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LETTRE DE PAULO A MOURAD


   

 Paris le 5 juin 87

Mon cher Mourad,

    Je ne sais pas si tu te souviens encore de moi, mais moi je peux te dire que j'ai de plus en plus de mal a t'oublier. Vingt ans deja sont passes depuis cette fameuse journee qui a si dramatiquement chamboule le cours de ma vie. Vingt completes annees exactement depuis ce jour ou pour des raisons qui echappaient completement au garcon de 13 ans que j'etais alors, la guerre des six jours a eclate au Proche-Orient. Ne me doutant de rien bien sur, je vaquais a mes occupations d'ecolier en fin d'annee scolaire quand le professeur de Francais nous annonca que des troubles ayant eclate en ville, il valait mieux rentrer chez soi. Pas tres clair encore sur ce qui se passait, mais fou de joie d'etre autorise de manquer les cours, je partis trainer sur l'avenue de Paris. Et c'est la que j'ai vu ces images que j'ai eu tant de mal a oublier. Un bon millier de manifestants dechaines et armes de batons, hurlant des slogans que je ne comprenais pas, cassaient et brulaient sur leur passage tous les commerces appartenant aux Juifs. Je suis reste un moment a les observer, foudroye par la violence du moment. Mais quand je les ai vus se diriger vers la grande synagogue avec des torches a la main, j'ai compris que la situation etait grave et je courus me refugier chez moi. Toute ma famille etait la deja, barricadee derriere les persiennes closes et les portes fermees a triple tour, priant que l'on soit epargne. Deux heures durant, nous avons attendu, regardant la pagaille, l'angoisse au coeur jusqu'a ce que les forces de police aidees par l'armee reprennent le controle de la situation. Le soir meme, a la radio, nous avons entendu avec joie le president Bourguiba fustiger les manifestants et declarer que les Juifs Tunisiens etaient des citoyens a part entiere qu'il fallait proteger. Et nous le fumes les jours suivants. Mais c'etait trop tard. Quelque chose s'etait casse. Deja, la plupart de mes correligionnaires avaient quitte la Tunisie apres l'independance en 56 et apres les evenements de Bizerte en 61, mais nous, nous etions restes derriere. Nous esperions que les choses allaient s'arranger et que l'on allait retrouver notre place dans ce pays ou nos ancetres avaient vecu plusieurs siecles. Mais apres le 5 juin 67, c'etait foutu. L'espoir avait disparu. Aussi, quelques jours plus tard, nous etions au port de Tunis en train d'embarquer sur Le Kairouan a destination de Marseille, n'emportant avec nous pour tout souvenir que quelques effets personnels et 5 dinars en poche. Mes parents, ayant peur que l'on nous empeche de partir, m'avaient fait jurer de ne rien dire a qui que ce soit et c'est pour ca que je ne t'ai meme pas dit au revoir. A toi que j'avais connu depuis qu'on avait six ans et qui,  je peux te le dire aujourd'hui etait mon ami le plus cher. Toi, avec qui, quand nous faisions equipe au foot dans la rue, moi demi de terrain et toi ailier gauche, nous etions imbattables. J'adorais te faire une passe et voir comment tu allais dribbler les defenseurs de l'equipe adverse et envoyer le ballon entre les jambes du goal. Toi, Mourad avec qui j'ai si souvent partage un sandwich Tunisien au gouter de 10 heures ou un petit pain au chocolat vendu par le concierge au lycee. Toi avec qui je partageais le meme plaisir d'aller au cinoche voir pour la dix huitieme fois "Les sept Mercenaires" ou "Les Canons de Navaronne". Toi qui etais Arabe et moi qui etais Juif sans que cela ne nous derange jamais. Toi que j'ai laisse a Tunis et que je n'ai jamais revu depuis mon depart. Toi, Mourad, a qui je n'ai plus jamais parle. 

    Au fur et a mesure que le bateau s'eloignait du port de Tunis, je me doutais bien que ma vie ne serait plus jamais la meme et mon coeur etait plutot serre. Mais je fus vite emporte par l'excitation de l'aventure d'etre sur un bateau et apres avoir trouve de vagues connaissances de mes parents qui avaient des enfants de mon age, j'entrais dans ma nouvelle vie. Apres l'arrivee a Marseille, le taxi pour la gare, le train pour Paris, le transfert chez un de mes oncles en banlieue Parisienne, la fatigue eut raison de moi et j'ai eclate en sanglots. Impossible de m'arreter. Ce fut, je dois l'avouer, la seule trace d'emotion dont j'ai ete capable a l'epoque. Il est vrai que la ville de Paris avait une beaute incontestable a l'epoque pour le jeune Tune que j'etais et l'attrait de la nouveaute eut raison de toutes mes reticences. Et je t'ai oublie. Je dois meme te dire que tu m'es sorti completement de l'esprit. Peut etre avais-je besoin d'un bouc emissaire pour donner une chance a ma nouvelle vie? Qui sait? Le fait est que durant les quelques annees qui ont suivi, je me suis cree une nouvelle vie. Meme quand mes parents parlaient parfois de la Tunisie, je refusais de prendre part a la conversation et partais me refugier loin de tous ces souvenirs que je voulais sortir de ma tete. Et je suis probablement devenu un petit Francais. Je parlais et me comportais comme ces nouveaux amis que j'avais a l'ecole et ma culture devint finalement tres proche de ce qu'etait celle d'un adolescent Francais. Je devins un pathos!! A croire que je n'etais meme pas ne en Tunisie ou que j'avais passe les premiers 13 ans de ma vie a Tunis.

    Et les annees passerent. L'excitation des premiers temps fut vite remplace par une incomprehensible nostalgie pour quelque chose dont je n'avais aucune idee. La rigueur du climat Parisien accouple a la durete des relations humaines commenca a serieusement emousser ma nouvelle identite. Je devins tour a tour aggressif puis melancolique. Je me plaignais sans arret de tous les cotes negatifs de la vie Parisienne sans jamais trouver quelque chose qui me rende heureux. Petit a petit, j'en vins a rechercher la compagnie de compatriotes Tunisiens que j'avais laisse de cote les annees precedentes. Moi qui ne supportais plus la vue de la bouffe Tunisienne que je qualifiais de grasse et mauvaise pour la sante, en vint a devenir le defenseur acharne de la richesse de son gout et meme de ses qualites therapeutiques. Tres vite, les cassettes de musique Francaise furent remplacees par les refrains de Fayrouz ou Ali Riahi. Personne, y compris moi, ne comprenait les raisons ni la profondeur des changements qui etaient en train de m'affecter. Et puis un jour, cette annee, tout m'apparut clairement! Je regardais un match de foot de la coupe du monde a la tele quand Maradona tira dans les buts avec son pied gauche. Un but si puissant et fantastique que le producteur en charge de l'emission passa et repassa l'action sous tous les angles et en slow motion. Et au moment (qui sembla durer une eternite) ou Maradona tape la balle, j'ai eu un flash superpose avec toi en train de shooter. Toi, Mourad qui m'etait completement sorti de la tete, tu fis un retour extraordinaire dans ma vie grace a Maradona. Tout me revint en memoire! Le son de ta voix, ta facon de marcher et la couleur de ton short m'apparurent et m'inonderent d'emotions. On aurait dit que le but de Maradona avait ouvert cette poche de mon passe qui avait ete scelle des que j'avais mis les pieds sur "Le Kairouan". Les larmes pleins les yeux, je fis un retour vingt ans en arriere et compris enfin l'etendue de tout ce que j'avais perdu. Les odeurs, les saveurs et les couleurs de mon enfance se bousculerent devant moi pour me faire mesurer toute cette part de moi que je ne suspectais meme pas.

    Et j'ai pleure! Pleure sur ce que j'avais perdu. Pleure sur la politique et la folie divisive des hommes. Et puis la, je me suis dit que c'etait trop con. Il fallait que je te retrouve et que je te parle. Il fallait que je dise ce qui s'etait passe. Il fallait que je retablisse le contact avec toi et que tu me dises toi aussi comment tu avais vecu tout ca. Il fallait que je t'ecrive et que je te retrouve.

A bientot, j'espere. Tu me manques.

Paulo  

  


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