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   Qui a peur du vrai Yeshayahou Leibovitz ?


   Qui a peur du vrai Yeshayahou Leibovitz ? (info # 013006/2)

Par Salomon Pardess © Metula News Agency

Il y a d’abord cet étrange lapsus calami sur la couverture du n°84 de La Revue d’études Palestiniennes/REP (été 2002) dans la signature qui s’étale sous cette phrase mise en exergue : Un chemin part de l’humanité, passe par la nationalité et aboutit à la bestialité. C’est celui qu’Israël a emprunté après la guerre des six-jours : Yeshaiyahou Leibowitz. Oui, vous avez bien lu : un « i » en trop dans le prénom, un « w » à la place du « v » dans le nom. Car, l’auteur de Judaïsme, peuple juif et Etat d’Israël s’appelle Yeshayahou Leibovitz. C’est donc un lapsus. Que veut-il dire ? Ceci : dans ce numéro intitulé Messages d’une guerre, nous allons vous parler de vie (le « i » hébraïque), mais notre message consistera à vous convaincre que la souffrance qui atteint les corps et les entrailles (« leib » en allemand) des Palestiniens ne relève pas du jeu de l’esprit (« witz » en allemand).

Nous sommes en France, et l’expression (au sens large) du conflit israélo-palestinien doit s’entendre dans le creuset des langues mobilisées : l’hébreu, l’arabe, l’anglais, l’allemand etc. pour autant qu’elles passent par l’idiome français.

C’est ainsi que l’on ne peut pas comprendre la passion des conceptions de vie qui s’affrontent derrière l’enjeu qu’on appelle « le conflit israélo-palestinien » sans entendre la passion d’un signifiant qui traverse les mots et les noms les plus utilisés :

Par exemple, « Sharon » s’entend « charogne ». « Sabra et Chatila » s’entendent « sabrer » et « châtier ». « Arafat » s’entend « affreux » et « rat », « Barak » s’entend « baraque », autant d’effets « tuyaux de poêle » bien connus depuis le livre de Pierre Georges qui ne correspondent à rien et qui, parfois, insultent des personnes, mais qui rôdent toujours au cours d’une controverse.

Le signifiant en question, Gilles Deleuze le cerne bien, dans Grandeur de Yasser Arafat : « D’un bout à l’autre, il s’agira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais n’avait jamais été » (p.3)

(Pour la commodité de la lecture de mon article, je précise que je renvoie uniquement aux pages du n° de la REP concerné).

Il y a d’abord cette obsession, ce fantôme du philosophe : Israël chercherait à néantiser jusqu’à l’existence passée des Palestiniens. C’est non seulement un fantôme, mais une rumeur et qui plus est un pamphlet antisioniste (à la même époque, on attribue à tort à Sharon d’infâmes propos aujourd’hui démentis, même L’Humanité et Le Monde ont été obligés de le reconnaître). Qu’à cela ne tienne : la grille schizo-analytique de Gilles Deleuze pare à tout : mémoire courte ou sélective, refus de s’informer, comme on voudra, Gilles Deleuze n’hésite pas à reconstruire l’histoire à sa manière : « le terrorisme sioniste ne s’exerçait pas seulement contre les Anglais, mais sur des villages arabes qui devaient disparaître ».

Déjà Ilan Pappé pointait sous Gilles Deleuze.

Peu importe que des massacres de Juifs par des Palestiniens aient eu lieu à Hébron en 1929, que 39 Juifs aient été assassinés dans les raffineries de Haïfa en décembre 1947, que 240 l’aient été à Kfar Etzion, les 12 et 13 mai 1948, ou que le convoi de Hadassa à Jérusalem se soit traduit par 77 victimes, en vengeance du massacre de près de 200 Palestiniens à Deir Yassin commis par des Juifs (de l’Irgoun et du Lehi). Peu importe donc au philosophe que le conflit israélo-palestinien se soit établi sur la base d’une dialectique originaire de massacres (car il y a eu des vengeances de part et d’autre destinés à corrompre le sens même de la rencontre historique entre Juifs et Arabes, Israéliens et Palestiniens). Il est parmi les premiers à imputer aux Israéliens l’intention d’organiser un génocide des Palestiniens.

