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L’assassinat
de Farhat Hached OU Le crime impuni
L’assassinat du leader syndicaliste au matin du 5 décembre 1952 demeure non
encore totalement élucidé, malgré les informations données par les historiens,
les témoins ou encore les acteurs de l’histoire de l’époque. L’extrait des
Mémoires inédits de Jean de Hauteclocque, “ exhumé ” par Noureddine Hached et
publié par Jeune Afrique (J.A.) dans sa livraison du 8 au 14 décembre 2002
atteste que le voile n’est pas définitivement levé. Des voix se sont élevées
en décembre 2002, à l’occasion du cinquantenaire de cet horrible assassinat
pour demander que la lumière soit faite sur ce que d’aucuns considèrent comme
un “ crime d’Etat ”. Les faits sont imprécis et les responsabilités non
déterminées clairement bien que, selon des historiens et des acteurs de
l’époque, il soit certain que la Main Rouge, organisation terroriste de colons
et de commissaires français, soit à l’origine de cet acte abominable et qu’il
soit incontestable que l’administration coloniale, représentée par son
Résident général Jean de Hauteclocque, est impliquée dans ce crime qui priva
la Tunisie de son homme le plus populaire. Abdesselem Ben Hamida, historien
tunisien qui a consacré sa thèse au “ syndicalisme tunisien de la 2ème Guerre
mondiale à l’autonomie interne ”, écrit déjà en 1978: “ D’aucuns sont choqués
par l’absence d’enquête effective avant et après l’indépendance de la Tunisie.
Ce qui complique davantage le travail de l’historien. S’il est évident qu’en
l’état actuel des choses, on ne peut pas aspirer à clore ce dossier une fois
pour toutes et clamer haut l’identité des tueurs, notre tâche consiste à
tenter de saisir les mobiles ou du moins la signification de cet assassinat ”.
A ce propos, il est important de rappeler que la famille du leader
syndicaliste réclame la réouverture des archives françaises du Quai d’Orsay
qui ne seront communicables au public qu’en 2016. Mme Om el Khir Hached, femme
du leader syndicaliste, a envoyé, en janvier 2002, une lettre dans ce sens au
président français Jacques Chirac, arguant du droit de la famille à accéder
aux documents en question.
Quant à nous, nous tenterons de restituer les différentes versions de
l’assassinat de Farhad Hached à travers les écrits d’historiens et de témoins
de l’époque, sans prétendre bien sûr à l’exhaustivité. Que nos historiens nous
pardonnent d’éventuelles omissions.
Le crime perpétré à l’encontre de Farhat Hached intervient dans un contexte
politique où le leader syndicaliste est sans conteste le maître de la
situation, multipliant les contacts internationaux en vue d’obtenir l’examen
par l’ONU de la question tunisienne et menant à l’intérieur la résistance
nationale à un moment où les autres personnalités étaient soit exilées, soit
internées ou emprisonnées. Son assassinat, annoncé dans un tract de la Main
Rouge, ne pouvait que débarrasser la France du “ plus redoutable des
adversaires du moment ” (selon Hauteclocque, in J.A . n°2187) afin de
permettre à l’autorité coloniale, entre autres choses, d’imposer son programme
de réformes à Lamine Bey auprès de qui le leader syndicaliste bénéficiait
d’une place privilégiée et dont il était “ le conseiller le plus écouté ”. Sur
Farhat Hached, écrit Juliette Bessis, “ le seul des grands leaders à avoir été
laissé en liberté ”, “ reposent la direction de la lutte, la coordination
entre les actions extérieures pour soutenir cette étape cruciale du combat ”.
