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COMMUNAUTE JUIVE DU KEF
Source : Bernard Allali
Si on pense que l'arrivée des Juifs en Tunisie remonte à l'époque
carthaginoise ou même avant, on ne sait pas quand les premiers
israélites s'installèrent au Kef.
On peut croire cependant que de temps immémorial le Kef a été un
"centre de ralliement" pour les Juifs nomades de la Région, appelés
Bahûsiyya (de l'hébreu, ba-huts="venus du dehors"), où l'on
s'accorde à voir les vestiges de tribus berbères judaïsées avant la
conquête arabe, qui ont conservé leur genre de vie jusqu'à une époque
toute proche de la nôtre (1). Au début de ce
siècle encore, c'est dans la nécropole juive du Kef que les Juifs
nomades des environs venaient ensevelir leurs morts. (N. Slouschz,
Un voyade d'études juives en Afrique, Paris, 1909, pp. 20-21).
On ne sait rien de la communauté israélite du Kef au Moyen-Age.
Leur sort était sans doute celui réservé à tous les dhimmi
(non-musulmans) : impôt supplémentaire, interdiction des emplois
administratifs, restrictions vestimentaires (interdiction des turbans
verts ou blancs, burnous de couleur sombre). Ils s'installèrent dans
ce qui deviendra la "Hara el Yahud", le quartier juif. Situé dans la
médina, ce quartier commence à la rue Noble pour monter jusqu'à la
synagogue (2). La rue la plus basse du quartier
était d'ailleurs appelée Rue des Juifs, la rue commerçante était le
Souk des Juifs.
A partir du XIXe siècle, l'existence d'une
communauté israélite au Kef est attestée par plus d'un auteur. Vers
1830, selon le consul de Sardaigne L. Filippini, la ville aurait
compté six mille âmes dont deux cents Juifs. (Ch. Monchicourt,
Relations inédites..., p. 203). Selon l'archéologue français V.
Guérin, qui visita la Tunisie au cours de l'année 1861, il y avait
alors au Kef quelque six cents Juifs.
Il évoque longuement le cimetière juif :
La nécropole des Juifs, écrit-il, offre cela de curieux que la
plupart des pierres sépulcrales qui recouvrent les morts ont été
enlevées à d'anciens tombeaux; plusieurs d'entre elles sont encore
revêtues d'épitaphes latines, mal dissimulées sous une couche de
chaux, de telle sorte qu'au premier abord on se croirait dans un
cimetière antique où reposeraient les cendres de colons romains
appartenant à la vieille cité de Sicca Veneria, tandis qu'on a devant
soi un cimetière moderne où les israélites actuels du Kef vont
ensevelir leurs morts" (V. Guérin, Voyage archéologique dans la
Régence de Tunis, Paris, 1862, t.II, p.56).
Les Juifs du Kef, comme ceux des autres villes,
se partageaient entre le commerce et l'artisanat, et ils ont continué
sous le protectorat à se livrer à leurs activités traditionnelles.
D'après les dénombrements de l'entre-deux-guerres, leurs effectifs ont
été successivement : 784 en 1921, 812 en 1926, 897 en 1931 et 807 en
1936. La stabilité relative de ces effectifs porte à croire que les
nouvelles générations ayant reçu une instruction moderne ont émigré
vers d'autres villes, et entre autres vers la capitale.
Après la dernière guerre, la population juive du Kef a connu un net
fléchissement. On a recensé en 1946 11246 habitants, dont 9497
Tunisiens musulmans, 1077 Européens de diverses nationalités et 357
Tunisiens israélites. La population juive, réduite à un petit nombre
de familles, se consacrait au commerce des produits agricoles de la
région -céréales, peaux, laines- et des produits manufacturés
d'importation : tissus, chaussures, quincaillerie. Les professions
artisanales y étaient représentées par des tailleurs, des cordonnier
et des bourreliers, mais aussi par des forgerons et des
maréchaux-ferrants. A la veille de l'indépendance tunisienne, on
recensait encore au Kef en 1956 313 Tunisiens israélites. Le dernier
Juif keffois quitta la ville en 1984. |
"
Les BAHOUSSI"
Il
existe, de par la Tunisie, là-bas du côté du Kef, en un coin perdu du
Sers, une tribu berbère exclusivement campagnarde, entièrement
composée d'israélites.
Ce sont des cultivateurs logeant sous la tente, menant une vie
patriarcale étonnamment biblique, ne se mésalliant jamais, et ignorant
le bruit des villes. Tels sont les Bahoussi, terme dont l'étymologie
remonte limpidement à l'hébreu. La colonie berbère juive du Sers
comprend cent tentes environ et est très prolifique.
