|
|
4 - L’AVENUE BOURGUIBA
Après l’indépendance, de 1956 à 1975, l’exode rural se poursuit à un rythme soutenu, impulsé par les opportunités offertes en ville par le départ massif des populations européenne et israélite vers la France, ce qui a ouvert des perspectives d’emplois et de promotions sociales très attirantes.
D’un autre côté, la mainmise coloniale et la mécanisation de l’agriculture ont participé au développement du chômage dans les campagnes de la Tunisie du Nord. Les plaines céréalières deviennent progressivement des réservoirs de chômeurs et commencent à connaître un mouvement d’exode rural vers les villes du littoral et surtout Tunis.
LA RURALISATION DE TUNIS
De ce fait, le bilan migratoire double, triple, quadruple… jusqu’à atteindre deux millions d’habitants aujourd’hui pour le Grand-Tunis qui, rappelons-le, ne comptait que 200.000 habitants dans les années trente, dont plus de la moitié étaient étrangers.
Cet exode a entraîné une urbanisation rapide, une ruralisation de la ville, et a changé radicalement le contenu humain de la population de Tunis, ainsi que les pratiques urbaines.
Cette population de ruraux n’avait pas la musique classique dans les gènes, ni a fortiori l’opéra ou l’opérette, ni le théâtre, ni la peinture, ni même le cinéma.
Petit à petit, les théâtres fermèrent, et il ne resta plus que le Théâtre Municipal. Les salles de cinéma périclitèrent, mirent la clé sous le paillasson, ou se recyclèrent dans les mélos égyptiens et les mièvreries hindoues. Les galeries de peinture devinrent des rôtisseries et des gargotes. A la place des concerts symphoniques sur le terre-plein, des kiosques vendant des cassettes de Mezoued et de musique “chababia” inondèrent l’avenue de leurs décibels agressifs.
Dès 1956, se produisit un bouleversement radical : le départ massif des anciens habitants, de “beldia”, de la Médina vers El Menzah et vers les plages nord et sud. Ils ont été vite remplacés par les immigrants ruraux.
Les vieilles et nobles maisons arabes se louèrent désormais à la pièce, une pièce par famille, et devinrent des “Oukalas”.
Alors qu’ils représentaient, en 1956, 25% de la population de la Médina, les Européens et les Israélites ne forment plus que 5% en 1966, tandis que l’oukalisation a permis aux immigrants ruraux d’occuper la place. En 1968, ils constituent les deux tiers de la population de la Médina. De là, ils eurent un accès direct à l’avenue.
L’EMIGRATION DES JUIFS
Un autre phénomène allait leur permettre de l’investir : le départ massif des juifs.
En effet, l’émigration des juifs vers la France et vers Israël, légèrement amorcée dans les dernières années du protectorat, s’est poursuivie au lendemain de l’indépendance. Elle a connu de fortes poussées, lors de la crise de Bizerte en 1961, et la guerre de six jours en 1967.
Lors des événements de Bizerte, le bruit courut qu’au cours des combats, des juifs s’étaient rangés du côté français et leur avaient prêté main-forte. Beaucoup de juifs se crurent menacés de représailles et prirent précipitamment la décision de partir.
La seconde vague, de loin la plus importante, se produisit à partir du 5 juin 1967 au début de la guerre des six-jours; ce jour-là, à Tunis, des milliers de manifestants se répandirent dans les rues à forte concentration de population juive, détruisant les magasins appartenant à des juifs et mettant le feu à la grande synagogue de l’avenue de la Liberté.
Paul Sebag 1 note : «Le soir même, le Président de la République, Habib Bourguiba, condamna la tournure qu’avait prise une manifestation de solidarité à l’égard des peuples arabes, assurant la population juive qu’elle n’avait pas à craindre de nouvelles violences, lui promettant même qu’elle serait indemnisée de tous les préjudices qu’elle avait subis, et que les coupables seraient arrêtés et condamnés». Il n’en reste pas moins que cette journée dramatique fut suivie par une nouvelle vague d’émigration de la population juive.
On estime à près de cinquante mille le nombre de juifs de Tunisie qui ont émigré en France, et à autant ceux qui ont émigré en Israël.
Cette émigration massive libéra des centaines de commerces, bars, restaurants, salles de cinéma, pâtisseries, cafés, boîtes, etc. qui furent repris par des gens n’ayant aucune tradition dans les domaines de la restauration, des services, des loisirs ou de la culture.
