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Napoléon, le libérateur châtié des Juifs |
Par le général Michel Franceschi
« O Israël, grâces soient rendues au
libérateur
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L’œuvre exemplaire de Napoléon en faveur des Juifs ne passionne guère les historiens. Il s’agit pourtant là de l’une de ses actions les plus nobles. Napoléon doit être considéré comme le libérateur des Juifs. En authentique homme des lumières, il a bravé les plus farouches oppositions au mépris de sa carrière pour imposer la tolérance de leur religion et les restaurer dans leur dignité d’humains. On lui en a fait payer le prix le plus fort…
A l’avènement de Napoléon, les Juifs d’Europe vivent en situation de véritable apartheid. Marqués depuis l’antiquité de l’inexpiable infamie de la crucifixion du Christ, ils sont un peu partout considérés comme des parias, un petit nombre d’entre eux se complaisant d’ailleurs dans leur marginalité. Leur rejet est plus ou moins marqué selon les pays ou les régions. Ils sont interdits de propriété et ne peuvent en principe exercer que la profession du commerce. L’abus par quelques-uns de la pratique de l’usure aggrave la déconsidération de tous. Dans certaines villes, ils sont astreints au port de signes distinctifs jaunes et se voient parfois confinés dans des ghettos. Bref, une situation intolérable au lendemain de la proclamation des droits de l’homme.
Combien sont-ils ? En France, on en dénombre moins de 50 000 dont à peu près la moitié en Alsace où ils sont les plus maltraités, un millier à Paris, 8000 en Lorraine, 4500 à Bordeaux, 2500 à Marseille et dans le Comtat. Environ 30 000 autres vivent dans les pays frontaliers, attirés par la France des droits de l’homme. Le nombre de ceux vivant ailleurs en Europe est difficile à apprécier mais demeure faible.
Lorsque éclate la Révolution, la situation des Israélites est en voie d’amélioration en France. Un édit de Louis XVI de 1785, inspiré par Malesherbes, les a placés sous la « protection » des autorités locales et admis au nombre des patentables. Sous l’impulsion de l’abbé Grégoire, l’Assemblée Constituante adopte le 27 septembre 1791 un décret accordant aux Juifs la pleine citoyenneté, en application de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme autorisant la liberté de culte. Mais faute de toute décision d’application, la mesure reste lettre morte. La Législative se désintéresse du sort des Israélites. L’intraitable Convention relance la persécution. Le Directoire se montre tolérant mais ne fait guère avancer la question.
C’est alors qu’entre en scène Napoléon. A vrai dire, Napoléon n’a pas attendu son accession au pouvoir suprême pour s’intéresser aux Israélites. A ses yeux d’humaniste, une communauté dispersée aux quatre vents et conservant vaille que vaille sa puissante identité en dépit de près de deux millénaires d’oppressions ne peut qu’inspirer le plus grand respect. On peut dater de la campagne d’Italie sa prise de conscience de la question juive. Entrant à Ancône le 9 février 1797, il est choqué par l’existence d’un ghetto. Il ordonne immédiatement sa suppression. Par la suite, il fit de même à Rome, Venise, Vérone, et Padoue, affranchissant d’autorité les Juifs des états pontificaux. A la prise de possession de Malte en juin 1798, il accorde aux Israélites de l’île l’autorisation de bâtir une synagogue et le droit d’y pratiquer leur culte, interdit par les chevaliers de Malte. Pendant l’expédition d’Égypte, il enrôle dans le corps expéditionnaire un contingent israélite. Devant Saint-Jean-d'Acre, il conçoit le projet révolutionnaire de la fondation d’un état juif en Palestine, 150 ans avant sa réalisation. Dans une « Proclamation à la nation juive », il écrit ces mots d’une audace inouïe pour l’époque : « Hâtez-vous ! C’est le moment qui ne reviendra peut-être pas d’ici mille ans de réclamer la restauration de vos droits civils, de votre place parmi les peuples du monde. Vous aurez droit à une existence politique en tant que Nation parmi les nations. Vous aurez le droit d’adorer librement le seigneur de votre religion ».
Lors des négociations du Concordat, Napoléon s’efforce d’étendre au culte israélite le bénéfice des mesures de tolérance et d’apaisement accordées aux religions chrétiennes. Une insurmontable hostilité le contraint de reporter à plus tard ce qu’il considère comme le couronnement de son œuvre de réconciliation nationale. Cet objectif ne pourra être atteint que lorsque les Juifs de France seront passés de la position de marginaux entièrement à part à celle de citoyens français à part entière. Et l’Empereur ne démordra plus de cette idée. Mais que d’oppositions à neutraliser et d’obstacles à surmonter !
