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L'Héritage de Manitou |
Enquête réalisée par Nathalie Szerman pour © ISRAEL MAGAZINE
Le 29 octobre 2006, nous avons commémoré les dix ans de la disparition du Rav
Léon Yehouda Askénazi, dit Manitou. Son érudition dans les domaines religieux et
profane, sa précision de langage, son humour, sa distinction, lui ont conféré un
rayonnement inégalé au sein de la communauté juive francophone. Ceux qui ont eu
le privilège d'assister à ses cours se souviennent de ses grandes mains qui
traduisaient le mouvement de sa pensée, de sa recherche assidue du terme exact,
aidé de son auditoire. Il serait tentant de mythifier Manitou, qui a su
insuffler la vie aux versets de la Torah et rappeler la dimension historique et
religieuse du retour des exilés sur la Terre d'Israël. Mais son enseignement
nous interdit toute mythification. Il disait d'ailleurs : "Méfiez-vous de ceux
qui parlent au nom de Dieu." Manitou, dont l'exigence de rigueur était telle
qu'il n'était jamais satisfait de la transcription pourtant littérale de ses
conférences par ses élèves, n'aurait sans doute pas apprécié qu'on le fasse
parler post-mortem. C'est pourquoi nous avons préféré recueillir les témoignages
de ses proches et de ses plus fidèles disciples. En hommage aussi à cette autre
petite phrase de Manitou : "Le peuple juif n'est pas le peuple du Livre mais de
la parole."
Témoignages
Chercher la mémoire de Manitou parmi les vivants me conduit à contacter ses
disciples et sa famille. J'ai parcouru tout Jérusalem à la poursuite des uns et
des autres car, logiquement, c'est ici que se trouve la plupart d'entre eux.
Yehouda Nakache a enregistré, inlassablement, ses cours depuis les années 60.
Son travail a servi de base aux ouvrages et aux transcriptions réalisées
ultérieurement par d'autres. Marcel Goldman a rassemblé dans les deux tomes de
La Parole et l'écrit les articles de Manitou. Michel Koginsky a pour sa part
réalisé un album regroupant des textes et des photos de Manitou. Les rabbins
Pierre Simsovic et Ouri Cherki dispensent un enseignement fidèle à la pensée de
Manitou, et Itaï Askénazi, petit-fils de Manitou, s'occupe de site de la
Fondation Manitou, grâce auquel il adapte l'enseignement de son grand-père au
public israélien de sa génération. Pour ne citer que ceux-là, car d'autres aussi
s'efforcent de transmettre la lumière de Manitou au monde qui les entoure.
Les disciples témoignent
C'est vers le célèbre orientaliste Eliezer Cherki, dont le Rav Marc Kujawski
nous dit qu'il est "probablement le disciple le plus fidèle de Manitou", que le
Rav Léon Askénazi s'est tourné les derniers jours de sa vie, pour lui demander
de l'aider à transcrire ses idées. Pourquoi lui ? Modestement, Eliezer Cherki
répond : "Je ne sais pas. Peut-être à cause de la proximité [ndlr : sa famille
connaissait celle de Manitou déjà en Algérie]. Je l'aidais à trouver le mot
juste. Il craignait déjà que sa pensée ne soit déformée par ses disciples."
A Paris, puis en Israël, Eliezer Cherki a suivi les cours du Rav Léon Askénazi,
dont il se souvient qu'ils étaient "gratuits et ouverts à tous, ce qui ne va pas
de soi aujourd'hui." Il se remémore ainsi l'enseignement du Rav Léon Askénazi :
"Manitou abordait chaque sujet sous la forme d'une question essentielle. Chacun
recevait son enseignement comme s'il lui était personnellement destiné. Manitou
était à la fois très éloigné et très proche de nous." Et d'approfondir : "Il
faut savoir être proche des Sages tout en se méfiant de leur flamme qui brûle.
Manitou, dont le rayonnement était intense, avait conscience de sa capacité à
brûler. Il préservait la dignité de ses élèves."
Par la suite, le Rav Léon Askénazi a invité plusieurs fois Eliezer Cherki à
donner des conférences sur l'islam au Centre Yaïr : "Manitou assistait aux
conférences quand il pouvait. Il intervenait et entamait un dialogue. Ces
conférences devenaient un événement. Il analysait le christianisme et l'islam à
travers la typologie d'Esaü et d'Ismaël. Manitou soulignait que le monde
d'Ismaël n'a pas encore fait le saut de la liberté humaine dans l'histoire. Il
disait que ce n'était pas un hasard si les musulmans avaient choisi le vendredi
comme jour saint, sixième jour de la semaine, car le créateur cesse d'intervenir
le shabbat pour laisser la place à l'intervention humaine dans l'histoire.
Entrer dans le septième jour, c'est découvrir le rôle de l'Homme dans
l'histoire."
Le rabbin Ouri Cherki, petit frère d'Eliezer, dispense aujourd'hui, en français
et en hébreu, des cours au Mahon Meir, à Jérusalem, et dans le cadre du Centre
Meir d'études juives, qui a ouvert ses portes début novembre 2006. Ouri Cherki a
lui aussi enseigné au Centre Yaïr, dont il a repris, sept ans après le décès de
Manitou, la direction pendant un an. D'après lui, