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Bourguiba lors de la proclamation de la République
Document : “ Variations sur le thème de la proclamation de la République en
Tunisie” : Les Beys, Bourguiba et la République. Par El-Mokhtar Bey
L’article de Samy Ghorbal, intitulé “ Ce jour-là, le 25 juillet 1957 (,)
Bourguiba proclame sa République ”, paru dans le n°2219 de Jeune Afrique –
L’intelligent des 20 – 26 juillet 2003, présente l’avantage de concentrer dans
une page, la plupart des griefs formulés contre la Dynastie husseïnite, de sa
naissance le 15 juillet 1705 à sa disparition le 25 juillet 1957, griefs que
nous nous proposons d’examiner avec l’objectivité et la rigueur que
l’honnêteté intellectuelle d’une part, la démarche scientifique d’autre part,
le respect dû aux lecteurs et aux Tunisiens dont les Beys furent les
Souverains durant plus de deux siècles et demi enfin, imposent.
Pour respecter la structure du texte discuté, nous grouperons les moyens
développés par l’auteur tendant à démontrer l’inéluctabilité de la République,
sous cinq rubriques intitulées :
•Les circonstances de la naissance de la République (1) ;
•Les rapports du Bey, Lamine Pacha, avec son Grand Vizir, Habib Bourguiba (2)
;
•Les causes de la proclamation de la République (3) ;
•L’évolution vers la proclamation de la République (4) ;
•Et les Princes après la proclamation de la République (5).locaux.
Il convient cependant d’observer, au préalable, que l’Assemblée Natio-nale
Constituante fut élue le 23 mars 1956, en application du décret de Lamine
Pacha Bey du 29 décembre 1955, pris sur la proposition de Tahar Ben Ammar,
Grand Vizir (Premier ministre), Chef d’un gouvernement composé pour moitié de
ministres destouriens, pour élaborer la “ Constitution du Royaume ” que le
Souverain s’engagea à promulguer en l’état, sans modification aucune.
Cette décision s’inscrivait tout naturellement dans la logique de la dynamique
institutionnelle, inaugurée par le “ Pacte Fondamental ” ou charte des Droits
de l’Homme, inspiré des réformes ottomanes, connues sous le nom de hatti-i
chérif de Gul – Hané de 1839 et de hatti-i humayoun de 1856, proclamé
solennellement le 9 septembre 1857 devant une assemblée réunissant les Hauts
dignitaires du pays, et poursuivie par, en substance, :
-La Constitution des 24 décembre 1860 – 26 avril 1861 (Ben Dhiaf, TV, p°51)
instituant notamment un Conseil Suprême Législatif de 60 membres disposant du
pouvoir de juger le Bey et de prononcer sa déchéance, et des tribunaux
appliquant des codes d’inspiration européenne, à élaborer, Constitution dont
Abdelaziz Thaâlbi, auteur du fameux “La Tunisie martyre ” (1920) et collègue
de Béchir Sfar et d’Ali Bach Hamba, fondateurs du Mouvement des “ Jeunes
Tunisiens ” (1907) qu’il rejoindrait en 1909 d’une part, le Destour et les
nationalistes d’autre part, en revendiqueraient l’application ;
-La représentation —imparfaite il est vrai— des Tunisiens, d’abord, en 1907 au
sein de l’assemblée, dite “ Conférence consultative ”, instituée en 1890,
ensuite, au “ Grand Conseil ” (la section tunisienne), créé en 1922 après que
Naceur Pacha Bey (1906 – 1922) eut adopté le programme revendicatif du Destour
(1921), et modifié par les réformes de 1945 ;
-Les revendications destouriennes, appuyées par Lamine Pacha Bey dans sa
lettre à Vincent Auriol, Président de la République Fran- çaise, en date du 11
avril 1950, réaffirmées et précisées par Bourguiba à Paris, le 14 avril 1950,
qui réclamait l’institution d’une assemblée constituante élue ;
-La volonté, clairement exprimée par Lamine Pacha, dans son discours du Trône
du 15 mai 1951, d’introduire des réformes substantielles dont l’institution
d’une Assemblée législative délibérative “ contrôlant la gestion et la
politique générale du gouverne- ment… ” (Mémorandum du Gou- vernement tunisien
en date du 31 octobre 1951) ;
-L’adoption, par le même Souverain, du programme du Néo-Destour revendiquant,
entre autres, une Constitution démocratique que devait négocier, avec les
Autorités françaises, le ministère Mhamed Chénik, constitué le 17 août 1950 ;
-Et par —quoique instituant une co-souveraineté préjudiciable—, les réformes
du 20 décembre 1952 et du 4 mars 1954 (infra).
La Constituante de 1956 fut ainsi, d’une part, l’aboutissement d’une
revendication qu’aucun Bey du Trône ne contesta et que Naceur Bey (1906 –
1922) et Lamine Bey (1943 – 1957) appuyèrent même, avec la force, l’énergie et
l’autorité institutionnelle, politique et morale dont ils disposaient, et
d’autre part, la concrétisation moderne, d’une pratique – la choura islamique
– que les premiers Husseïnites – et singulièrement le premier d’entre eux,
Husseïn Ben Ali (cf. De la Dynastie husseïnite. Le Fondateur, Husseïn Ben Ali
1705 – 1735 – 1740. Tunis, 1993, par El-Mokhtar Bey), respectèrent avec une
remarquable constance.
Lamine Bey, en scellant le décret l’instituant, alla ainsi dans le sens de
l’Histoire. On murmura à l’époque qu’il envisagea même, sur la discrète
proposition du Prince Hassine, frère de Moncef Pacha Bey (1942 – 1943) et Bey
du Camp, fin politique et habile tacticien, l’octroi d’une Constitution que
préparerait une Commission de juristes, instituant une démocratie
parlementaire dans laquelle le Roi régnerait sans gouverner ! Il n’en fut
cependant rien.
La Constitution serait républicaine, élaborée par une Assemblée élue,
nonobstant sa convocation par un décret beylical.
1)Sur les circonstances de la naissance de la République, Jeune Afrique met,
expressément ou implicitement, l’accent sur la position politico-sociale de
Habib Bourguiba. Il était ainsi “ l’homme fort du pays (…et) le père de
l’indépendance ” qui “ sait toute l’affection que le peuple lui porte ”.
C’est tout le problème de la Légitimité que pose cette affirmation. Mais il ne
s’agit ici que de la légitimité consensuelle largo sensu, cependant
insuffisante, à elle seule, à fonder le pouvoir de celui qui l’invoque. Lui
manque, en effet, l’autre composante de la pleine Légitimité : la légitimité
juridique, celle du droit, de la légalité s’exprimant, par exemple, au plan
général, dans le mode de désignation du gouvernant, son investiture…
conformément à l’ordre établi, c’est-à-dire à la norme juridique
institutionnelle la régissant.