Quel mobile anime Napoléon dans cette affaire des plus sensible ? Pour son confort politique, Napoléon devrait se laver les mains du sort d’un si petit nombre d’habitants méprisés de tous, certain de s’attirer l’hostilité générale à les défendre, alors qu’il se trouve confronté à tant d’autres graves difficultés. Mais pour lui un principe moral ne vaut que s’il est accompli dans sa plénitude quel qu’en soit le prix..
Il ne s’agit pas d’une quelconque préférence religieuse. Catholique de tradition et d’éducation, Napoléon n’est pas athée, sans être toutefois pratiquant assidu. Hautement imbu des vertus de la religion pour toute société, il veut rendre la pratique religieuse compatible avec les nouvelles valeurs de tolérance et de liberté héritées de la Révolution. A ses yeux, toutes les religions doivent être admises sans exception et coexister pacifiquement, sans qu’aucune n’impose sa volonté aux autres, ni surtout à l’État. C’est ce qui s’appelle la laïcité, motivation première de Napoléon qui est l’initiateur de cette valeur.
De plus, opiniâtrement attelé au grand œuvre de la fondation de la France nouvelle, l’Empereur a besoin de mobiliser toutes les énergies et les ressources du pays, et celles des Juifs ne sont pas des moindres, d’autant plus qu’ils sont susceptibles d’attirer en France nombre de leurs coreligionnaires étrangers.
Au début de 1805, encouragés par les bonnes dispositions de l’Empereur à l’égard des Juifs, un groupe de leurs représentants conduits par l’auguste Isaac Cerf-Berr, propose au ministre des cultes Portalis un plan d’intégration civile et religieuse des Israélites. Portalis ne s’y oppose pas mais fait valoir à l’Empereur l’implacable opposition rencontrée, principalement dans l’est. Alors au camp de Boulogne où il s’apprête à braver la troisième coalition, Napoléon doit renvoyer sa décision après la guerre qui lui est imposée.
Son autorité renforcée par l’indépassable victoire d’Austerlitz, l’Empereur reprend l’affaire au printemps 1806, soutenu par l’abbé Grégoire et Isaac Cerf-Berr. Il fait saisir le Conseil d’État d’un projet d’intégration des Juifs dans la nation. Il doit surmonter une farouche résistance de tous bords, insidieusement conduite par Mathieu Molé. Après moult péripéties, il parvient à faire adopter le décret décisif du 30 mai 1806, organisant « la réunion à Paris d’une assemblée d’individus de la religion juive (…) en sorte d’établir les formes propres à conférer aux Israélites la qualité politique et civile des Français ! »
Composée de 111 laïques et rabbins, cette assemblée se réunit à la chapelle Saint-Jean le 26 juillet 1806. La convocation officielle est accompagnée d’une déclaration solennelle rédigée de la main de l’Empereur : « Mon souhait est de faire des Juifs de France des citoyens utiles, concilier leurs croyances avec leur devoir de Français et éloigner les reproches qu’on a pu leur faire. Je veux que tous les hommes qui vivent en France soient égaux et bénéficient de l’ensemble de nos lois ».
Les travaux de l’assemblée se déroulent en août et septembre sous la présidence de l’honorable banquier Abraham Furtado et en présence de trois commissaires du gouvernement, dont Molé. Deux questions font l’objet de débats animés : les mariages mixtes et la pratique de l’usure. On finit par s’accorder sur la tolérance des premiers et l’encadrement légal de la seconde.
Rédigé par Molé, le rapport conclusif des commissaires laisse cependant percer une réticence certaine des rabbins, éclipsés dans les débats par de brillants laïcs. Napoléon prend conscience de la fragilité des résultats obtenus. Il se rend compte que leur pérennisation nécessite une onction religieuse, à l’instar du Concordat quelques années plus tôt. Trait de génie, probablement inspiré par Isaac Cerf-Berr, il décide alors de ressusciter le Grand Sanhédrin, l’antique Conseil Suprême des Juifs, tombé dans l’oubli depuis la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en 70.
Symboliquement calqué sur son illustre ancêtre, le Grand Sanhédrin de 1807 se réunit en grande solennité le 9 février à la chapelle Saint-Jean pour une session d’un mois. Le vénérable rabbin Sinzheim, président élu, ouvre la première séance par l’exhortation citée en épigraphe. Il poursuit par une louange appuyée de Napoléon : « Ministre de l’éternelle justice devant qui tous les hommes sont égaux et leurs droits immuables »… Rapporteur désigné, Abraham Furtado clôt la session par la déification de l’Empereur : « Béni soit le Dieu d’Israël qui a placé sur le trône de France un prince selon son cœur ! Il a choisi Napoléon le Grand pour être l’instrument de sa miséricorde… ».
Sorte de Concordat juif, le Grand Sanhédrin de 1807 consacre le judaïsme comme la troisième religion de France. Pour l’essentiel, il en constitue encore sa base de nos jours.
A la nouvelle de son succès, une liesse indescriptible s’empare de toute la communauté israélite. En témoignage d’infinie gratitude, elle compose à la gloire de l’Empereur l’émouvante prière figurant en annexe.
