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SOUVENIRS
: LE CAMP DE BIZERTE |
L’invitation
de Claude NATAF à participer à cette réunion
a fait revivre en ma mémoire les souvenirs de la période d’occupation et,
bien sûr, plus particulièrement, ceux du camp de
BIZERTE. Ces
souvenirs étaient enfouis au plus profond de moi-même mais resurgissaient de
temps en temps, lors de rencontres fortuites de camarades qui avaient partagé
nos vicissitudes, mais, je le reconnais, ils s’estompaient de plus en plus. Et
puis, brusquement, tous sont remontés à la surface, se bousculant, se
chevauchant. J’ai
tenté de les classer pour vous les raconter. Les
voici : Les
Allemands atterrissent à EL AOUINA en novembre 1942. Nous
ne nous attendions certes pas à des lendemains chantant, mais la réalité fut
à la mesure, et même au-delà de nos craintes collectives (je parle de la
population juive). Les
Allemands se manifestent assez rapidement par leurs exigences de main-d’œuvre
immédiate de 3.000 juifs âgés de 17 à 50 ans. Claude
NATAF vous a tout à l’heure expliqué ce qui s’était passé jusque là : Prise
d’otage : noblesse oblige, Monsieur BORGEL, le Président de la Communauté
en tête, et, entre autres, Monsieur le Bâtonnier NATAF et mon propre père. Impositions
monétaires, création spontanée d’un Comité de Recrutement dont Maître
Paul GHEZ prend la tête, etc... Autour
de ce comité se groupent beaucoup
de bonnes volontés qui s’attirent de nombreuses critiques injustifiées,
telles que « on ne devrait pas satisfaire les
demandes de l’occupant » ou bien « seuls, les bourgeois
trouvent grâce et obtiennent des planques
satisfaisantes « , etc... Je
participe moi-même au début à ce comité, mais , au bout de quelques jours,
écoeuré des récriminations des familles des premiers travailleurs réquisitionnés,
écoeuré des reproches de favoritisme, je décide de partager le sort commun,
refusant de me retrancher derrière un poste administratif quelconque et de
donner un certain fondement à ces reproches. Un
groupe se forme, composé de gens de milieux très différents. Les
amis qui me fréquentaient alors, sportifs du C.N.T., comme Gilbert TAIEB,
nageur émérite et ex-champion de France de natation, des Avocats comme les frères
SARFATI(je salue ici la mémoire du frère aîné André), des médecins, des
commerçants, etc... enfin, des jeunes gens appartenant à des familles aisées
de TUNIS, se rassemblent autour de
moi. Nous
ignorons alors notre destination, mais lorsque celle-ci est connue « BIZERTE ! »,
elle est acceptée par tous avec courage. Dès
14 heures, ce 22 décembre, nous quittons l’école de l’ALLIANCE ISRAELITE ,
en un ordre parfait. Nous
marchons ainsi sous des insultes proférées par des gamins incontrôlés ou par
des européens se réjouissant du spectacle d’un contingent de jeunes juifs
astreints à réquisition. Nous
arrivons enfin à la gare de TUNIS, escortés de soldats allemands. Jusque
là, ils ne trouvent rien à redire
à notre comportement plein de dignité, et ne font preuve d’aucune brutalité. Mais,
dès lors, tout change. Nous
sommes vigoureusement invités (si j’ose employer cette expression), à
grimper dans des wagons à bestiaux, sous la menace de mitraillettes tenues par
des brutes. Ces
wagons à bestiaux étaient de la catégorie de ceux qui avaient servi en France et en Afrique du Nord pendant la
Grande Guerre de 14-18 pour les transports
de troupes. Vous
savez - ce matériel portant les inscriptions : (hommes 40, chevaux en long
7), - mais nos gardiens ont perdu l’habitude de compter, car ils nous y
entassent à en suffoquer et font enfin démarrer le convoi. Après
un trajet qui nous semble durer plusieurs heures interminables, ponctué de gémissements,
de cris, de plaintes et de nombreuses prières, nous arrivons à la gare de SIDI
AHMED près de FERRYVILLE, en pleine nuit. Nous
sommes enfin autorisés à quitter nos wagons et à respirer un peu d’air
frais... mais dans quel état ! Nous
ne savons pas que nous allons tomber de CHARYBDE en SCYLLA. En
effet, les Allemands nous regroupent et nous contraignent à pénétrer dans une
cave qui dépend d’un domaine viticole. Cinquante
personnes auraient eu du mal à y tenir à l’aise, mais nous étions près de
3 fois plus, contraints de nous serrer, et nous serrer encore, jusqu'à l’étouffement
dans une atmosphère irrespirable. Heureusement,
à l’ouverture de la porte d’accès, vers 5 heures du matin, aucune victime
n’est à déplorer. Quoi
qu’il en soit, l’aurore commence à poindre et le soleil se lève lentement.