Le problème n’est pas neutre. Car comment concilier la légitimité consensuelle
— c’est-à-dire le suffrage du Peuple, la voix donnée au gouvernant par le
gouverné qui approuve, adhère et par là, légitime l’action de son dirigeant,
peu important son mode d’expression – et la légitimité juridique, détenue par
une autorité autre ? Comment concilier une volonté “ consensuelle ”,
républicaine – celle de Bourguiba – et une volonté “ juridique ”, monarchique
– celle du Bey Lamine, implicitement exprimée dans le décret de convocation de
la Constituante de 1956 ?
Il y a là une situation conflictuelle manifeste qui ne peut, en théorie et à
défaut d’entente, se résoudre que par le recours à la force. Invoquant sa
légitimité juridique, le Souverain en appellerait, en effet, à l’armée et à la
police pour s’opposer à son concurrent, et le neutraliser. Ce faisant, il
agirait en tyran, faute de légitimité consensuelle !
Habib Bourguiba, habile manœuvrier et ingénieux tacticien, le savait. Aussi,
Grand Vizir, élimina-t-il, sans tarder, toute velléité de résistance du Bey en
soumettant toutes les forces susceptibles de lui résister, à son empire. Plus
encore, il priva le Souverain de sa légitimité juridique en mettant en cause,
le moment venu, le fondement même de son pouvoir par “l’affirmation” de la
souveraineté du Peuple dont la volonté s’imposait à tous, y compris au Bey.
Bourguiba invoquerait cette souveraineté le 25 juillet 1957 ; et par le vote
de l’Assemblée, il se doterait, lui, de cette légitimité juridique qui
manquait à sa légitimité consensuelle – celle de Leader – pour la
perfectibilité de sa Légitimité alors républicaine. Ce faisant, son pouvoir
respectait, dans cette intellection, et le droit et la politique au préjudice
de la Monarchie et de son représentant, le Bey.
Tout à la fois Leader et Homme d’Etat, il devint tout naturellement le maître
du pays. Et il le resterait, sachant cependant que, quoique et parce que “
père de l’indépendance ”, comme l’écrit “L’intelligent”, il avait des parents
et grands-parents et des frères. Nous pensons tout particulièrement, aux
anciens d’entre les premiers : les Thaâlbi ; Bach-Hamba ; Thameur… ;
Kheireddine Laffich, Grand Vizir de Sadaq Pacha Bey (1859 – 1882); Général
Huseïn (Hasyn) dont le Consul Général d’Angleterre à Tunis, Richard Wood,
signalerait les tendances républicaines ; Salem Bouhageb ; Mohamed Baïram V ;
El-Noury ; Ahmed Ben Dhiaf… ; aux plus jeunes parmi les seconds : les Tahar
Ben Ammar ; Salah Farhat…, Mongi Slim ; Mahmoud Materi ; Salah Ben Youssef ;
Rachid Driss ; Slimane Ben Slimane ; Hédi Nouira ; Mhamed Chénik ;
Abderrahmane Mami ; Taïeb Méhiri… et Fadhel Ben Achour ; et Moncef Bey ; et
Mongi Bey et ceux de l’ombre : Nasir Bey, petit-fils de Moncef Bey ;
Nèjmeddine, Salah, Mohieddine... Bey ; enfin aux fellaghas ou guérilleros et
syndicalistes : Mohamed Ali ; Tahar Haddad, fondateur de la CGTT, Farhat
Hached, père de l’UGTT… Tous ont lutté ensemble et à des degrés divers pour la
libération de leur pays ! Ils en partagent l’Honneur !
L’observation de Jeune Afrique, faite sous forme de constat : Bourguiba est
“l’homme fort du pays (… et) le père de l’indépendance (qui) sait toute
l’affection que le peuple lui porte” est ainsi judicieuse et éclaire plusieurs
réflexions déductives.
Cependant et nonobstant cette position et les pouvoirs dont il jouissait,
Bourguiba dut, selon Jeune Afrique, L’Intelligent “ instruire (devant les
Constituants et le corps diplomatique) le procès de la dynastie régnante ”. Il
ne fit, en vérité, –comme d’ailleurs les autres orateurs– que prononcer un
véritable réquisitoire contre les Husseïnites et, plus particulièrement, le
dernier d’entre eux, Mohamed Lamine..., mais en l’absence des accusés ou de
leurs représentants, et sans que personne, à l’exception de quelques députés
défendant la mémoire de Moncef Pacha Bey (19 juin 1942 – 13 mai 1943), ne
tempérât la violence des discours accusateurs, n’en contredît le contenu, ne
contestât les faits de “ bassesses (et) de trahison ” invoqués, alors que
plusieurs d’entre eux furent sinon des collaborateurs, du moins des proches du
pouvoir beylical vilipendé.
Le pouvaient-ils cependant ? Disposaient-ils de preuves contestant notamment
ces “ bassesses et trahisons ” ? Oui à croire Chèdly Ben Ammar et Khalifa
Gaâloul pour deux d’entre elles d’une particulière gravité, dès lors qu’ils en
eurent connaissance et que le fait incriminé fut évoqué devant eux.
Selon la famille Gaâloul, en effet, la tentative d’assassinat dont on accusa
le Prince Slaheddine, fils de Lamine Pacha Bey, encore au pouvoir, fut une
machination tendant à discréditer encore plus le Souverain en prévision de la
République dont on préparait la proclamation.
El-Ayam, en langue arabe, écrivait, à cet égard, dans sa livraison du 14 avril
1988, à la page 6, sous le titre : “ la famille Gaâloul(,) surveillant de la
famille royale(,) puis garde du corps personnel de Bourguiba(,) déclare (que)
Taïeb Méhiri lui a dit que Bourguiba lui demande d’organiser un complot pour
troubler (mettre en émoi) le palais royal” :
“Bourguiba lui donna une maison et Âllala Laâouiti lui donna 2 millions et lui
dit : cherche une maison ”, que :
“Khalifa Gaâloul..., natif de Ksar Hélal et fellagha... proche de
Bourguiba(...,) était particulièrement rejeté par Saîda Sassi, Naïla Ben Ammar
et Wassila Bourguiba qu’il vit piller les bijoux du Palais royal dès la
déposition du Roi, et fut témoin des opérations de vol. Il avait vécu au
palais royal puis au palais présidentiel, comme surveillant de la Famille
royale en premier(,) puis comme garde du corps personnel de l’ex-Président(,)
Monsieur Habib Bourguiba qui était au courant de tout fait(,) grand ou petit
du palais, du passé de tout responsable et de tout visiteur au palais de
Carthage... Selon la famille (Gaâloul) et plus particulièrement le fils aîné
(de Khalifa Gaâloul), Mohamed, le regretté Gaâloul racontait à ses enfants
l’événement qu’il monta en personne : Taïeb Méhiri me contacta – leur dit-il –
et m’informa que Bourguiba me dit que le temps est arrivé d’abolir le régime
du Roi. Il convient d’organiser un complot qui préoccupe le Palais royal et en
trouble l’atmosphère. De fait(,) personne ne lui dicta (à Gaâloul) ce qu’il
devrait faire. Il réfléchit et retint l’idée de se jeter devant la voiture de
Slaheddine Bey (4979 TU11 de marque Volkswagen), qui quittait le Palais pour
assister à des funérailles. Il fut arrêté et emprisonné malgré que son père
fût le Bey(,) et Bourguiba put(,) avec d’autres(,), réaliser son programme
d’abolition de la Monarchie. Khalifa Gaâloul ajoutait à sa lettre (adressée) à
Sayah (Mohamed) : “il y a des choses qui ne se disent pas dans une lettre”
(sic!)....”
