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Mes Trésors Cachés |
Lorsque j'avais quitté Béja, il se faisait un peu tard, le soleil se rapprochait
déja de la fin de son parcours, puis, petit-à-petit il plongeait derrière les
collines et laissait derrière lui une lueur rougeâtre. Cette couleur à l'horizon
me rappelait les dires de mon père:
- "Ella Hamret El A'chya Hot Ezweilek A'lla Coul Etnya." (Si le ciel est
rougeoyant le soir mets tes chevaux sur tous les chemins) et:
- "Ella Hamret Esbah Hot Ezweilek Ouertah ." (Si le ciel est rougeoyant le
matin, attache tes chevaux et repose-toi.) Me basant sur ces proverbes, je
pouvais escompter que le lendemain il ferait beau. C'est ainsi que l'envie de
quitter ma ville me manquait, mais quoi faire, j'étais un invité de Salem et
comme je connaissais les règles musulmanes: "Def Enbi Tlata Yem" (L'invité du
prophète c'est trois jours) et que mon père disait: "Ela Hlat Qoss" (Quand cela
devient agréable coupe court), je me pliais donc à la loi du prophète et aux
paroles de mon père et je me disais:
- "Grand merci à Vous, Forces Sacrés, Sainte Mulitude, de m'avoir donné votre
concours miraculeux et de m'avoir créé les circonstances agréables et fortunées
de revoir ma ville et le lieu de mon berceau!" et je fis signe à Salem de
continuer.
Notre voiture grimpait la route avec un soupire lourd, elle gravit la pente
jusqu'en haut de la colline, puis elle semblait ralentir et son moteur fit
encore un nouveau soupire qui me parraissait alarmant. J'avais le sentiment que
quelque chose freinait la voiture et voulait me retenir sur cette place.
Le soleil continuait sa déscente. Puis doucement il disparaissait au fur et à
mesure. Alors on ne voyait que ses lueurs qui laissaient un fond rougeâtre à
l'horizon. Soudain un sentiment de calme et d'une sourde tristesse s'installa
dans mon âme, comme lorsque papa nous avait quittés et avant de commencer
l'étape suivante du retour, je priai Salem de carrément s'arrêter à nouveau, car
je voulais jeter encore un regard sur notre ville de ce point bien élevé. De
là-haut je pouvais voir d'un côté le paysage silencieux avec ses plaines vertes
et ses collines ondulées, de l'autre côté notre ville avec ses toits rouges et
ses terrasses blanches en forme d'escaliers qui me paraissaient comme une géante
peinture. Puis en un clin d'oeil je voyais comme s'il y avait un drap blanc
étalé qui couvrait tout ce qui était devant moi jusqu'au bas de la colline.
L'église émergeait comme une sentinelle dont la pointe de son épée était brisée
par l'usure. Je voyais aussi le toit de la maison qui portait le nid des
cigognes et où la famille Sabah et la famille Fitoussi avaient habité. Je
cherchais ma maison de la rue Khaznadar, mais celle-ci se confondait dans le
blanc des terrasses et des rues escarpées et étroites de la ville arabe. Ma
première demeure perdait son identité physique mais sa présence émergeait du
fond de mon coeur et de ma mémoire, avec un éclat brillant qui portait les
souvenirs de jadis et tout ce monde voulaient me dire:
- "Nous sommes encore là, ils émergeaient d'un monde lointain et m'envahissaient
et me trempaient dans un sentiment vivant et agréable qui me passait comme un
doux courant électrique. J'avais des frissons agréables et continues. Ce
sentiment semblait remplir mon corps et mon visage d'une douceur que j'avais
connue lorsque j'avais à peine six ans. Je n'avais plus l'envie de bouger de
cette place juste pour ne pas perdre ces sentiments. Mais mes yeux regardaient
Salem qui était à côté et me donnait un regard silencieux et voulait peut-être
me dire:
- "Je te comprends." Je ne disais rien et lui non plus. Tout en observant ces
maisons je lui disais:
- "Celles-ci avaient abrité des générations entières. Ah! si elles pouvaient
parler, elles nous raconteraient les histoires de chacun, de nos
arrière-grands-parents et de leurs amis." Ces pensées me parvenaient encore
comme un agréable parfum, peut-être afin que je me souvienne de leur vie avec
nous. Et puis tout un monde jaillissait de ces vielles maisons et venait vers
moi, des visages que je n'avais plus vu depuis très longtemps se présentaient à
moi l'un après l'autre, comme s'ils voulaient me dire:
- "On te connaît, tu es notre fils". Sans même pouvoir me rappeler de leurs
noms, il me semblait qu'ils étaient si familiers et si proches, comme s'ils
étaient tous des membres de ma famille. Je me sentais le devoir de rester encore
un moment pour qu'à mon tour je puisse les saluer humblement. De loin on ne
voyait que les reflets du soleil qui était de l'autre côté de la montagne.