Hached : “ Un homme dangereux ”
Selon Simone Lacouture dans son ouvrage “ Les syndicats en Afrique du Nord ”,
cité par Abdesselem Ben Hamida dans sa thèse sus-mentionnée: “ En cette année
1952, il (Hached) représentait à la fois la tendance extrême et le véritable
carrefour par lequel passaient tous les courants et toutes les tactiques du
nationalisme tunisien… Il irritait enfin les “prépondérants” français par sa
popularité et son “intouchabilité”. Ces propos sont confirmés par le Résident
Général, Jean de Hauteclocque, dans ses Mémoires inédits (déjà cités) : “ A
cette époque, écrit-il, Farhat Hached, (…), était certainement le plus
redoutable de nos adversaires du moment (…). Il était considéré par les
Français comme un homme dangereux ” ou encore : “ Le leader syndicaliste
prenait de plus en plus d’influence, s’agitait de plus en plus, devenait de
plus en plus audacieux, confiant sans doute dans les nouvelles qu’il recevait
sans doute de New-York… ”. Mais, pour décrire davantage le contexte historique
de l’assassinat, on pourrait, pour rendre un grand hommage à la mémoire du
défunt, se référer à son propre compte-rendu des évènements qui ont précédé
son assassinat. Lequel compte rendu rendu a été consigné dans sa lettre du 21
octobre 1952 au “ Camarade Oldenbroek, S.G. de la CISL ”, alors qu’il était
empêché de quitter le pays pour assister aux travaux du Comité Exécutif de la
CISL qui devait se tenir à New-York du 1er au 5 décembre 1952. Cette lettre a
été publiée dans le cadre d’une très riche communication présentée par la
fille du défunt, Jamila Hached Chaari, au Ier Congrès international organisé à
Tunis par la Fondation Temimi avec l’UGTT du 22 au 24 novembre 2000 : “ Farhat
Hached : Mouvement ouvrier et Lutte nationale ”. Hached évoque “ la répression
féroce contre le peuple et les travailleurs ” en janvier-février 1952, “ les
milliers d’arrestations ”, “ les centaines de morts et de blessés ”, “ les
camps de concentration ”, “ les prisons et les condamnations à mort par les
tribunaux militaires ”, “ les libertés syndicales étouffées et les assauts
répétés contre le mouvement syndical libre ”, “ la répression qui n’épargne ni
les femmes, ni les enfants ”, ni encore la population estudiantine, et “ les
ratissages généralisés ” ; et en mars 1952 “ l’état de siège renforcé ”, “ la
censure de la presse et des communications ”, “ la déposition du Ministère
tunisien par les forces armées ” et l’internement de ses membres, et “ la
pression intolérable ” qu’exerce le Résident Général sur le Bey. Ajoutons à
cela les 50 attentats organisés à l’encontre des Tunisiens par la Main Rouge,
durant les mois qui ont précédé l’assassinat du leader syndicaliste, entre le
3 mars et le 5 décembre 1952.
Hached : “ Ma vie est en danger ”
Dans ce contexte, Hached se savait menacé. “ Je suis menacé par la Main Rouge,
une organisation française de représailles terroristes. Ma vie est en danger.
La Main Rouge est protégée à Tunis par M.Pons, Secrétaire général du
Gouvernement tunisien, et par deux fonctionnaires de la police ”, confie-t-il
au sociologue et historien Daniel Guérin. A Tunis, circulent des tracts “
Contre Farhat Hached l’Américain ”. Il reçoit, d’après les témoignages de
Sadok Mokadem et de D.Guérin, une lettre de menaces tapée à la machine à
l’automne 1952. Selon Juliette Bessis dans son article Farhat Hached
(1914-1952) ( dans “ Les Africains ”, repris par J.A. du 9 décembre 1977), “
cette lettre qu’Om el Khir Hached a vue, avec une main rouge dessinée en guise
de signature, que son mari lui a lue (…), disparaîtra au cours de la
perquisition policière au domicile des Hached après l’assassinat ”. Le 5
décembre, au petit matin, prenant son chemin habituel qui le mène de Radès au
siège de l’UGTT à Tunis, il est froidement assassiné. Charles-Pierre Saumagne,
historien et juriste, S.G du gouvernement tunisien, et “ une des personnalités
françaises les plus marquantes et les mieux informées de Tunisie ” (selon
Juliette Bessis), dans “ Journal et écrits (Tunisie 1947-1957) ” (C.M.M.C.
Nice 1979), donne, avec quelques pointes ironiques, la version officielle de
l’assassinat telle qu’elle a été publiée dans le journal La Presse . Le
dimanche 7 décembre, écrit-il, “ La Presse ” répète, non sans art, ce qu’on
l’invite à publier; la police soulève le voile, mais ne semble laisser
paraître du fruit de ses enquêtes que de fausses perspectives orientées vers
des points de vue choisis. Trois hommes, conduisant une camionnette, disent
avoir cru assister à un accident auquel ils n’ont pas prêté d’autre importance
: un dérapage précipitant une auto dans un fossé, contre un arbre, et une
autre voiture doublant l’auto accidentée, sans s’y arrêter. De la voiture un
homme est sorti, se tenant le ventre à deux mains ; les témoins se sont
arrêtés très humainement. Il leur a demandé de le conduire à l’hôpital Sadiki
; ils auraient préféré le mener chez un médecin de Radès ; il a insisté pour
être conduit à Tunis : alors n’est-ce pas … ! Le blessé ne leur a rien dit de
plus. Ils l’ont installé près du chauffeur de la camionnette; ils ont pensé
que le volant lui avait trop pressé l’estomac ; sa tête était indemne surtout.
