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L'histoire des Juifs de Tunisie reste aujourd'hui encore relativement mal
connue du grand public. Plus encore, leur histoire pendant l'occupation
nazie. Pour réparer cette quasi-ignorance, Yad Vashem, à l'initiative de
l'historien Claude Sitbon, a décidé pour la première fois depuis sa création
de commémorer la rafle des Juifs de Tunis (9 décembre 1942).
Extrait de L'Arche n° 585, janvier 2007 :
La Tunisie, à l'époque protectorat français, est le seul pays d'Afrique du
Nord à avoir connu l'Occupation. Les lois de Vichy étaient en vigueur depuis
1940 ; mais c'est en 1942 que les troupes allemandes font leur arrivée
brutale en Tunisie. Comme l'écrira Albert Memmi, l'histoire du monde
rattrape violemment les Juifs de Tunisie.
La même histoire, cent fois répétée en Europe, commence : rationnements,
port de l'étoile jaune dans les villes intérieures, réquisitions,
spoliations, numerus clausus, amendes infligées aux communautés, le tout
sous les bombardements intensifs des forces alliées. Le jour de la rafle, 2
000 hommes sont arrêtés, que les Allemands iront parfois ramasser jusque
dans les synagogues.
En six mois d'occupation, de décembre 1942 à mai 1943, sur une population de
75 000 Juifs, 4 000 hommes seront envoyés aux travaux forcés dans des camps
- sans compter les «Tunisiens de France » qui seront déportés à Auschwitz.
Le grand organisateur, le colonel Walter Rauff, qui dirige les troupes SS,
s'est déjà fait un nom. Le concepteur des chambres à gaz mobiles - où les
gaz d'échappement étaient rejetés à l'intérieur du camion, provoquant ainsi
la mort
par asphyxie d'une cinquantaine de personnes -, c'est lui : 100 000 victimes
en Ukraine, Biélorussie, Yougoslavie.
Claude Sitbon, qui prépare la sortie d'un livre sous la direction de Yad
Vashem, explique : « La présence des SS aux côtés de la Wehrmacht prouve que
les Juifs de Tunisie faisaient partie de la Solution finale. La défaite des
forces de l'Axe à El Alamein et l'enlisement des Allemands à Stalingrad, ce
concours de circonstances historiques, expliquent que les Juifs de Tunisie
n'aient pas connu le même sort que ceux de Salonique. Car, finalement,
Varsovie-Salonique-Tunis sont un même destin. Il n'y a pas à faire de
différence entre Sépharades et Ashkénazes : tous les Juifs sont des
survivants. »
Et ils sont là, ces survivants. Debout dans la Crypte du souvenir du
Mémorial de la Shoah. Un homme leur fait face, debout lui aussi au milieu de
la crypte, vêtu de son « talit » devenu point de lumière au milieu de cette
ombre. L'homme chante un psaume : c'est le rav Éric Bellaïche, le petit-fils
du rav Haïm Bellaïche, le grand rabbin de Tunisie qui avait courageusement
accompagné sa communauté pendant l'Occupation. Le petit-fils récite le «
Kaddish », et la famille tunisienne, accourue depuis tous les coins
d'Israël, habituellement bavarde, ironique et fantasque, se tait.
Il y a dans l'assistance des rescapés des camps de travail. Il y a des
rescapés tout court. Ils sont là, avec enfants et parfois petits-enfants.
Après la prière pour les morts, c'est avec émotion et gravité que tout le
monde chante la « Hatikva » : prière pour les vivants.
L'initiative de Claude Sitbon a été chaleureusement accueillie par la
direction de Yad Vashem. Avner Shalev, le président du comité directeur de
Yad Vashem, prend la parole dans l'auditorium. Son discours sera suivi par
ceux du député David Tal, dont la famille est originaire de Tunisie, et de
Mordehaï Paldiel, directeur du Département des Justes des Nations. Avner
Shalev : « L'arrivée des Allemands a complètement bouleversé l'équilibre
social qui avait été trouvé dans la société tunisienne. L'expérience de vie
commune entre Juifs et Musulmans se décompose avec l'arrivée des Allemands,
ce qui nous rappelle que nous ne devons jamais dépendre de personne mais ne
compter que sur nous-mêmes. C'est cette nécessité qui est aussi à l'origine
de l'État d'Israël et chacun, à sa façon, doit continuer à porter ce projet
nourri par notre mémoire. »
L'influence ravageuse de la propagande antisémite du Grand Mufti de
Jérusalem, qui indiquait à Hitler quelles devaient être ses cibles dans le
monde arabe et musulman, devait aussi produire ses effets dans la société
tunisienne qui serait pourtant la première à payer le prix de son identité
originale en voie de création. Mordehaï Paldiel explique que son
département, en collaboration avec Claude Sitbon, est en train de travailler
sur le dossier de Moncef Bey, qui avait autorité sur la Tunisie pendant la
période de l'Occupation.
On sait que le roi du Maroc avait pris sous sa protection ses sujets juifs.
Moncef Bey, lui, avait déclaré que tous les Tunisiens étaient ses enfants.
Mordehaï Paldiel cite d'autres témoignages sur des Tunisiens non-juifs -
arabes, italiens, maltais - qui, au prix de leur sécurité et parfois de leur
vie, ont aidé des Juifs. Ainsi, le témoignage reçu il y a à peine deux
semaines d'Annie Bokris, décédée depuis, qui nommait la famille arabe chez
qui les siens avaient trouvé refuge. Margalit Uzzan, dont le mari était un
cousin d'Annie Bokris, explique à ses voisins dans l'assistance : quand la
maison familiale fut réquisitionnée par les Allemands, et que tout le monde
se retrouva à la rue, un paysan mit sa grange à leur disposition. Plusieurs
familles juives vinrent s'y cacher.
Claude Sitbon le dira en conclusion : « On croit que tout est dit et que
tout est trouvé », mais son expérience lui a prouvé qu'en matière
historique, la complétude n'est jamais un fait. Plus de soixante ans après
les événements, il reste beaucoup d'histoires à raconter, de noms à
collecter, de mémoires à restaurer.
Parfois un souvenir, un objet, un document, qui peuvent paraître
insignifiants pour leur dépositaire, revêtent une importance capitale pour
la mémoire collective qui doit se conserver pour pouvoir se transmettre.
C'est pourquoi Yad Vashem demande aux Juifs tunisiens de l'aider à compléter
cette partie de notre histoire qui n'appartient à personne mais dont tout le
monde est dépositaire. Tel est aussi le sens de la commémoration de la
Libération des Juifs de Tunis, qui aura lieu désormais tous les 7 mai à Yad
Vashem.
Rendez-vous est pris : la mémoire des Juifs de Tunisie est une
responsabilité pour tous les Juifs.
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