J'observais aussi avec beaucoup d'amour et un certain chagrin cette ville qui
avait été une fois le nid de toute ma famille et le berceau de notre jeune âge.
Tout en regardant ces milliers de visages qui sortaient de ces toits blancs
comme des étincelles qui montaient continellement vers moi, je disais:
-"Adieu à tous ceux qui avaient vécu dans cette adorable ville, quels que soient
leurs noms, leurs origines ou leurs religions." C'étaient eux les principaux
acteurs de cette douce et paisible cité; c'étaient eux qui animaient notre
ville, c'étaient leur éducation qui avait fait de nous ceux qui nous sommes.
Leur sagesse, leurs conseils et leurs prières nous suivent partout là où nous
sommes et nous protègent encore aujourd'hui avec leur amour magnanime. Par leur
mode de vie et leurs exemples ils nous tracèrent le chemin qui nous guide encore
vers la vie de demain. et par-delà. De cette haute place je regardais notre
humble et paisible cité et comme dans un songe très vivant et même vibrant je
revoyais les parachutistes de l'avant-garde anglaise qui descendaient et puis,
comme la lumière du jour s'amenuisait, je jetais encore un regard d'aigle sur ce
tableau pittoresque qui m'annonçait la fin du jour et je dis:
-"Salut à nos instituteurs, salut à nos rabbins, salut à nos curés, salut à nos
medebs et encore à nos chers parents." Puis j'observais les lueurs rouges qui
s'amoidrissaient et se confondaient avec l'obscurité qui venait les relever.
-"Vous êtes les héros, vous avez su nous inculquer l'amour, le respect et la
tolérance envers nos prochains, vous nous avez enseigné l'accueil et
l'hospitalité envers l'étranger et enfin vous avez ancré en nous le courage et
l'audace pour les devoirs de demain." Ces sentiments que je ressentais m'avaient
freiné.
Encore de là-haut et d'un regard solennel j'embrassais et je remerciais toutes
les femmes de Béja, vieilles et jeunes pour tout l'amour dont elles nous ont
enveloppés depuis notre tendre âge avec des mots simples comme:
-"I A'yech Weldi" (Que Dieu te garde, mon enfant) "Smalla alik" (que le nom de
Dieu soit avec toi) Ces mots sortait naturellement de la bouche de chaque maman.
Elles nous avaient voué à une vie simple, saine et limpide. Elles avaient joué
un rôle important et déterminant dans la formation de notre caractère et de
notre santé, elles avaient su nous apprendre le respect des pères, des personnes
plus agées et des voisins. Ce sont encore elles qui avaient adouci nos
impulsions juvéniles et nous avaient enseigné la patience par leurs exemples.