Par ailleurs, selon Chèdly Ben Ammar, fils de Tahar Ben Ammar, l’homme qui
signa le protocole consacrant l’indépendance, dans al-Bayan du 7 décembre 1987
sous le titre : “ Dossier de la réécriture de l’histoire nationale : le
jugement de mon père en 1958 fut le point de départ des règlements de comptes
politiques ”, interview conduite par Néjib Bin Abdallah : “ Après la
déposition du Bey en 1957 et la proclamation de la République, les relations
de la Tunisie avec un pays maghrébin frère (le Maroc) se tendirent. Le Leader
Bourguiba entreprit alors de convaincre le Chef maghrébin (le Sultan Mohamed
V) de ce que la déposition du Bey résultait de la bassesse et de la traîtrise
de celui-ci, et promit de lui en administrer la preuve par une attestation de
Tahar Ben Ammar qui entretenait avec ce Chef (le Sultan) des relations
privilégiées, notamment… en raison de son intervention en sa faveur près les
autorités françaises en 1955 quand il était en exil… Le fond de l’affaire
résidait dans le fait que le Bey protesta auprès du Haut Commissaire français
de l’époque, Roger Seydoux, après la survenance de l’événement qui coûta la
vie à deux Tunisiens, un partisan de Bourguiba et un partisan de Ben Youssef,
la protestation élevée par le Bey, s’appuyant sur le fait que la France était
alors responsable de l’ordre public. Roger Seydoux rapporta la protestation du
Bey à M. Bahi Ladgham qui la rapporta (à son tour) au Leader Bourguiba. Ce
dernier (alors nouvellement Président de la République) demanda à Tahar Ben
Ammar de lui remettre une attestation sur la vilenie du Bey pour avoir demandé
à Seydoux de ne pas abandonner la Sûreté au Gouvernement tunisien. Mais Tahar
Ben Ammar refusa de remettre l’attestation (dont il s’agissait) ou de faire
une déclaration en forme de preuve d’un fait qu’il ne vécut pas”.
Ce témoignage corrobore, en tous points, ce que m’avait dit le Prince Chèdly :
jamais Lamine Bey ne fit à Seydoux pareille demande. Il protesta fermement
contre la “ mort de ses enfants ”, alors que le maintien de l’ordre était de
la responsabilité des autorités françaises. Où se situent ici la bassesse et
la traîtrise du Souverain ? Un procès équitable lui eut permis de s’expliquer.
Il n’en fut rien.
Il n’y eut donc point de “ procès ” à l’Assemblée (ni ailleurs), faute de
défendeurs et de débats contradictoires et conséquemment de jugement, mais une
décision politique, émanant d’une Assemblée élue qui s’était déclarée
Souveraine parce que émanant du Peuple et exprimant sa volonté, balayant, du
même coup, toute critique fondée sur le légalisme, tiré du décret l’instituant
et limitant, implicitement mais nécessairement, sa compétence à l’élaboration
d’une Constitution de type monarchique (supra).
Comme toujours, le vrai “ procès ” de tout régime politique intervient en
vérité a posteriori. Il relève de la compétence de l’Histoire. Il est
instruit, à charge et à décharge, par les historiens, les politologues et les
juristes, dans la sérénité du prétoire du Temps ! Tel est aujourd’hui celui
des Husseïnites.
Le fait demeure néanmoins que le 25 juillet 1957, on décida, en conséquence
des réquisitoires prononcés, la fin de la Monarchie beylicale.
On aurait pu annoncer, pour lui succéder, la naissance d’une nouvelle
dynastie, ainsi que cela résultait implicitement de l’allocution même de
Bourguiba : “ Le peuple tunisien a atteint un degré de maturité suffisant pour
assumer la gestion de ses propres affaires, dit-il. Je sais toute l’affection
qu’il me porte. Certains ont pensé que je pourrais prendre en charge ses
destinés. Mais j’ai un tel respect pour le peuple tunisien que je ne lui
souhaite pas de maître et que le seul choix que je puisse lui indiquer est le
choix de la République ”. Elle eut été bourguibienne. Elle ne naquit pas ce
jour ! Mais Bourguiba, Président de la République, se comporterait en
véritable monarque… absolu, entouré d’une cour dévouée !
2)Sur les rapports de Bourguiba et de Lamine Bey, selon Jeune Afrique, “ La
forme monarchique de l’Etat avait été maintenue, mais cette concession était
de pure forme (… car) le beylicat était une survivance du passé… Bourguiba
avait accepté dans un premier temps de gouverner sans régner. Dès le 30 mai
1956, la Constituante vote l’abolition des privilèges de la famille royale.
Relégué dans son palais de La Marsa, Lamine, le vieux souverain, n’est jamais
associé aux grandes décisions qui engagent le pays ; c’est à peine si on le
consulte. En visite officielle à Tunis, en février 1957, Ibn Saoud, le roi
d’Arabie, est choqué par le peu d’égards avec lequel est traité son homologue
maghrébin. Bourguiba se comporte en chef d’Etat… ” ; ce qui est, à notre avis,
grandement inexact.
On se doit, en effet, de faire observer ici, de prime abord, que “ maintenir ”
une situation en l’état, c’est-à-dire la conserver telle quelle, la perpétuer
ou la laisser se continuer, présuppose un examen critique en conséquence
duquel la décision de la préserver est prise. Or en l’occurrence, Bourguiba,
qui fut nommé par le Bey, Grand Vizir et Président du Conseil des ministres,
et à qui il prêta serment de fidélité sur le Coran, accéda au pouvoir dans le
respect des us et coutumes de la Cour husseïnite (nomination, investiture,
prestation de serment…, protocole) régissant la matière, et n’envisagea
nullement, tout au moins à cette époque, un changement de régime. Au
demeurant, au cours des premiers mois de son viziriat, il manifesta au
Souverain une affectueuse considération ainsi que le prouvent, en tant que de
besoin, les photos de l’époque (voir par exemple El-Mokhtar Bey, les Beys de
Tunis 1705 – 1957, Tunis, 2003), et mena son action gouvernementale dans la
pure tradition de la Cour beylicale imposant la délibération des décrets en
Conseil des Ministres sous l’autorité du Premier ministre, et leur
présentation à la sanction du Souverain lors de “ la cérémonie dite du Sceau ”
qui se déroulait au Palais beylical tous les jeudis à 11 heures. Le “ Grand
Vizir ”— al Wazyr al-akbar ou le Ministre compétent – anciennement le Ministre
de la Plume –, lui en exposait les motifs, lisait le texte et le commentait.
Le décret dont il approuvait les termes était scellé par Sahab et-Tabaâ —le
Garde du Sceau— en sa présence, et entrait, à sa promulgation au Journal
Officiel, dans l’ordre juridique pour recevoir application.