LA DÉGRADATION DE L’AVENUE
Malheureusement, la loi du nombre appartient toujours aux masses rurales qui plus que jamais envahissent les villes. Elles y apportent, outre leurs misères si difficiles à guérir, un poids quasi écrasant de préjugés préhistoriques.
La première conséquence de leur intrusion dans l’avenue Bourguiba fut l’exclusion des femmes de tous les lieux publics. Or, si vous voulez tuer une cité, faites comme les talibans : excluez les femmes. Il n’était plus question de carnavals, de bals, de dancing, ni même de couples au café de Paris ou à la Rotonde. Plus question de thé anglais servi dans des tasses en porcelaine de Limoges, ni de soupers fins après le théâtre.
C’est que l’intégration des ruraux dans la cité pose non seulement des problèmes d’emplois, de logements, mais aussi des problèmes culturels : le rural gardera longtemps ses traditions, sa façon de s’habiller, ses habitudes culinaires, son parler d’origine. Il contribue ainsi à modifier la population urbaine, à la rendre hétérogène à tous points de vue.
Mais avec le temps, le rural se citadinise tout en apportant à la ville un lot de traditions et de coutumes, dont une partie pourra s’incruster.
Les bars où les habitués prenaient l’apéro avec une “kémia” délicieuse devinrent des assommoirs où l’on éclusait des quantités hallucinantes de bière, les restaurants où l’on mijotait de bons petits plats devinrent des abreuvoirs où on se saoulait à mort de mauvais vin accompagné d’une “ojja au merguez”.
La dégradation de l’avenue Bourguiba et sa ruralisation devinrent visibles à l’œil nu. Les bâtiments aussi qui changeaient de main au gré des spéculations immobilières n’étaient plus entretenus ni restaurés, offraient un spectacle désolant de murs lézardés, lépreux, et non badigeonnés.
LES ANNÉES DE PLOMB
La désaffection de l’avenue commença à la fin des années 70, surtout avec les événements du 26 janvier 1978, et le couvre-feu qui s’en est suivi.
Après sa levée, les gens prirent l’habitude de rentrer tôt, d’autant plus que les bars et les commerces fermaient à huit heures du soir, et que les cafés en faisaient autant une heure plus tard.
L’avenue devenait alors aussi sinistre qu’un coupe-gorge. A la lumière glauque chichement distillée par de hideux réverbères encrassés de fiente d’oiseaux, on n’apercevait plus que de rares passants à la mine patibulaire : ivrognes, clochards, proxénètes, prostituées de bas de gamme, malfaiteurs…
Le coup de grâce fut donné par les émeutes du pain le 3 janvier 1984, et le second couvre-feu qui s’en est suivi.
A cette époque, le pays connut des années difficiles, tant sur le plan économique que social, et les émeutes du pain démontrèrent que le peuple était de plus en plus mécontent des politiques sévères d’un président vieillissant, malade et mégalomane.
Or, le 7 Novembre 1987, il a été décidé, à la suite de rapports médicaux présentés par les médecins du Président, que Bourguiba n’était plus apte à gouverner.
Après le 7 Novembre, l’avenue reprit vie assez timidement, mais cela ne dura pas longtemps car d’autres zones plus modernes commencèrent à la concurrencer rudement. Ces nouveaux pôles d’attraction ont décentré la ville : Menzah VI, Manar I, avec leurs complexes commerciaux ultramodernes, leurs salles de cinéma, et leurs espaces de loisirs ont drainé les foules, et plus récemment les berges du lac ont donné un coup fatal au centre-ville.
LA RENAISSANCE DE L’AVENUE
Ce n’est que l’année dernière, et à l’occasion de la tenue des Jeux méditerranéens que l’on décida de rénover l’avenue, afin de présenter à nos hôtes, la meilleure image du centre-ville.
C’est ainsi que la municipalité de Tunis entreprit des travaux considérables pour élargir les trottoirs des deux rives et les paver de granit.
En rognant sur le terre-plein central et en déplaçant deux rangées des vénérables ficus centenaires, il a été également possible d’agrandir les deux chaussées latérales. Cette nouvelle disposition de l’espace se révéla extrêmement judicieuse. Les façades de tous les immeubles furent ravalées, rénovées, repeintes, les commerces, cafés et établissements de tous genres firent peau-neuve. Tout cela sans toucher au style architectural, et en faisant généralement preuve de bon goût. Enfin, avec l’installation des nouveaux lampadaires de style rétro, l’avenue Bourguiba brilla de mille feux.