Elles nous disaient souvent:
- "Bessiassa Ya Weldi" (Avec sagesse et avec du calme, mon fils.) Ou alors elles
nous disaient:
- "Sa'ed Nefsek" (Sois bon avec toi-mê me), ou encore:
- "Allah Yehdik" (Que Dieu te calme). Etions-nous conscients de ces belles
paroles ? Calme, patience, sérénité et pardon (savoir pardonner), ne sont-ils
pas les paroles de sagesse de la vie? Par leur silence et leur calme elles ont
essayé de nous rendre conscients de la force latente qui est en nous et qui
évolue avec notre âge et nos expériences. Elles nous disaient aussi:
- "Esbar, Allah kabir." (Patience, Dieu est grand) qui veut dire, aie confiance
au lendemain. Elles savaient nous habituer à garder constamment notre espoir
vivant en l'avenir. En quelque sorte elles ont ancré la foi dans notre coeur et
le devoir du travail quotidien. Elles disaient:
- "Peu importe le travail que l'on fait, l'essentiel est de le faire avec amour
et conscience." En effet, que le salaire soit gros ou petit ne compte pas, car
le travail en lui-même forge notre esprit endormi. Elles disaient aussi:
- "Akhdem Berial Ou Hasseb El Batal" (Travaille pour un rial et compare-toi au
chômeur.) À travers les bons plats qu'elles nous offraient, elles ont su nous
initier avec beaucoup de soin et de gentillesse au goût et à la valeur de la
vie. Elles savaient nous écouter avec beaucoup de patience, sans nous
interrompre et par ce simple fait seulement, elle nous avaient appris l'amour et
le respect de la femme. C'est à travers nos mamans que nous voyons nos femmes.
Elles nous ont enseigné le pardon avec le simple mot:
- "Samhou Ya Weldi" (pardonne-lui, mon fils), ou alors:
- "Esmah " (pardonne). Peut-on encore oublier nos grand-mères et toutes les
vieilles dames qui vivaient parmi nous et dans nos familles ? Elles avaient
aussi leur petit mot à dire. Ce sont elles qui intervenaient pour rétablir
l'ordre si celui-ci était perturbé pour une raison ou pour une autre. Elles
prenaient sur elles la responsabilité d'une action qui déplaisait à nos parents
pour nous protéger. Et quand nous étions malades c'étaient encore ces vieilles
femmes qui restaient assises aux pieds de notre lit sans dire un mot. Rien que
leur présence, sans savoir pourquoi et comment, nous guérissait. Voilà encore un
témoignage de notre mode de vie que nous aimions. Ce sont peut-être leurs
prières silencieuses qui dirigeaient et attiraient la force de l'amour vers
nous. Je pensais à mes cousins, à mes cousines et à mes amis qui sont dispersés
un peu partout dans le monde, puis, je priais dans mon for intérieur, pour les
parents, qui nous avaient quittés. Ensuite je songeais avec appréciation à tous
les Béjaois, sans oublier les Bédouins qui animaient notre ville les jours de
fête et les jours de marché. Ces Bédouins représentaient la base de l'économie
de notre ville et ils faisaient en même temps partie de notre enfance. Leur
présence les jours de marché créait une ambiance humaine dans nos rues. Certes
ces braves gens étaient simples, mais ils renfermaient en eux une innocence
pieuse. Ils n'avaient jamais quitté notre sol natal malgré toutes les conquêtes
de différentes forces étrangères, dont certaines avaient laissé leurs empreintes
physiques sur eux, mais n'avaient jamais réussi à les convertir ni à les
transformer, puisqu'ils sont restés les bédouins fidèles à notre terre. A eux
j'adressais un méssage tout particulier et bien chaleureux:
- "Vous êtes les vaillants gardiens de notre terre. Vous avez fidèlement veillé
notre berceau et nos merveilleuses demeures. On vous trouve partout, sur les
collines, dans les champs et aux alentours de notre ville. Ni les conquérants,
ni les religions ne vous ont détourné de vos devoirs, vous avez résisté depuis
des siècles. Ni la pluie, ni la neige, ni le vent, ni le froid, ni toutes les
tempêtes, ni votre peau brûlée par le soleil ne vous ont empêchés de labourer et
de cultiver notre terre depuis des siècles. Vous avez passé à vos descendants de
génération en génération vos principes et vos lois, qui ne respectent que
l'homme lui-même; vous avez mérité notre respect et notre admiration. Hélas,
parmi tous les régimes qui passèrent par notre pays, personne ne vous avait
demandé votre avis, vous êtes là, toujours fidèles à la terre de nos ancêtres."