C’était ainsi qu’à ma connaissance, le Bey Lamine apposa son Sceau sur, entre
autres :
•le décret du 31 mai 1956 abolissant les privilèges des Princes et Princesses,
mais après que Ahmed el-Mestiri, Ministre de la Justice, lui eut fourni les
explications convaincantes, nécessaires à cet effet ;
•le décret du 2 juin 1956 portant budget de l’Etat, sur présentation de Taïeb
Méhiri ;
•le décret du 2 août 1956 définissant le régime juridique de la Nationalité ;
•le décret du 13 août 1956, portant Code du Statut Personnel et ce, après
d’importantes discussions avec Habib Bourguiba et Bahi Ladgham ;
•le décret du 6 septembre 1956, instituant l’Ordre de l’Indépendance...;
•le décret du 18 juillet 1957 portant abolition du régime des habous privés et
mixtes.
Ce dernier décret du règne des Husseïnites depuis le 15 juillet 1705, date
d’accession au beylicat de Husseïn Ben Ali, fondateur de la Dynastie, était,
comme les autres, “ pris (par) Nous, Mohamed Lamine Pacha Bey, Possesseur du
Royaume de Tunisie, vu le décret du… ; vu Notre décret du… ; vu l’avis du
Conseil des Ministres ; sur la proposition de Notre Premier ministre,
Président du Conseil ;… ” (voir l’appendice du Code des obligations et des
contrats).
Il est ainsi erroné d’affirmer, d’une part, que “ la Constituante ” abolit les
privilèges des Princes, privilèges d’ailleurs limités à deux : de juridiction
– désormais ils relèvent des juridictions de droit commun, et non plus du “
Tribunal ” du Bey – et de la dotation, quoique le Souverain disposât du droit
de leur accorder, mais sur un poste de sa liste civile, aides, dons et
subsides divers d’autre part, que le Bey Lamine “ n’est jamais associé aux
grandes décisions ; c’est à peine si on le consulte ”.
Ecrire, par ailleurs, qu’il est “relégué dans son Palais de La Marsa ” est
doublement inexact ; car d’abord, quoique surveillé, il recevait chez lui qui
il voulait et se déplaçait librement jusqu’à peu avant la proclamation de la
République, ensuite il ne possédait en propre, aucune résidence à La Marsa et
habitait constamment son palais de Carthage, l’actuel Beït el-Hikma,
anciennement Palais du Général Ahmed Zarrouk, gendre d’Ali III, acquis par
Choua Bessis vers 1885, et vendu à Mohamed Lahbib Pacha Bey (1922 – 1929),
père de Lamine Bey.
En vérité, les rapports du Souverain avec son Premier Ministre passèrent par
deux phases qu’illustrent éloquemment les photos reproduites dans notre
ouvrage sur “ Les Beys de Tunis (1705 – 1957), Tunis, 2002 ”. Ils furent
d’abord empreints d’une cordialité remarquée. C’était l’époque où l’on
ébauchait ou élaborait, en commission de la Constituante, plusieurs projets de
Constitution instituant une Monarchie constitutionnelle (déclaration de Bahi
Ladgham in Réalités, n°609, p. 20) et où Mansour Moâlla publia le sien dans
L’Action !… Ils se tendirent ensuite, lorsque l’instauration d’une République
devint une Idée de Droit, suggérée ou actualisée par Wassila Ben Ammar (Tahar
Belkhodja : interview à al-Jazira. Voir cependant infra), et plusieurs Grands
du Parti du Néo-Destour.
On connaît à cet égard, les incidents préparatoires de la canne de l’Aïd ; de
la suppression de l’estrade du Trône du Palais de Carthage ; de la
substitution à la Garde beylicale de l’armée nationale, et surtout de
l’imaginaire tentative de meurtre d’un agent de la force publique, Khalifa
Gaâloul, dont fut faussement accusé le Prince Slaheddine, fils du Souverain,
peu de temps avant l’abolition de la Monarchie, dans le but de discréditer
encore plus le Souverain et de hâter la République (infra). Mais on ignore la
proposition vainement faite par Bourguiba au Prince Taïeb en son palais de
Marsa-ville, d’accepter le Trône dans la prévision de la déposition de Lamine
Bey, à charge pour lui d’une part de proclamer la République après quelque
neuf mois de règne, d’autre part de le nommer Président de la République,
enfin de quitter, lui et toute sa famille, définitivement la Tunisie sachant
que l’Etat subviendrait à leurs besoins là où ils s’installeraient… !
Cependant quoique tendues et moins fréquentes que d’habitude, les relations
des deux gouvernants ne furent point totalement rompues ainsi qu’en témoignent
les reproductions figurant dans “ Les Beys de Tunis… ”, et le décret relatif
aux habous, scellé par Lamine Pacha Bey, le jeudi 18 juillet 1957, au cours de
la dernière cérémonie du sceau de la Monarchie, une semaine avant la
proclamation de la République.
On observerait, enfin, que Lamine Bey, quoique progressivement éclipsé par
Habib Bourguiba, demeurait le véritable Chef de l’Etat, ayant protocolairement
le pas sur toutes les Autorités nationales y compris Bourguiba, le Grand
Vizir.
De ce fait, les Ambassadeurs des Puissances étrangères étaient accrédités près
de lui (voir la remise des lettres de créances des ambassadeurs du Maroc et
d’Egypte au Palais de Carthage in El-Mokhtar Bey, Les Beys de Tunis, p.85)… Il
recevait les Chefs d’Etat et les gouvernants, amis de la Tunisie (voir la
visite de Richard Nixon, Vice-Président des USA ; du Roi Mohamed V du Maroc en
octobre 1956 ; du Roi d’Arabie Ibn Saoud en mars 1957, in El-Mokhtar Bey, Les
Beys de Tunis…, p.84 et 118). A l’accueil de Mohamed V à l’aéroport de
l’Aouina, le protocole assigna à Bourguiba, Premier ministre, une place
derrière Lamine Bey, au niveau de Bakkaï, son homologue marocain. Dans la
voiture officielle traversant la place de la Casbah de Tunis, Saoud d’Arabie
se trouvait à la droite du Souverain, Bourguiba empruntant une autre
automobile derrière. Richard Nixon, Vice-Président des USA, venu saluer le Bey
au Palais de Carthage, fut placé à la droite de Lamine Bey, avant le Premier
ministre… Certes, Saoud, Roi absolu, pouvait s’étonner, voire s’offusquer, de
la position privilégiée de Bourguiba dans la gestion des affaires publiques –
ce qui nous paraît cependant surprenant tant la chose était de notoriété
publique et naturelle, la Monarchie évoluant, en apparence, vers un régime
parlementaire à l’avantage du Leader, Premier ministre –, mais sa surprise
serait feinte s’agissant de protocole ! Exista-t-elle d’ailleurs vraiment ?
