulta sa montre réglée avec cinq minutes d'avance ; il dit à son fils :

-            Alors, fils, aujourd'hui, c'est le bâton et l'eau chaude, hein ?

-            Maman m'a dit pareil ; mémé aussi. Ça veut dire que c'est dur, alors ?

-            Oh ! Tu sais, la onzième est une classe facile.

Dans la rue des Entrepreneurs, étroite et peu fréquentée, flottaient des remugles de pauvreté sale. Des immondices stagnaient dans le caniveau central, offertes à la bacchanale des moineaux et des mouches. Nathanaël redoutait d'y croiser Naïma, une vieille Arabe difforme, accablée d'existence, au corps cassé en équerre. Son tronc horizontal dans son corsage blanc se projetait vers l'avant, à angle droit avec sa jupe violette qui descendait jusqu'aux chevilles. Elle marchait pieds nus, mamelles ballantes au-dessus du trottoir, regard au sol. Elle ne pouvait en détacher les yeux qu'au prix d'une grimaçante torsion du cou, insuffisante pour apercevoir la tête d'un interlocuteur ou un coin de ciel. Malgré sa disgrâce, elle gardait une allure digne. Nathanaël n'y était pas sensible ; pour lui c'était une sorcière et elle le terrifiait. Il avait hâte de quitter la ruelle teigneuse.

Fumant Surfine sur Surfine, Nino glissait de temps à autre sa main entre la chemise et le cou de l'enfant, pour s'assurer qu'il ne transpirait pas car un vent aigrelet soufflait ce matin-là.

−        Tu n'as pas froid, fils ? Assez couvert ? Il ne manquerait plus que tu m'attrapes une bendada (une crève) dans ce  lycée qui fourmille de courants d'air. Je l'ai connu avant toi, tu sais.

……

Chapitre 7

Contexte: Nathanaël part prochainement faire ses études médicales à Paris.

Ne pas quitter le pays sans revoir Raouad, y vivre, d'une aube à l'autre. Y vivre et s'y baigner nu, sentir encore la main légère de l'été passer sur son corps et, solitaire, écouter à nouveau la jubilation de la mer. Y pisser nu, le jet à la face du soleil. Y compter les fourmis en colonnes sans fin. S'y livrer sans réserve, étancher sa soif de jouissance de sa nudité immergée. La tête à perte de souffle entre la surface dansante de l'eau et le lent tremblement de la lumière sur le fond de sable, il nageait vite et ses brasses faisaient onduler sa chevelure vers l'arrière. En quittant la mer à pas lents, il embrassa du regard la plage étalée à perte de vue, sable et mer regardant l'orient ; l'horizon parfait, vide, imperceptiblement courbe, sans au-delà imaginable, un horizon de bout du monde. Là, sur cette plage mère, noces de la terre, du ciel, du soleil et de la mer, le ronronnement de la turbine qui rongeait son âme faisait silence. La mer où viennent finir les fleuves et se cacher le soleil étalait sous les yeux de l'adolescent, presque un enfant encore, sa jeunesse éternelle, éternellement soulevée de vagues qui, s'effaçant inexorablement en recourbant l'écume de leur crête, pour renaître aussitôt, tiennent le décompte des heures. Il est des instants qui ne doivent pas passer.

Chapitre 9

 

A Paris

Contexte: Nathanaël lit dans le métro, une lettre de son ami Zizo Zérah. La lettre fait suite à une conversation où Nathanaël n'avait pas montré de nostalgie excessive à l'égard de la Tunisie et fait état de son athéisme.

Nathanaël,

La religion, c'est personnel ; mais pour le reste, j'ai besoin d'éclaircissements. Explique-moi.

Ce pays de sable, de caps et de golfes, de crépuscules soudains, de mouches et de moustiques, d'émanations nauséabondes et d'arômes magiques, de siestes torrides aux couleurs précises chuchotantes à l'affût du plaisir, de gourbis et de mendiants, de femmes secrètes sous leur voile se faufilant sous les voûtes de ruelles tortueuses, d'enfants aveugles, de taches blanches jetées aux cimetières musulmans en pente douce vers la mer, d'écheveaux de langues et d'êtres que l'histoire aveugle mélange puis dissocie et disperse, est-ce bien là qu'à ton commencement tu as tracé ton sillon ? Est-ce bien là que vivent encore tes parents ? Peut-on bannir la plus inaliénable part de soi-même ? Suffit-il, pour se départir de la glèbe où le sort t'a jeté, de fermer la porte du jardin derrière toi et de balancer tout ça par-dessus un pont en attendant qu'il se noie dans la Manche ou l'Atlantique (je ne sais pas, j'ai fait l'impasse sur les fleuves de France ; ils ont trop d'affluents) ? Est-ce une décision délibérée, ou la France t'a-t-elle insidieusement envoûté par anticipation ?

"Quoi ! Vous ne perdrez point cette cruelle envie ?"

Tibi

Zizo

Nathanaël leva les yeux. Station Vavin. Il est unique, ce Zizo, pensa-t-il ! Il parle comme Julot Bokobza et

 

[1] Geste obscène consistant à appliquer le médius fléchi dans la raie des fesses, à hauteur de l'anus.

 

Robert Modigliani

modibob@noos.fr

 

 

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