Nous
reprenons donc notre chemin,
l’estomac vide, mais heureux de pouvoir respirer, malgré les hurlements et
les coups de cravache de nos gardiens. En
cours de route, nous sommes salués à grands cris de joie par les travailleurs
d’un camp entre SIDI AHMED et BIZERTE, qui hurlent : « c’est la
relève, c’est la relève » alors qu’ils ne sont là que depuis cinq
ou six jours ! Il faut réaliser que la plus grande partie de nos camarades n’avait jamais participé à la moindre vie militaire, ni à aucun entraînement de cette nature. Nous
entrons dans BIZERTE. Après
avoir traversé des rues totalement désertes au milieu de squelettes
d’immeubles démolis, aux carcasses béantes, nous gravissons une pente qui
nous amène à la caserne PHILEBERT. Nous
apprenons vite qu’après avoir été désertée par les militaires français,
elle est devenue un camp de travailleurs juifs. Près
du portail de l’entrée, nous entendons une rumeur, des bruits et des chants et
un spectacle nous pétrifie : une grande majorité de travailleurs portent
sur leurs épaules un feldwebel allemand. Tel
un chef d’orchestre heureux, celui-ci dirige un chœur d’où s’exhalent
des paroles « MABOUL, MABOUL », c’est-à-dire « FOU, FOU ! ». Quel
accueil et quelle inconscience de la part des travailleurs qui revenaient des
chantiers du matin ! Nous
pénétrons à l’intérieur de la caserne, composée de six ou huit bâtiments
protégés par des auvents de tuiles, séparés l’un de l’autre d’une
distance de 4 à 5 mètres. Notre
installation dans ces bâtiments est accélérée
par des coups de bottes ou de fouet. Les
membres de notre groupe s’insèrent avec plus ou moins de difficulté dans les
places encore inoccupées. Puis,
on nous regroupe dans la cour, on est mis en rang et un premier appel est fait. Gilbert
TAIEB et moi-même allons voir Kakou HABIB qui semble être le chef du camp,
ayant fait partie du premier contingent que nous avions trouvé à la caserne. Il
nous confirme que, parlant l’allemand, il avait été nommé par l’officier
qui dirige le camp. Il
est obèse, toujours souriant, faisant preuve d’un moral à toute épreuve,
souvent contagieux fort heureusement. Il
est assisté de Lucien ZARKA, qui parle lui aussi l’allemand et qui servira
d’interprète, très utile à toutes occasions, enseignant notamment aux
camarades en leur parlant en arabe, à ruser avec les soldats lorsque des ordres
devenaient trop difficiles à exécuter. Par
la suite, une sorte d’état major se constitue et se répartit les tâches de
responsabilité : Kakou HABIB, Lucien ZARKA, Gilbert TAIEB, Victor SIBTON dit
TUTOR, un ancien militaire de carrière, BEDOUCHA
et moi-même. MAINTENANT,
LA VIE AU CAMP ? Comment
se déroulait-elle quotidiennement ? Nous
constatons qu’elle était organisée selon un rythme bien ordonné. Le
matin, réveil à 5 heures ou 6
heures. Nos
cuistots ont déjà préparé un liquide chaud, du café plus ou moins fort
selon nos provisions, et un morceau de pain. Ensuite,
rassemblement sur trois ou quatre rangs et appel, dans la quasi obscurité du
matin qui se lève. Les
évasions étant nombreuses, les camarades s’arrangent pour se remplacer et répondre
« présent » lorsqu’un des évadés est appelé. Ainsi,
la plupart du temps, les Allemands, quand il ne s’agissait pas des plus redoutés,
tels que RURH, FRITZ et le surnommé « LE TUEUR », entre autres - ne
se rendent pas compte de la supercherie. Les
malades sortent du rang pour se diriger vers l’infirmerie où ils seront
examinés. Ensuite,
les équipes partent vers le port ou vers d’autres chantiers de déblaiement
ou de déchargement dans la ville. De
retour, nous prenons le repas très
maigre de midi - choucroute végétarienne fournie par les Allemands, ou pommes
de terre ou haricots. Ces