On doit néanmoins admettre qu’en raison de sa légitimité historique, de sa
forte personnalité, de sa position politique, et sur l’action de Wassila Ben
Ammar, de Bahi Ladgham, de Taïeb Méhiri… plaidant pour l’abolition de la
Monarchie beylicale, Bourguiba ne s’accommoderait plus d’une place
protocolairement autre que la première. Il l’exprima d’ailleurs dans, entre
autres, la demande faite à Lamine Bey – qui la rejeta – d’être accueilli, aux
réceptions, par la Garde jouant l’Hymne beylical, jusqu’alors réservé au seul
Souverain !
3)Sur les causes de la proclamation de la République, le changement de régime
politique résulta, selon Jeune Afrique rapportant des propos récursifs, de la
conjonction de plusieurs facteurs qu’on peut regrouper sous deux rubriques :
la Monarchie est une institution au passé trouble (A) dont la Tunisie nouvelle
ne peut s’accommoder du maintien à la tête de l’Etat (B).
A) Le Beylicat, “survivance du passé”, était, en effet “ faible, commandé par
des monarques souvent vieux et impotents ”.
La Dynastie était “ fondée en 1705 par le janissaire ottoman Husseïn Ben Ali,
renégat chrétien d’origine grecque ”.
“Elle ne signifiait plus rien depuis qu’elle s’était compromise avec
l’occupant français pour sauvegarder un semblant de pouvoir ”. “ Moncef Bey
aurait pu, s’il avait réussi, redonner un avenir à l’institution.
Malheureusement pour lui, il a été destitué par les Français en mai 1943 ”. La
Monarchie “ allait faire les frais de la décolonisation ”.
Il est assurément aisé de rappeler ici, sur l’origine des Husseïnites, que le
Fondateur de leur Dynastie, l’agha des janissaires, Husseïn Ben Ali, élevé au
beylicat par le Divan et les notabilités de la Capitale le 15 juillet 1705,
était non pas janissaire ottoman, mais kouroughli, c’est-à-dire issu du
mariage d’un Turc et d’une indigène, en l’occurrence Ali al-Tourky et une
Chèrniya – de la tribu berbère Chèrin – du Sud du Kef.
Selon Husseïn Khodja (auteur de Thayl…, hagiologue et contemporain de
Husseïn), Ali, un chrétien de l’île, alors turque, de Candie, converti à
l’Islam, arriva à Tunis vers 1650, fut enrôlé sur les registres du Diwan
al-mdafîya …et affecté au commandement de l’importante place-forte du Kef qui
verrouillait la frontière algéro-tunisienne. Il y épousa d’abord une “ arabe ”
de la tribu des Banou Chennouf du Nord de la ville, qui enfanterait Mohamed,
le père du fameux Ali Pacha (1735 – 1756), puis une Chèrniya, la mère de
Husseïn (1705 – 1740) qui n’était ainsi ni “ janissaire ottoman ”, mais
kouroughli, ni renégat. Il naquit musulman au Kef, territoire tunisien, fut
profondément croyant et appliqua, dans sa vie privée, le gouvernement et la
gestion des affaires publiques, la chariâ avec une remarquable constance
(voir, par exemple, Ahmed Ben Dhiâf, Le règne de Husseïn Ben Ali. – Adde,
El-Mokhtar Bey, De la Dynastie husseïnite, le fondateur Husseïn Ben Ali 1705 –
1735 – 1740. Tunis, 1993, 615 pages. – …). Ecrire ou suggérer, à l’instar de
nombreuses personnes ignorantes ou malveillantes, que les Husseïnites, selon
l’expression commune, sont encore en 1957, “ des étrangers parce que Turcs ”,
est ainsi historiquement inexact. Husseïn fut Tunisien par sa mère ; ses
descendants, depuis la naissance de son fils, Mohamed (1709), étaient
authentiquement Tunisiens !
Affirmer par ailleurs tout aussi péremptoirement, que la Dynastie husseïnite
était “ faible (sur ce point : infra) (parce que ?) commandée par des
monarques souvent vieux et impotents ”, c’est méconnaître la vérité historique
même si l’auteur assortit son propos d’un prudent “ souvent ”. Il suffit pour
s’en convaincre, de constater que Husseïn Ben Ali (1705 – 1740) accéda au
Beylicat du Trône, à l’âge de 29 (ou 35) ans ; Ali Pacha 1er (1735 / 1740 –
1756), à 47 ans ; Mohamed-Rachid (1756 – 1759), à 47 ans ; Ali Pacha II (1759
– 1782), à 47 ans ; Hamouda Pacha (1782 – 1814), à 23 ans ; Othman (1814 –
1814), à 51 ans ; Mahmoud (1814 – 1824), à 57 ans ; Husseïn II (1824 –1835), à
40 ans ; Mustapha (1835 – 1837), à 48 ans ; Ahmed Ier (1837 – 1855), à 31 ans
; Mhammed (1855 – 1859), à 48 ans ; Sadaq (1859 – 1882), à 45 ans ; Ali III
(1882 – 1902), à 64 ans ; Hédi (1902 – 1906), à 47 ans ; Nasir (1906 – 1922),
à 51 ans ; Habib (1922 – 1929), à 64 ans ; Ahmed II (1929 – 1942), à 67 ans ;
Moncef (1942 – 1943), à 61 ans et Lamine (1943 – 1957), à 62 ans.
L’âge moyen des Souverains, de 1705 à 1881, date du Traité du Bardo, s’établit
ainsi, à leur accession au Trône, à : 513/12 = 42 ans et 75 jours, soit à
moins de 43 ans. De 1882 à 1957, il est de 416/7 = 59 ans, 41 jours, soit une
moyenne globale de = 48 ans, et 89 jours, moins de 49 ans. Signalons, à cet
égard, à titre comparatif, que Habib Bourguiba accéda à la magistrature
suprême à l’âge de 54 ans.
Dès lors que, grosso modo, Husseïn Ier a régné durant 30 ans ; Ali Pacha, 21
ans ; Mohamed er-Rachid, 3 ans ; Ali II, 23 ans ; Hamouda Pacha, 32 ans ;
Othman, 3 mois ; Mahmoud, 10 ans ; Husseïn II, 11 ans ; Mustapha, 2 ans ;
Ahmed Ier, 18 ans ; Mhamed, 4 ans ; Sadaq, 23 ans ; Ali III, 20 ans ; Hédi, 4
ans ; Nasir, 16 ans ; Lahbib, 7 ans ; Ahmed II, 13 ans ; Moncef, 11 mois et
Lamine 14 ans, la durée moyenne de leur règne est de : 3026 mois/19 = 159,26
mois ou 13 ans et 27 jours. Leur âge moyen à leur décès est ainsi de 48,89 +
13,27 = 61 ans et 116 jours.
On ne peut, en présence de ces chiffres, soutenir que “ les monarques ”
étaient souvent vieux ” (sur l’identité détaillée des monarques husseïnites :
voir “Les Beys de Tunis 1705 – 1957 ”, comportant en outre, près de 500
illustrations), et de surcroît, “ impotents ”, c’est-à-dire, selon le petit
Robert, incapables, “ par un vice de nature ou par accident, (de) se mouvoir
ou ne se mouvant qu’avec extrême difficulté ” alors et surtout que seuls Ali
III (1882 – 1902) et Hédi Bey (1902 – 1906) auraient souffert, le premier,
d’une restriction de la mobilité corporelle, peu de temps avant sa mort qui
intervint à l’âge de 84 ans, et le second, d’une paralysie des membres
inférieurs, non intellectuellement invalidante, immédiatement provoquée par un
incident avec le Résident Général, Stéphen Pichon (1901 – 1906), intervenu
deux années avant son décès à 51 ans.