L’encensement de Napoléon par les Juifs a pour effet d’exacerber les oppositions. A l’étranger, la condamnation du Grand Sanhédrin est générale et virulente. Elle confine au paroxysme en Russie, où l’église orthodoxe désigne « Napoléon comme l’antéchrist et l’ennemi de Dieu » pour avoir « fondé un nouveau Sanhédrin hébreu qui est le même tribunal qui osa jadis condamner à la croix le Seigneur Jésus ». Le pape Pie VII interdit aux catholiques de soutenir " un gouvernement protecteur de toutes les sectes et de tous les cultes, sans en excepter la religion juive, cette ennemie implacable de Jésus-Christ, un gouvernement dont les constitutions, les lois et les actes respirent l"indifférentisme (sic), le système le plus injurieux et le plus opposé à la religion catholique(...)".
Nous y voilà ! En France, l’opposition antisémite se déchaîne, principalement en Alsace. Elle est rejointe par de beaux esprits comme Chateaubriand. Derrière un silence forcé, le clergé catholique n’est pas en reste. Il n’est pas jusqu’au cardinal Fesch, son oncle, à reprocher à l’Empereur « d’ignorer que les Écritures annoncent le jugement dernier pour le jour où les Juifs seraient reconnus comme corps de la nation ».
Face à cette levée de boucliers, Napoléon doit opérer un repli élastique mais non une retraite. Il y est d’autant plus poussé qu’après Tilsit il doit ménager la Russie pour sauver la paix. Le 17 mars 1808, il signe un décret suspensif, ajournant à dix ans l’application des mesures adoptées, mais autorisant des dérogations locales avant terme. L’opposition se calme, mais une immense déception afflige les Juifs. Elle est de courte durée.
L’Empereur entame les dérogations dès le lendemain, puis il fait accélérer leur rythme. Et c’est ainsi que moins de trois ans plus tard tous les Juifs de l’Empire redeviennent citoyens français de plein exercice. Le génie manœuvrier de Napoléon n’était pas que militaire…
Mais la chute de l’Empire va tout remettre en question. Après Waterloo, les Juifs vont renouer un peu partout avec leurs humiliantes conditions d’existence. Ils ne regagneront leurs droits qu’en 1830 en France et en Hollande, en 1834 en Suède, en 1838 en Suisse, en 1858 en Grande-Bretagne, et bien plus tard ailleurs en Europe.
Napoléon a payé d’un prix exorbitant sa noble volonté d’imposer la tolérance religieuse et la laïcité contre vents et marées. Suspect d’amitié avec les bourreaux putatifs du Christ, Napoléon a été présenté par les intégristes des églises chrétiennes comme l’incarnation de Satan. La farouche hostilité engendrée a constitué le levain de toutes les adversités qui finirent par submerger l’Empire. Son déclin date en effet du Grand Sanhédrin.
En Prusse, l’église luthérienne a encouragé l’émergence du nationalisme allemand, retournant contre la France l’enthousiasme émancipateur de la révolution.
En Russie, le fondamentalisme de l’église orthodoxe a sabordé l’alliance franco-russe sur laquelle reposait la paix en Europe. La hantise du Grand Sanhédrin n’a cessé de planer sur les relations franco-russes. Elle sapa insidieusement la grande espérance de paix de Tilsit. En 1811, le Saint Synode de Moscou fit capoter en sous-main le remariage de Napoléon avec une grande duchesse russe, ultime chance de paix.
Quant à l’église catholique, le Grand Sanhédrin précipita la rupture totale de Napoléon avec la papauté. En France, une minorité de prélats éclairés conserva une attitude modérée et parfois même bienveillante en souvenir du fabuleux Concordat. Mais une majorité du clergé alimenta jusque dans l’entourage de l’Empereur une sourde opposition intérieure aux conséquences néfastes.
Mais c’est en Espagne que l’hostilité de l’église catholique produisit ses effets les plus dévastateurs. Elle y tourna au fanatisme guerrier. Un clergé obscurantiste encore sous l’influence de l’Inquisition inspira, nourrit, et même conduisit, une véritable guerre sainte cachée derrière un soulèvement patriotique. Pour exacerber l’agressivité des fidèles, un catéchisme spécial anti napoléonien, dégoulinant de haine, fut même enseigné dans les écoles, dans l’indifférence sinon l’encouragement de la Curie romaine. Si l’on admet que la guerre d’Espagne a constitué en fait le tombeau de l’Empire, force est alors d’admettre que le fossoyeur principal fut le clergé catholique espagnol.
En définitive, nouveau Cyrus, mais non adepte de Ponce Pilate, dans la question juive Napoléon a subordonné son avenir politique au strict respect d’un droit sacré de l’homme. C’est sans doute dans cet affrontement inexpiable que Napoléon fut moralement le plus grand.
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