Je restais immobile et en silence pour un bon moment, je rendais ainsi hommage à
tout ce monde d'alors et à tous les enfants de Béja là où ils se trouvent.
L'odeur des classes et des jeunes enfants innocents mélangée à celle des ruelles
me parvenait du centre du Rebat, de Bab El Ein, de Ein Esemch, de Sidi Frej. Ces
quartiers englobaient alors des générations. Ils englobaient un monde entier.
Des diverses ethnies vivaient en harmonie dans ses vieux murs. Ces souvenirs
très vivants alimentent encore mon âme et mon esprit d'une chaleur et d'une
douceur de vie que je ressens de temps à autre à travers les années et à travers
les distances incommensurables. Combien de mémoires sont restées isolées et
éparpillées à travers le monde comme des âmes perdues dans les ténèbres, mais
dont les rayons d'une lumière éblouissante nous parviennent de très loin pour
nous dire:
- "Ne m'oubliez pas, Ana Baji, Ana Bajia, Ana Khoukem, Ana Ekhtkoum" (je suis
Béjaois, je suis Béjaoise, je suis votre frère, je suis votre soeur). Ces
sentiments et ces mémoires s'unissent ensemble pour créer la beauté de ma ville
et de ses enfants. Les mémoires et les souvenirs qu'elle renferme sont ses
trésors cachés. Cette beauté appartient aussi à l'enfance qui fait jaillir de
nous-mêmes un flot de bonté, qui fait vibrer nos sens. Elle nous adoucit et nous
agrémente notre vie tout le long de notre chemin. C'est bien notre terre qui
nous unit et nous dévoile à nous-mêmes et à tout le monde, c'est bien cette cité
qui est la source de notre mémoire qui nous rapproche de notre conscience et
nous reconduit à nous-mêmes au moment du réveil. Amen! Aux noms de nos pères. Je
disais dans mon coeur:
- "Yerh am Hem." (Que Dieu bénisse leurs âmes).
C'est alors que je fis signe à Salem de continuer le chemin et je lui dis:
- "Allez-y! On continue vers Tunis" Il me regarda calmement comme si je sortais
d'un lieu saint ou d'un temple sacré. Son regard était constamment dirigé vers
mes yeux comme s'il détectait quelque chose de nouveau dans mon visage, puis il
me dit:
- "Ça va? Voulez-vous boire quelque chose?" Je me sentais en effet comme si je
me réveillais d'un profond rêve, qui me remplissait d'une nouvelle énergie
d'amour due à tout ce que je venais de vivre et de sentir, mais en réalité je
n'étais pas dans un rêve, j'avais senti ce que j'avais vécu lorsque j'habitais
ici. Cependant je ne pouvais pas le dire à Salem, puisque c'étaient mes propres
sentiments que je venais de saisir et c'étaient mes expériences que je venais de
contempler. Tous les êtres que j'avais laissés en quittant cette ville étaient
là vivants en moi. Tous ces êtres que nous avons vus et qui avaient vécu avec
nous sont là avec nous et en nous pour toujours. Notre ville est aussi en nous
et dans n'importe quel pays que nous serions elle sera toujours avec nous et
nous accompagnera le long de la vie. En fait c'est une partie de nos
expériences, nous les avons vécues. Nous sommes les seuls à les voir et à les
sentir Tout ce que nous passons dans la vie devient nos expériences, elles sont
les seules qui comptent. Nous pouvons évidemment lire sur les expériences des
autres mais seules les nôtres peuvent nous aider dans la vie.
Emile Tubiana
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