Certes, Moncef Bey était affligé d’une surdité assez marquée, au demeurant à
l’origine du fameux incident du Bardo du 12 octobre 1942 avec l’Amiral Estéva,
mais elle n’affectait nullement son autonomie physique et ses facultés
intellectuelles. La cause de l’âge et de l’impotence des beys régnants,
invoquée pour, sinon justifier, du moins expliquer le “pourquoi la
République”, est ainsi fallacieuse ou captieuse.
Il en résulte que quoique ne manquant pas de pertinence mais à d’autres
égards, l’observation faisant de Moncef Bey le seul sauveur de la Monarchie,
ne pouvait s’appuyer sur les faits examinés. Mais nul ne saurait contester
qu’il vivifia l’institution monarchique et lui eût donné un lustre salvateur
n’était sa “ destitution ” presque onze mois après son accession au Trône, “
malheureusement pour lui ” selon Jeune Afrique. Adverbe cependant malvenu et
impropre.
Car ce monarque, conseillé par des hommes de qualité tels Mhamed Chénik, son
Grand Vizir, Salah Farhat, Mahmoud Materi, Hamadi Badra, El-Aziz Djellouli… et
surtout son demi-frère, le Prince Hassine, futur Bey du Camp et héritier
présomptif du Trône (1955 – 1957) sous Lamine Pacha, ne se préoccupait, dans
des circonstances extrêmement difficiles – la guerre et l’occupation du pays
par les forces de l’Axe – que de l’intérêt supérieur de la Nation, assurant
pleinement et efficacement la continuité de la lutte nationale et vivifiant le
sentiment patriotique (V. Félix Garras…); ce qui lui coûterait son Trône,
l’exil pour avoir refusé d’abdiquer, acte considéré par lui comme inadmissible
et une impardonnable trahison du peuple qu’il ne pouvait accomplir, et la mort
hors son pays, le 1er septembre 1948 au château Cadaval où il vivait en
résidence forcée, à Pau dans les Pyrénées françaises, et après avoir enduré
d’épouvantables souffrances morales et physiques, notamment à Laghouat dans la
fournaise du Sud algérien en 1943.
Sa destitution intervint ainsi non point “ pour son malheur ”, mais pour
l’Honneur de la Tunisie à laquelle, en pleine conscience, il sacrifia sa vie !
Quoiqu’il en fût, il constitua, pour Jeune Afrique exprimant une opinion
largement professée, une rupture dans la continuité de la “compromission” des
Monarques avec “l’occupant français pour la sauvegarde d’un semblant de
pouvoir”, de sorte que leur dynastie ne “ signifie plus rien ”, autre cause de
la proclamation de la République.
Cette affirmation appelle trois observations. La première, induite d’un
raisonnement par a contrario, est qu’avant la compromission dénoncée,
factuellement liée à la date d’occupation de la Tunisie – le 12 mai 1881 –,
les monarques, alors soucieux de l’intérêt général, se comportaient dans la
dignité propre à leur rang et à leur responsabilité souveraine, quoique –
ajouterions-nous – la politique moderniste de certains, en obérant gravement
les finances publiques, affectât dangereusement le développement économique et
la paix sociale qu’ils devaient assurer. On observerait néanmoins, à cet
égard, que le déficit public au décès de Mhamed Bey en 1859, de plus de 19
millions de piastres, était largement couvert par, d’une part, les sommes
emportées par Mahmoud Ben Ayed en 1852, estimées à un minimum de 22.306.114
piastres représentant le différentiel entre la créance de celui-ci sur l’Etat
telle qu’arbitrée par Napoléon III dans sa sentence du 30 novembre 1856, et
celle de 27 millions de piastres que l’Etat revendiquait à son encontre dans
la seule affaire de l’escroquerie du “ blé égyptien ”, non examinée par
l’Empereur faute de preuves matérielles des faits allégués mais dont
l’existence était patente, et d’autre part, les 5 millions de piastres
trouvées dans la caisse personnelle du bey à sa mort, soit au total 27.306.114
piastres.
Employée à bon escient, cette somme aurait évité les différents emprunts,
précurseurs du protectorat (1881-1883), devenu cependant inéluctable avec le
Congrès de Berlin (13 juin – 13 juillet 1878) qui sacrifia la Tunisie,
l’Egypte et Chypre aux intérêts des Anglais et des Français. L’Angleterre qui,
appliquant sa politique, dite “ des portes ”, y obtint Chypre et devint une
puissance méditerranéenne, mais qui visait aussi l’Egypte et le Canal de Suez,
lança, en effet, par la voix de son Ministre, Lord Salisbury, au Français
Waddington, surpris : “ Vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des
Barbares. Faîtes là-bas ce qui vous paraîtra bon. Ce n’est pas notre affaire”
(de Blowitz, Correspondance…), approuvé en cela par le Prince-Chancelier,
Bismarck, qui lui aurait dit : “ vous devriez, au lieu de contrecarrer la
Russie, en venir à une entente avec elle ; vous devriez la laisser à
Constantinople, prendre vous-même l’Egypte. La France recevrait Tunis ou la
Syrie comme compensation ” (G. Hanotaux, La France contemporaine…) ! Et
l’Italie pouvait s’agiter politiquement, le Bey invoquer circonstanciellement
la suzeraineté d’un Sultan ottoman, lui-même bien impuissant, quoique
disposant, à Tripoli, d’une force estimée en 1882, à 25.000 Turcs bien armés
tout prêts à envahir la Tunisie (Cambon), Tunis n’échapperait pas à son sort :
sa domination, par la France.
Elle imposerait militairement à Sadaq Pacha Bey à Ksar Saïd, le traité du 12
mai 1881. Le cabinet Cairoli tomberait, par deux fois, à Rome sur la question
tunisienne. La Convention de La Marsa du 8 juin 1883 instituerait le “
Protectorat ” français sur la Régence de Tunis.
C’était l’aboutissement d’une politique protectionniste des intérêts français
et de sécurité, plus particulièrement affirmée depuis l’occupation d’Alger en
1830 et de Constantine en 1837. La France ne pouvait admettre à sa frontière
orientale africaine la puissante Turquie. Un Bey de Tunis, dégagé de la
tutelle du Grand Seigneur, le Padishah d’Istanbul, évoluant dans son giron et
docile, ne présentait guère de danger pour sa présence dans l’ancienne
Régence.
Sadaq pouvait-il, dans ces circonstances, sans le sou et lourdement endetté –
il devait à ses créanciers, en 1881, 150 millions de francs – , avec les
forces dont il disposait, et internationalement isolé, s’opposer à sa
domination ?