Qui lui a soufflé cette scandaleuse rumeur qui va faire son chemin jusqu’à Edgar Morin ?? Qui lui a dit de dire « On dit que ce n’est pas un génocide. Et pourtant, c’est une histoire qui comporte beaucoup d’Oradour depuis le début ? Quel fantôme intérieur ?

Car, Gilles Deleuze n’aura pas un mot sur les milices chrétiennes qui ont commis les massacres de Sabra et Chatila. Les faisant disparaître du tableau, le philosophe s’épargnera la peine de les qualifier d’« exterminatrices »; en revanche, ces massacres viendront à l’appui d’une supposée intention génocidaire des Israéliens qui n’auraient jamais caché leur but, dès le début : faire comme si le territoire palestinien était vide, destiné depuis toujours aux sionistes ».

Le mensonge est total, mais, à l’époque, parmi les belles âmes de Saint-Germain des Prés, personne ne s’en offusque.

Et en 2002, la REP continue de jouer de ce mensonge. Car, on sait aujourd’hui :

- que les déclarations d’Elie Hobeika selon lesquelles il n’aurait rien eu à voir avec ces massacres ont fait long feu. La Ména a rappelé que la pièce maîtresse du rapport, établi en 1982 par le juge libanais Assaad Germanos, s'est volatilisée, que le juge, désormais à la retraite, a récemment affirmé qu'il avait pourtant remis deux autres exemplaires du même rapport, l'un au président de l'époque Amine Gemayel, l'autre, au directeur des renseignements de l'armée libanaise, le général Johnny Abdo, mais que, selon Gemayel, la copie de ce rapport aurait été, soit brûlée, soit pillée et que le général Abdo « ne se rappelle plus » où il a bien pu mettre la sienne! Et l’on sait aussi que le juge Nasri Lahoud, à qui l’on a demandé de remettre en ordre les morceaux de l'enquête, aura bien du mal à accomplir sa tâche…

-que si Ariel Sharon, qui était à l'époque ministre de la défense, avait laissé entrer les milices chrétiennes dans les camps, ce n’était pas parce qu’il s’était concerté avec elles pour massacrer quelque 800 Palestiniens, pour la plupart des femmes, des enfants et des vieillards, alors que l’armée israélienne encerclait Beyrouth,

-que la réaction indignée des Israéliens devant le fait qu’il n’avait pas évité que de tels massacres se produisent avait conduit la Cour Suprême à mener une enquête afin de déterminer ses éventuelles responsabilités personnelles,

-que la commission qui avait été instaurée pour diligenter l’enquête, dirigée par Itzhak Kahane, le Président de ladite Cour Suprême, avait alors conclu que Sharon aurait du prévoir ce qui allait se passer et ne l’avait pas fait, et qu’il devait assumer les conséquences d’avoir pris la décision de laisser entrer les milices chrétiennes dans les camps. Sharon fut alors contraint de démissionner du poste de Ministre de la défense.

Mais, pour la REP, peu importe ! Il s’agit, sous couvert d’une autorité intellectuelle française qui, en 1983, a brillé par son incompétence et ses associations d’idées délirantes pour juger d’un fait historique, de nous servir à nouveau, en 2002, le mythe de l’essence perfide et massacrante d’Israël.

La statue du Commandeur Deleuze se dresse. La REP se sent sanctifiée. Glorifiée même. « Grandeur de Yasser Arafat ».

Or, et ce n’est un secret pour personne, Elias Sanbar publie ce tombereau de falsifications et d’éloges autodestructrices (le texte de Deleuze). au moment même où des Palestiniens sont étouffés par la « grandeur solitaire » (Deleuze) d’Arafat, parce qu’ils préconisent une autre voie que le loosing historique de leur chef qui enferme son peuple dans un labyrinthe répétitif (Jordanie, Liban, Cisjordanie-Gaza…) dont les conséquences les plus flagrantes sont le désespoir et la destruction.

Certes, le communiqué de 55 personnalités palestiniennes qui condamnent les attentats-suicides a été publié dans le quotidien palestinien Al-Qods le 19 juin 2002, mais Elias Sanbar sait depuis longtemps que Sari Nusseibeh, Hanan Ashrawi et d’autres signataires de cet d’appel veulent depuis longtemps en finir avec une direction politique qui assure le sans-issue comme seule issue, veulent bâtir une authentique stratégie de fondation de leur Etat, et savent, notamment, que les attentats-suicides, qui sont la continuation de l’autodestruction palestinienne par de nouveaux moyens, tournent le dos à cette fondation.