repas sont parfois agrémentés d’un peu de viande envoyée par la Communauté
qui ravitaille, comme elle le peut, tous
les camps de travailleurs. Je
ne peux oublier ici le rôle difficile et dangereux joué à ce poste du
ravitaillement par des camarades vaillants, notamment Edmond SFEZ dont je
rappelle le souvenir et Jacques SAMAMA ici présent. Le
soir, après le repas, les travailleurs se rapprochent pour bavarder mais ils ne
restent pas longtemps ensemble, car s’il y avait une constante durant notre séjour
à BIZERTE, c’était les bombardements nocturnes, quasi-quotidiens et
quelquefois diurnes. Le
bombardement du port commence. C’est
un embrasement général, accompagné d’un vacarme assourdissant qui dure le
temps du lâcher des bombes. Les
travailleurs vont en désordre s’abriter dans les quelques tranchées creusées
par les troupes françaises avant leur départ, ou restent dans les baraquements ,
se couvrant la tête, affolés, ou priant. Quant
aux Allemands, après le déclenchement de l’alerte, ils se précipitent dans
leurs abris bien bétonnés et ne s’inquiètent nullement de notre sort. Nous-mêmes,
les responsables, nous essayons de nous glisser vers nos camarades et les réconfortons
de notre mieux. L’alerte
passée, tous rentrent dans leurs baraquements,
commentant ce qui venait de se dérouler, heureux d’y avoir échappé
et se résignant à attendre l’alerte suivante. Je
me souviens en ce moment d’un bombardement diurne, un jour où Paul GHEZ était
en inspection parmi nous. Je
me permets de relire ici la relation qu’il en a faite lui-même dans son livre
« SIX MOIS SOUS LA BOTTE ». En
tout temps, il avait tenu à nous inciter à nous montrer dignes à l’égard
des Allemands auxquels il refusait de donner de spectacle de Juifs serviles et
tremblants. « A
midi, les sirènes hurlent. C’est l’alerte. On entend les premières bombes
qui tombent sur le port. « Des
hommes se sont abrités dans les tranchées aménagées dans la cour de la
caserne. « Les
boches ont gagné en toute hâte un abri bétonné qu’ils se sont fait
construire. « Je
devrais en faire autant de toute évidence, mais une pensée obsède mon esprit :
j’ai une revanche à prendre, un prestige à maintenir. « Je
décide de ne pas m’abriter et de demeurer ostensiblement debout dans la cour. « Le
geste est puéril ; il l’est d’autant plus que les chefs des
travailleurs, Gilbert TAIEB, Jacques KRIEF et Tutor SITBON s’entêtent à
demeurer à mes côtés. « Le
bombardement fait rage ; des bombes de gros calibre soulèvent d’énormes
gerbes de terre et de débris de toute sorte. Des
éclats tombent à nos pieds ; des explosions sont particulièrement
impressionnantes. « On
entend le sifflement lugubre et la terre tremble. « C’est
tombé tout près ; j’ai
instinctivement courbé l’échine, mais je me redresse aussitôt : on ne
m’a pas vu ». Je
m’approche de l’abri bétonné pour annoncer au lieutenant que je vais voir
ce qu’il est advenu des groupes travaillant en ville au déblaiement. Il
me donne l’ordre de m’abriter. Je refuse avec une immense satisfaction... Je
refuse avec une immense satisfaction... « Dès
l’accalmie, et sans attendre la fin de l’alerte, je me précipite vers des
lieux de travail, suivi des médecins, des infirmiers et d’un groupe de
volontaires». Fin de
cette citation. Le
spectacle que nous allons avoir à ce moment là est horrible et nous
retrouverons parmi de nombreux cadavres de soldats, de travailleurs arabes, de
civils, le corps de l’un de nos travailleurs, poitrine défoncé et vente
ouvert. En définitive, ce sont quatre travailleurs qui meurent ce jour là, auxquels s’ajoutent ceux d’autres camps et ceux qui seront encore de nouvelles victimes allongeant le martyrologe juif tunisien. A
suivre Jacques Krief
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