Devait-il abdiquer et permettre ainsi l’annexion de son pays, alors colonie
française, à l’Algérie voisine ? Son héritier, Ali, tenta bien, par une
présence relativement gênante sur le terrain, de s’opposer à la progression
des forces d’occupation, mais il dut se résigner à licencier une partie de
l’armée sans désarmer les soldats qu’il incita néanmoins à la résistance. Il
devait, la mort dans l’âme, sauver l’essentiel : la personnalité juridique
tunisienne. Paul Cambon observerait, à cet égard, le 6 avril 1882, que “ si ce
brave homme (Ali) pouvait nous faire jeter tous à la mer, il le ferait avec
délices ”, et le 10 du même mois, que “ si Sadaq Bey pouvait nous étrangler
tous, il le ferait, j’en suis sûr, avec ravissement ” (Correspondance).
C’était donc à partir de 1881 que, pour Jeune Afrique, “ La dynastie ne
signifiait plus rien depuis qu’elle s’était “ compromise ” avec l’occupant
français pour sauvegarder un semblant de pouvoir ”. Sa compromission se
situerait ainsi dans la période allant du 12 mai 1881 au 31 juillet 1954, jour
de la proclamation de l’autonomie interne par le Président du Conseil
français, Pierre Mendès-France, à Carthage dans le discours qu’il adressa à
Lamine Pacha Bey et prononça debout devant lui, assis sur son Trône, de la
salle de réception de son Palais (voir Les Beys de Tunis préc., p° 80). Telle
est notre première observation.
La seconde observation porte sur le sens et la portée de l’accusation de “
compromission ”, c’est-à-dire de collaboration et de coopération – actes
volontaires – avec l’ennemi français, confinant à la trahison, dans un but
intéressé (infra), portée contre les Husseïnites. Qu’en était-il en vérité ?
Pour y répondre, il convient, avant de juger le comportement beylical, de
décrire ici brièvement le cadre juridique dans lequel évoluaient les rapports
franco-tunisiens depuis le traité du 12 mai 1881.
Il est constant, à cet égard, que cet accord international préservait la
personnalité juridique de l’Etat tunisien qui n’était pas une colonie ou plus
précisément un territoire français. Le Bey, c’est-à-dire le Roi, conservait sa
souveraineté tant interne— quoique, d’une part, il accordât provisoirement,
jusqu’au rétablissement de l’ordre et la sécurité de la frontière et du
littoral, à l’autorité militaire française, la faculté d’occuper certains
points du territoire, et d’autre part, prévît une organisation pour le service
de la dette— qu’internationale bien qu’il s’interdît de conclure tout acte
inter-étatique sans la consultation et l’accord préalable du Gouvernement
français.
Pour Paul Cambon (1882 – 1886), l’architecte du Protectorat, il s’agissait
cependant “ de constituer peu à peu un ministère du Bey avec des Français et
de gouverner au nom du bey la Tunisie de haut en bas ” (lettre de février 1882
: correspondance) ; mais le régime à instituer excluait toute “ annexion ” et
impliquait le “ maintien du gouvernement du Bey sous le couvert et au nom de
qui tout se fera(it)… (le) Résident… devra(it) seul prendre l’initiative des
propositions à faire au Bey… (la) constitution d’une force armée tunisienne…
(la) réorganisation des différents services financiers… ” (correspondance,
lettre de mars 1882). Il écrirait peu après : “ je gouvernerai la Tunisie ”
(mai 1882), ainsi en violation de l’esprit et de la lettre du traité du 12 mai
1881, mais en prévision des nouveaux rapports juridiques qu’il organiserait.
il imposerait, en effet, le 8 juin 1883 au bey Ali III (1882 – 1902) qui s’y
était résolu devant la force de l’occupant et sa propre faiblesse, la
convention de La Marsa par laquelle il “ s’engage(ait) à procéder aux réformes
administratives, judiciaires et financières que le gouvernement jugerait
utiles ”, mais dans le cadre du traité du 12 mai 1881 (exposé des motifs) qui
était provisoire, et encore fallait-il que les mesures considérées
constituassent, par nature et concrètement, des réformes, c’est-à-dire des
modifications substantielles des normes anciennes ou la création de nouvelles
dans un but d’intérêt général et dans le respect de l’ordre et des structures
fondamentales de l’Etat beylical.
Il en résultait que, juridiquement, le Bey disposait du pouvoir de rejeter les
projets qui ne relevaient pas consubstantiellement de la “réforme” ainsi
définie, peu important la qualification que leur donnait l’autorité
protectorale d’une part, et que l’initiative de toute réforme n’était pas
réservée à celle-ci, le souverain – au demeurant seul Constituant et
législateur – jouissant de la plénitude du droit d’y procéder.
C’était en considération de ces deux prérogatives que, par exemple :
•Lamine Pacha Bey (1943 – 1957) rejeta le 9 septembre 1952, sur la
recommandation de “ l’Assemblée des quarante ” qu’il convoqua fort
intelligemment et réunit au Palais de Carthage le 1er août 1952, les “
réformes ” que lui proposa la France le 1er avril 1952, notamment ;
•Naceur Pacha Bey (1906 – 1922) fit sien le programme du Destour de 1921 et
provoqua les réformes de 1922 ;
• Moncef Bey (1942 – 1943), appliquant le traité du 12 mai 1881, constitua, le
1er janvier 1943, hors l’assentiment du Résident Général, l’Amiral Estéva, un
gouvernement représentatif des tendances politiques – à l’exclusion des
communistes – les plus agissantes : libéraux, vieux et néo-Destour, et
comptant parmi ses membres, Mhamed Chénik, Premier ministre, Mahmoud Materi,
Salah Farhat, Hammadi Badra, el-Aziz Djellouli, ce qui lui coûterait, le 13
mai 1943, son trône pour faits, imaginés, de collaboration ;
•Lamine Bey réclama expressément dans sa lettre du 11 avril 1950 à Vincent
Auriol, Président de la République Française, des réformes substantielles, et
derechef le 15 mai 1951…
Mais il y a loin entre la théorie et la pratique. Car si en droit pur, le
Souverain disposait toujours du pouvoir – et il était absolu – de tout faire,
encore fallait-il pour son efficacité, que son initiative fût prise en
considération et traduite dans le droit positif par des décrets, constitutifs
de la norme juridique à appliquer.
Or, cette procédure se heurtait à une évolution institutionnelle
consubstantiellement dénaturante des contrats fondamentaux que constituaient
le Traité du Bardo de 1881 et la convention de La Marsa de 1883.
En effet, l’institution fortuite, au temps de Paul Cambon (1882-1886), par le
décret du Président de la République Française ( !) en date du 10 novembre
1884, du visa résidentiel pour la promulgation des décrets beylicaux, privait
les initiatives du Bey de toute efficacité, les textes dont il s’agissait ne
paraissant pas, de ce fait, au journal officiel, condition nécessaire à leur
application. Par ailleurs, la superposition, par le décret français du 4
octobre 1884, à la structure étatique originelle d’une autre, coloniale, avec
un contrôleur civil surveillant, mais en fait dirigeant, le caïd et
l’administration locale ; l’institution d’un Conseil des ministres, présidé
par le Résident Général jusqu’aux réformes du 8 février 1951, et décidant des
textes à présenter au sceau beylical, et de directions techniques (travaux
publics, enseignement,… intérieur…) sous la responsabilité de directeurs
français ayant rang de ministres tunisiens siégeant au gouvernement ; la
détention des postes de ministres de la Guerre, de la marine… par des
officiers français, se traduisit par l’installation progressive d’une
administration directe au service de la colonie étrangère et singulièrement
des colons et “prépondérants”, expression d’une “ co-souveraineté ” (in fine :
lettre de Robert Schuman au Premier Ministre en date du 15 décembre 1951)
violant le Traité du Bardo et la convention de La Marsa qui respectaient
l’unicité et l’indivisibilité de la Souveraineté tunisienne.