Mais, qu’à cela ne tienne ! Elias Sanbar en rajoute, en rappelant la glorification deleuzienne d’Arafat.

Pour le dire autrement, la fascination schizo-analytique de l’autodestruction poursuit son bonhomme de chemin à la REP. La rédaction de la revue peut affirmer sans rire : « Ce texte de Gilles Deleuze, la Revue d’Etudes Palestiniennes l’a publié il y a presque vingt ans (n°10, hiver 1984). Nous croyons bon de le publier à nouveau : il n’a pas pris une ride, pas une seule. Hélas. Les « fausses garanties », par exemple, les « engagements violés », les « promesses les plus solennelles non tenues » dont Deleuze parle, se sont « simplement » multipliés depuis… ».

Voici le spinozo-nietzschéisme de Deleuze ramené à un moralisme apolitique. Le philosophe parle d’« ’engagements violés ». Lui, l’immanentéiste, il en appelle à la moralité transcendantale incarnée par sa sainteté Arafat et brandit le spectre de l’immoralité transcendantale illustrée par Israël (et les Etats-Unis). Israël et Arafat. La brute et le méchant auraient trompé le bon. Arafat serait un éternel humilié, une sorte de rejeton dostoïevskien que le grand Inquisiteur Israël aurait une nouvelle fois offensé. Le détournement de la Figure aurait eu lieu. Avec lui, la Figure même se serait effondrée. Israël se serait démasqué, démaquillé et, dans la glace arafatienne, aurait ainsi froidement contemplé sa perfidie.

Et voici Elias Sanbar, l’apôtre d’un peuple qui serait né pour être humilié par Israël, et qui pour le sauver, voudrait « sauver » Israël de lui-même, en rappelant Leibovitz.

Aujourd’hui encore, la REP publie l’article de Sylvie Mansour, Une semaine à Jinîn, dans lequel celle-ci, en proie à une émotion certes compréhensible, n’hésite pas à tronquer la réalité en affirmant que « les destructions qui ont eu lieu…sont la conséquence d’une volonté humaine d’infliger le plus possible de destructions et de morts » (p.91). Elle sait pourtant qu’étant donné le rapport de forces, ce ne sont pas 51 victimes palestiniennes qui auraient pu être décomptées au terme de cette bataille, mais des milliers, si les Israéliens étaient réellement mus par cette volonté. Elle sait qu’il n’y a pas eu de massacre à Jinïn, mais croit qu’en mentant, elle va rallier davantage de monde à sa cause.

Dans l’immédiat, peut-être, mais à moyen et long terme, le peuple palestinien va en subir toutes les conséquences. La défiance quant à la parole donnée va s’installer. Les morts palestiniens deviendront indifférents à un monde cruel qui n’attend que ça, pour partir…en vacances d’été, ou d’esprit.

Et si je comprends que des personnes qui pleurent leurs morts (mais n’oublions pas non plus que les Israéliens pleurent 13 des leurs tombés à Djénine), n’ont pas le cœur à reconnaître que leurs ennemis ont délibérément limité leurs ardeurs guerrières, je n’accepterai pas pour autant que les comportements des vainqueurs soient à nouveau dénigrés comme ceux d’infâmes génocidaires.

Jeter l’anathème ne remplace pas l’acte de poser une fondation. La nouvelle faute historique d’Arafat a été de ne pas discuter les propositions d’Israël faites à Camp David (II) dans une perspective de fondation.

Sans doute, avait-il cru, lors des accords qu’il avait signés avec Rabin en 1993, qu’il était devenu un père fondateur, et, sans doute, son avancée personnelle sur le chemin de la fondation a-t-elle été brutalement mise en échec par l’assassinat de Rabin, en 1995. Sans doute, psychologiquement parlant, a-t-il été trop dépendant de son interlocuteur, et sans doute a-t-il commencé à vaciller sur ses nouvelles certitudes auxquelles il était parvenu avec le plus grand mal, étant donner qu’il émergeait de la lutte terroriste armée.

Sans doute ! Car, il n’y a pas si longtemps, au moment même où il appelait au martyr, n’invoquait-il pas la figure de Rabin ? « Ils ont tué Rabin ! disait-il ». Il faut apprendre à lire ce que dit votre chef, Monsieur Elias Sanbar !