Chose curieuse, les Bahoussi ne savent pas lire l'hébreu, et
pourtant, ils se transmettent oralement, d'une génération à l'autre,
la plupart des traditions rituelles accompagnant les diverses
circonstances de l'existence juive : circoncision à l'âge de huit
jours (c'est le mohel du Kef qui fait cet office); première
communion à treize ans; bénédiction nuptiale; prière des morts,
etc...Ils prêtent serment par Adonaï, et savent prononcer le
Schema Israël.
Chaque année, à l'occasion du Yom-Kippour, solennité du
Grand Pardon, lis font à pied -et en masses- les quelques vingt-cinq
kilomètres qui les séparent du Kef, où ils se rendent à la synagogue.
Ne sachant pas lire, ils se contentent d'assister aux offices et
d'embrasser à satiété le Seffer Thora. Illetrés et ne frayant
pas avec leurs coreligionnaires du Kef, ils sont l'objet de brocards
injustes de ces derniers, dans les bouches desquels le mot Bahoussi a
pris le caractère d'un terme de moquerie.
Leurs noms ont subi une dégénérescence curieuse. Les femmes
s'appellent couramment Zahou, Regheïa, Oum-el-Ouz,
etc... Quant aux patronymes masculins, c'est un curieux amalgame de
racines juives accommodées à la fréquentation de l'ambiance musulmane
: Saül en Salah, Salomon en Slimane,
Jacob en Agoub, Samuel en Chamoul, Abraham
en Brahim, Joseph en Youcif.
Leur sobriété est proverbiale. Ils sont très bavards, parlant sans
discontinuer et répétant souvent la même phrase, ce qui ne les empêche
cependant pas d'observer parfois un surprenant et long mutisme. Ils
sont robustes et leur santé ignore les maladies inhérentes aux
habitants des villes. Leurs femmes et leurs filles, sans être belles,
ont pourtant un aspect et une grâce qui séduisent le voyageur qui va
leur rendre visite.
(article de J.C. GANOUNA in "Le judaïsme Tunisien et
Nord-Africain N°4 Novembre 1912 pp. 59-60)
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LA
GHRIBA DU KEF
La synagogue du Kef était l'objet d'une grande vénération, non
seulement par les Juifs de la ville, mais aussi par tous ceux de la
région qui s'y rendaient en pèlerinage chaque année dans la semaine
marquée par la fête de Soukkot, ou fête des Cabanes.
Comme la célèbre synagogue de Hara el-Seghira dans l'île de Djerba,
cette synagogue était appelée al-Ghriba qui veut dire "isoléee,
"solitaire", "abandonnée", mais aussi "étrange", "extraordinaire",
"merveilleuse". On ne connait pas l'origine de cette appellation, et
l'on ne sait pas pour quelle raison ce lieu de culte est devenu
l'objet d'une vénération particulière.
Selon les Juifs du Kef, leur synagogue devrait sa sainteté au fait
qu'elle aurait été élevée au-dessus de la tombe d'une femme d'une
vertu et d'une piété exemplaire (d'après des renseignements recueillis
auprès de Mme Suzette Chemama).
Pour le savant Nahum Slouschz, la synagogue du Kef devrait sa
sainteté au fait qu'elle était à l'origine située non loin du
cimetière où les Juifs nomades de la région venaient enterrer leurs
morts (N. Slouschz, Un voyade d'études..., pp. 20-21).
La légende, quant à elle, raconte l'histoire de trois orphelines
qui se seraient séparées et auraient fondé les trois Ghriba : Bône
(Annaba) en Algérie, le Kef et Djerba. On dénombre deux autres Ghriba
en Tunisie : A l'Ariana, Ghribet Riana et à Tunis, Ghribet El Hafsia
dite "Lem Mdafa".
On a pour coutume d'y pratiquer une "Séouda" ou pèlerinage annuel.
Au Kef, cette Séouda se réalisait entre les fêtes de la Pâque juive
dite "Aïd El Ftira" et Chavouot. Elle durait jusqu'à trois ou quatre
jours. On y apportait un veau que l'on promenait en ville, orné de
foulards ou de mouchoirs et de colliers divers. Il était ensuite tué
et on offrait l'arrière de la bête aux notables. On préparait un
couscous géant mijauté au feu de bois pour toute la communauté et les
amis. Les fidèles faisaient des dons de viande et de semoule pour
subvenir aux frais de la fête et la nourriture était distribuée
gratuitement.
Tout cela s'est éteint dans les années 80 avec le départ progressif
des Juifs keffois. Le dernier Juif keffois quitta la ville en 1984, en
remettant les clés de la synagogue à l'ASM (Association de Sauvegarde
de la Medina). Celle-ci sera restaurée dix ans plus tard par les
autorités tunisiennes et ouverte au public le 13 Avril 1994.
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