Restait le point faible : l’animation. Et là encore, la décision d’aménager à nouveau des terrasses devant les cafés, les hôtels, les pâtisseries, métamorphosa complètement le paysage et donna à l’avenue ce cachet typique des principales villes méditerranéennes, gai, animé, coloré, accueillant, humain, fait de flâneries, de petits verres servis sur les terrasses, de farniente…
Et de nouveau — on n’avait pas vu cela depuis fort longtemps — les gens se mirent à veiller tard, d’autant plus que l’organisation des Jeux, puis le Festival de la Médina donnèrent lieu à bon nombre de manifestations culturelles, de concerts publics, et de spectacles de tous genres.
Malgré tout, l’animation limitée dans le temps demeure insuffisante et en deçà des espérances.
On nous promet la création d’une Agence Nationale d’Animation qui se chargerait d’animer la ville de Tunis tout au long de l’année, et non seulement pendant le mois de Ramadan.
Cette initiative est nécessaire, d’autant plus que l’avenue Bourguiba est appelée à connaître un changement spectaculaire avec le projet du lac sud et la marina qui sera construite en lieu et place du port de Tunis.
Pour la première fois de son histoire, Tunis va s’ouvrir directement sur la mer par le biais de l’avenue. Ce sera le plus bel endroit de la capitale, et aucun autre lieu ne pourra plus concurrencer la suprématie retrouvée du centre-ville.
…………………
1 - Sebag Paul; Histoire des juifs de Tunisie - éd. L’HARMATTAN. 1996. 336 p.
CHRONIQUETTE
LA RURALISATION DE LA VILLE VUE PAR TAOUFIK JEBALI
«Ah bon, c’est toi ? Fallait me le dire. Pas la peine de gaspiller ton fric (en taxi), alors que tu n’as que deux pas à faire.
Voilà, je vais t’indiquer un raccourci qui te permettra d’y être en moins de deux : Où sommes-nous maintenant ? Mais, non, c’est pas ça.
Tu vas tout droit. Tu tomberas sur un vendeur de volaille, juste à côté il y a une pâtisserie, tu laisses la première, tu prends la deuxième, tu trouves la rue de Tabarka, suis-la, à droite la rue de Bizerte, à gauche la rue de Béja, en face une rue longue et étroite, tu y trouves des vendeurs de casse-croûte, de volaille, de limonade, de bols de lablabi, une boutique et une banque.
Au bout, un forgeron et un menuisier, en face un balcon qui goutte, sa propriétaire y est toujours, demande-lui la rue jadis Néapolis, Nabeul maintenant.
Quand tu arrives, ne la prends pas, continue tout droit jusqu’à la place d’Enfidha d’où partent quatre rues, la rue d’Hadrumète auparavant et maintenant de Sousse, la rue de Monastir, la rue de Sfax et la rue de Gabès.
Tu vois, les quatre, tu ne les prends pas, tourne à droite. Tu trouves le marchand d’amandes et de cacahuètes, ne le regarde pas en face, regarde derrière lui et tu trouveras la rue de Tozeur.
Prends-la, tu y trouveras un vendeur de casse-croûte et de volaille, de limonade et de lablabi, une boutique et une banque. Tout au bout, tu croiseras une femme qui louche, réfugie-toi loin du Satan et tourne à gauche, tu trouveras la rue de Nefta.
Prends-la, tu trouves un marchand de casse-croûte, de volaille, de limonade, de bols de lablabi, une boutique et une banque.
Continue jusqu’au bout, lève la tête, tu verras une lumière rouge et verte, pas pour les autos, pour les piétons, regarde bien si elle est rouge, fait comme tout le monde, ne t’arrête pas, traverse la rue, la première voiture qui va te rentrer dedans, son chauffeur donnera un coup de frein, ouvrira la fenêtre, ne le laisse pas t’injurier et demande-lui la rue de Médenine, parce qu’il est en colère contre toi il va essayer de t’avoir, s’il te dit à droite, tourne à gauche, tu seras dans une rue sans plaque, prends-la, tu trouveras un vendeur de casse-croûte, de volaille, de limonade et de bols de lablabi, une boutique et une banque, un projet de mosquée, tourne à cet endroit, tu te trouveras dans une impasse :
C’est celle-là qui t’amènera à l’avenue».
Taoufik Jebali, Tamthîl klâm, Tunis, Sinnemâr, 1984, 73 p. dans Fontaine Jean, Histoire de la Littérature tunisienne, tome III, Tunis, Cérès Édition, 1999, pp. 86 à 88.
<http://www.tunishebdo.com.tn/global/art_fin.gif>
Tahar FAZAÂ
|