Mais, ce n’est pas avec des regrets qu’on fait une politique. Les Palestiniens ont dû commencer par avancer seuls, dans leur tête, sur ce chemin de fondation et ce n’est qu’au prix de ce travail sur eux-mêmes qu’ils ont pu accéder à cette espérance de fondation. Ils avaient alors trouvé un interlocuteur.

Et puis, patatras ! Tout s’est écroulé. Comme partenaires, les Israéliens n’ont sans doute pas été totalement étrangers à cette débâcle de la fondation, mais, ce n’est pas chez eux qu’il faut en trouver les racines palestiniennes. Une rencontre fondatrice n’est pas un jeu d’enfants. Elle est exigeante et nécessite, pour chaque partenaire, le respect de chaque détail de sa propre décision, y compris, lorsque l’autre tente de varier au sujet de la sienne. L’infantilisme du journaliste qui réduit un co-processus de fondation à un rêve brisé ne rend pas compte de la difficulté de la tâche. D’autant que ce sont des vies, d’innombrables vies, des deux côtés qui sont en jeu. Il n’y a rien de plus réaliste (au sens de « real politik ») qu’un acte de co-fondation symbolique. Voyez Luther King.

Alors, on comprend mieux l’opération symbolique de la REP qui place son numéro sous l’aura de Leibovitz : il s’agit de faire croire que les Israéliens sont avant tout des Inhumains, plutôt que de réfléchir en profondeur sur l’impasse actuelle des Palestiniens, et sur le fait qu’Israéliens et Palestiniens tombent désormais de Charybde en Scylla.

Et il s’agit aussi pour elle de prétendre que la cause palestinienne est fondée sur les arguments que les meilleurs des Israéliens –en l’occurrence Leibovitz- avancent, plutôt que de pousser à bouts ces arguments et prendre acte de ce qu’ils signifient dans leur conscience morale et politique, au moment même où des Palestiniens se dressent pour ouvrir une nouvelle voie.

Car, manque de pot, c’est le même Leibovitz qui, répondant à une question de Ehoud Ben-Ezer, écrivain et journaliste au Davar, à l’été 1971 (voir le livre cité, paru chez JC Lattès, p.123) affirme : après la guerre des six-jours, « nous sommes condamnés à vivre pendant une longue période –difficilement évaluable- dans un état de « non-paix », donc sans sécurité, un état de guerre en puissance, qui peut se transformer en guerre réelle à chaque moment ». Et c’est le même qui poursuit ainsi : « si l’Etat d’Israël n’est pas un Etat juif, son existence est inutile », tout en parlant de ce « million et demi d’Arabes » qu’il faut cesser de dominer, et « de la création d’un peuple de prolétaires arabes, gouverné par des contremaîtres, des inspecteurs, des fonctionnaires, des policiers et des soldats juifs », si la domination de ce million et demi d’Arabes devait se stabiliser ».

Pour le dire autrement, Leibovitz exigeait, certes, le retrait des territoires occupés et s’opposait à l’assujettissement des Palestiniens, mais il attendait aussi que ce million et demi d’Arabes (à l’époque) se constitue en un peuple souverain. Et si Leibovitz n’a jamais conditionné ce retrait à la constitution de ce peuple en Etat démocratique, il n’a cessé de préconiser qu’Israël « consolide l’Etat juif ».

Que la REP inscrive sa filiation de pensée dans la duplicité de ces intellectuels français qui, au nom de la démocratie n’hésitent pas à faire bon ménage avec le despotisme (Duras et le vichysme, Sartre et le stalinisme, Foucault et le khomeynisme, Deleuze et l’arafatisme…) lui est vraiment dommageable. L’auto-effacement intellectuel est une force qui va, d’autant plus qu’à un moment donné, une fois le mal réalisé, certains de ces intellectuels (mais pas tous, ça gênerait leur narcissisme) sont capables çà et là, en douce, de faire leur autocritique. N’est pas Gide qui veut !

Après tout, si les intellectuels et politiques palestiniens préfèrent êtres séduits par ce qui est le plus pernicieux dans les Lettres françaises, après tout, c’est leur problème !

Mais, à la lumière des analyses précédentes, on peut mesurer combien il est nécessaire de déconstruire l’inadmissible usurpation du nom de Leibovitz par la REP.

                                           


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