A ce moment, une auto s’est arrêtée ; le blessé en a reconnu les occupants ;
il a préféré être emmené par eux ; il est descendu de la camionnette et s’est
installé auprès de ses connaissances… A-t-on averti la police ? La gendarmerie
? Ce n’est que plus tard que les témoins, en revenant sur les lieux, ont
constaté les traces de balles dont l’auto était criblée, et du sang sur le
strapontin, sang dont le blessé ne leur paraît pas avoir eu de traces sur
lui-même et dont il a eu le bon goût de ne pas maculer leur voiture.
Conclusion : Hached n’avait apparemment que peu de chose, une forte commotion
interne, quand il a été pris en charge par des gens (Européens ? Français ?
Tunisiens ?) qu’il connaissait, auxquels il s’est confié et qui, l’entraînant
vers Zaghouan, l’ont tué d’une balle dans la tête ! –S’il les connaissait,
n’est-ce pas, ils étaient Tunisiens ou nationalistes, ou communistes bien
entendu. Et c’est tout… La Presse , il est vrai, jette sur l’affaire le voile
d’impénétrable mystère sous lequel sommeille le crime… ”. Dans ses notes du
lundi 8 décembre, elle écrit encore : “ D’après les médecins qui ont été
appelés à examiner le corps de Hached, aucune blessure n’était immédiatement
mortelle ; le blessé serait mort du défaut de soins donnés d’urgence, le coup
à la tête aurait été tiré de près…. Gauthier, du Monde, aurait interrogé le
témoin Charles Serra. (…). Hached n’aurait pas dit (et le témoin assure qu’il
ne l’a jamais dit) : “ Ce sont des amis ! ”. La camionnette, ayant accompli sa
mission à Radès, serait repassée sur les lieux, et les témoins auraient alors
constaté qu’elle était lardée de balles, et que du sang maculait le
strapontin. Ils seraient alors allés avertir leur chef, un ingénieur de la
CTT, qui aussitôt aurait alerté la police. ” Il semble que, selon Claude
Bourdet, collaborateur au quotidien Combat et à l’hebdomadaire L’Observateur
(cité par Juliette Bessis), la route menant vers Tunis ait été barrée derrière
Farhat Hached par la police. “ Quant à la deuxième voiture (celle qui l’a pris
en charge et où il a été achevé), c’est une Simca Aronde, il en existe
seulement 350 pour toute la Tunisie, aucune vérification n’a été entreprise ”.
L’enquête piétine
Charles-André Julien, dans “ L’Afrique du Nord en marche ”, note qu’“ il ne
semble pas qu’on dépensât grand zèle pour faire la lumière. Les précautions
élémentaires furent négligées par les enquêteurs, le corps embarqué
précipitamment et les confrontations dont on pouvait attendre des résultats
omises et mêmes refusées ”. Par ailleurs, l’enquête est retirée au juge
tunisien Abdelbaki, qui est remplacé par le Français Soulet, “ colonialiste
notoire ”. La femme de Brahim Abdelbaki témoigne à Tunis en 2000 au Ier
Congrès international sur Hached (déjà cité, voir à ce propos les actes
publiés par la Fondation Temimi, janvier 2002) : “ (…) Mon mari a entamé son
instruction avec rigueur. Mais les autorités françaises ont craint
l’implication de la Main Rouge. Le ministre de la Justice fut à l’époque Sadok
Al-Jaziri, il a invité Brahim Abdelbéki à remettre le dossier, mais il a
refusé parce qu’il entrait dans les attributions de la Justice tunisienne et
non française. Cette attitude ne leur a pas plu, il a été déchargé de
l’instruction et exclu de son poste”. Et d’ajouter : “ Il a su comment a été
assassiné Farhat Hached : on lui a tiré dessus à Chouchet Radès alors qu’il
conduisait sa voiture, puis vint une deuxième voiture, il a cru qu’on allait
le secourir, mais on l’a emmené pour l’assassiner. Bien sûr que c’est la Main
Rouge qui l’a assassiné ”. Selon un article fort intéressant de l’historien
Mustapha Kraïem, intitulé “ 1952, l’année ultime de la vie de Hached : son
action de résistance et son assassinat ”, “ l’autopsie du cadavre avait révélé
deux blessures par armes à feu au bras gauche… deux blessures dans la région
des reins (côté gauche) et une blessure par arme à feu à la tête… Aucune trace
de violence dénotant une lutte n’aurait été relevée. De l’avis des experts, la
mort n’aurait pas été instantanée ; les plaies du poumon auraient saigné,
entraînant une hémorragie continue qui a pu permettre une survie de quinze à
vingt minutes ”. Dans cette affaire, note encore Mustapha Kraïem, “
l’hostilité entre la police et la justice atteignit un niveau élevé ”. La
police a en effet cherché à brouiller les pistes en tentant d’imputer le crime
aux communistes, aux Néo-Destouriens ou encore aux milieux beylicaux, jaloux
—dit-on— de la popularité dont jouissait le leader syndicaliste.