Que pouvait faire le Bey dans ces conditions politico-institutionnelles ?
c’est tout le problème de la “ compromission avec l’occupant français ”,
considérée par Jeune Afrique comme une cause de la perte de la Dynastie
husseïnite en 1957.
Dès lors qu’il était isolé, n’ayant pas directement accès à la scène
internationale, dominé par un Etat infiniment plus puissant que lui, et
disposant de surcroît de la force, le Souverain ne pouvait trouver de secours
que dans le droit dont la puissance coloniale s’accommodait. Et ce droit
n’était autre pour lui que la souveraineté tunisienne, préservée par les
traité et convention instituant le Protectorat mais violée par l’autorité
protectorale, et au nom de laquelle le combat pour la libération serait mené…
entre autres à l’ONU (Voir B. Ladgham, Correspondance 1952 – 1955…)
C’était concrètement le souverain lui-même avec les signes et attributs de sa
souveraineté (voir : les Beys de Tunis par el-Mokhtar Bey précité). C’était
fondamentalement le drapeau national, créé par Husseïn Pacha Bey II (1824 –
1835) ; c’était surtout le sceau beylical sans lequel aucun texte législatif
ou réglementaire (les décrets) n’entrait dans l’ordre juridique national,
prérogative tellement essentielle que le sinistre Résident Général, Jean de
Hautecloque, successeur de Louis Périllier le 31 janvier 1952, envisagea
sérieusement en 1952, dans sa folie, de confectionner et d’utiliser un faux
sceau de Lamine Bey pour briser ce qu’on appelait alors “ la grève du sceau ”
qu’il opposa à sa tyrannie.
Mais l’invocation de cette souveraineté, fondant l’action du Bey, recelait,
pour son efficacité même, les limites que lui imposaient l’environnement
interne et international ; interne, parce que, dans le temps, la maturité du
peuple et son action qu’invoquerait le Souverain à l’appui de ses
interventions, étaient différentes avant et après le Congrès de Ksar Halal
(1934) qui introduirait “ le Peuple ” dans l’action politique ; international,
parce que le succès des demandes beylicales, les conséquences de la crise des
rapports franco-tunisiens, et l’appui extérieur, dépendaient aussi des
relations inter-étatiques de la puissance protectorale, de la disponibilité
des organisations internationales (SDN ; ONU ; Ligue arabe ; … syndicats
internationaux) et de leur perméabilité aux requêtes présentées. Il suffit,
pour se convaincre de l’efficacité de cette double limite, de resituer et
d’examiner le comportement politique ferme et résolu de Moncef Bey dans
l’environnement de l’époque (1942 – 1943), et l’évolution de l’action de
Lamine Bey qui alla jusqu’à autoriser son Premier ministre, Mhamed Chénik, à
saisir l’ONU d’une plainte contre la France (1952)— situation
circonstanciellement et politiquement impensable au temps, par exemple d’Ahmed
II (1929-1942)... saisissant la Société Des Nations (SDN)—, et soutenir
l’action qu’y mèneraient les nationalistes (Ladgham… Correspondance…
précitée).
La seconde limite résidait dans le nécessaire évitement de la rupture, de la
crise grave dont on ne dominerait pas les conséquences.
Que pouvait, en effet, faire Naceur Pacha Bey (1906 – 1922) lorsque, en 1921,
menaçant d’abdiquer si les revendications destouriennes n’étaient pas
entendues par Lucien Saint (1920 – 1929), à la veille de l’arrivée à Tunis en
visite officielle, du Président de la République Française, se vit répliquer
par ce Résident Général, “dépositaire des pouvoirs de la République française
en Tunisie ”, : “ cinq minutes suffisent pour ramener le drapeau qui flotte
sur votre Palais, le remplacer par celui de la République, et pour annexer
votre pays à l’Algérie ! ” Certes il y avait loin de la parole au geste, mais
la menace ne manquait pas de sérieux.
Avant lui, son prédécesseur Mohamed Hadi Pacha Bey (1902 – 1906), jeune et
brillant souverain, fort cultivé, parlant et écrivant le français à la
perfection, fit les frais d’une exigence “ déplacée ” pour l’autorité
protectorale. Il se vit, en effet, signifier à Dar el-Bey par le Résident
Général Stéphen Pichon (1901 – 1906) en 1904, son refus de la révocation du
vieux Premier ministre, El-Aziz Bouattour, dans des termes peu protocolaires :
“ par ma bouche, la France vous dit non ! ” Quelle pouvait être sa réplique ?
Un quart d’heure plus tard, alors qu’il s’apprêtait à monter dans son
carrosse, il fut frappé d’une congestion cérébrale accompagnée de la paralysie
définitive de ses membres inférieurs !
Plus tard, en 1943, les généraux Giraud et Juin n’éprouveraient aucun scrupule
d’une part, à déposer le Souverain légitime, Moncef Bey, dont la France se
devait pourtant de protéger le Trône et la Dynastie en vertu du traité du
Bardo du 12 mai 1881... et d’autre part, à s’apprêter à annexer la Tunisie à
l’Algérie si Lamine Bey n’acceptait pas la succession de son cousin qu’il
commença par refuser… Il connut d’ailleurs d’autres crises, notamment avec De
Hautecloque qui n’hésita pas à faire encercler par des chars et survoler son
palais d’Hammam-Lif par des avions de chasse… tandis qu’à l’aéroport
d’El-Aouina, un aéronef officiel s’apprêtait à l’emporter en exil,… Il dut
ainsi, contraint et forcé, sceller deux décrets (20 décembre 1952) d’entre
ceux qu’il avait rejetés le 9 septembre conformément au vœu de l’Assemblée des
40.
... Toute la politique des Beys régnant pendant le Protectorat consista donc à
préserver la personnalité juridique de l’Etat tunisien et à utiliser “ l’arme
” du sceau dans la limite du circonstanciellement possible et raisonnable, ce
qui n’était d’ailleurs nullement exclusif de tractations et crises dans les
rapports du Palais et de la Résidence, mais de crise réfléchie. Cette
tactique, totalement ignorée par Jeune Afrique,.. relève-t-elle de la “
compromission ” dénoncée ?. Non ! c’était tout simplement de la politique, au
demeurant considérée comme telle par les nationalistes quoique certains la
jugeassent, par ailleurs, comme une défaillance (Bourguiba in L’Express:Dr.
Ben Salem, L’antichambre de l’indépendance… P. 152)
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