Un crime impuni
Pour l’historien Mustapha Kraïem, la responsabilité directe de ce crime
incombe aux “ Services de police, de la Résidence et de l’armée qui avaient
connu et couvert le projet d’assassinat de Hached ”. De son côté,
Charles-André Julien, dans “ Et la Tunisie devint indépendante (1951-1957) ”
(Editions J.A., 1985), souligne la responsabilité du Résident Général, De
Hauteclocque, “ qui avait donné sa bénédiction ” et qui refusait, selon
l’historien français, de connaître les coupables du crime que “ tout le monde
nommait ” en se rabattant sur les syndicalistes arrêtés et déportés. “ Cette
volonté de ne pas aboutir à frapper les responsables était partagée à Paris,
dont dépendait la politique du maintien de l’ordre ”, écrit encore
Charles-André Julien pour qui la Main Rouge “ bénéficiait de l’indulgence de
l’administration et de la complicité de la police. ”. Pour Juliette Bessis, “
la responsabilité de cet assassinat resté impuni se situe au plus haut niveau
de l’administration civile et militaire française ” ( in “ Les fondateurs… ”,
1985, déjà cité). Pourtant, selon Claude Bourdet (cité par A. Ben Hamida), “
les noms de cette mafia (la Main Rouge) circulent en ville, de bouche à
bouche. Ils sont apparentés à des familles de colons français bien connus ou
occupent des fonctions dans la police ”. Hached lui-même a confié quelques
noms de membres de ce groupe terroriste à Daniel Guérin. La revue de la
Révolution prolétarienne, par la plume de J.P.Finidori, accuse “ le gang
Colonna (chef du “Rassemblement français” de Tunisie, “ principal groupe de
défense des intérêts coloniaux ”) d’avoir préparé avec ses policiers le
complot contre F. Hached et d’avoir imposé l’assassinat à ce fantôme de
Hauteclocque ” (cité par A. Ben Hamida). Cette thèse pourrait sembler plus
plausible suite à la publication de quelques extraits des Mémoires inédits de
Hauteclocque où le Résident Général écrit qu’à la suite de la confirmation de
la nouvelle de l’attentat : «Je ne pus que dire : “Ce que je craignais est
arrivé : on a tué Farhat Hached”» (J.A.). Noureddine Hached, sur la piste du
crime de son père, a réussi à “ retrouver la trace de la Main Rouge dont le
chef avait été tué dans la banlieue d’Alger où il s’était rendu après 1956 ”,
et d’ajouter dans son témoignage au Ier Congrès international déjà cité : “
Nous savons comment les suspects ont été arrêtés, puis ont pu quitter le pays,
avec l’accord de Bourguiba, alors Chef du Gouvernement, aux termes d’une sorte
de troc, car il y avait encore des patriotes tunisiens en détention… ”. La
réouverture des archives françaises serait déterminante pour établir la vérité
historique à propos d’une des pages les plus importantes de notre histoire.
Car la France devrait comprendre qu’on ne badine pas avec l’Histoire.
Farhat Hached visionnaire ?
“ Peu de jours avant de mourir, Farhat Hached avait fait un rêve qu’il avait
raconté à sa femme au matin. Il y avait un bateau militaire ancré au port et
lui marchait entre deux rangées compactes de soldats français et il riait, il
riait très fort. “ Suis-je tellement important, se disait-il en rêve, pour que
tant de gens s’occupent de moi ? ” Le corps de Farhat Hached sera transféré
quelques jours plus tard à Kerkennah sur une corvette de la marine militaire.
“ Ce n’est qu’en mer que la dépouille sera remise par les militaires à la
famille ” (J. Bessis) qui l’enterrera à El Abassia. Mais dans son rêve, il
riait, riait très fort… Car, cinquante ans après, son importance est toujours
intacte et son portrait, où il apparaît souriant, hante sans cesse nos
mémoires.
Noura Borsali
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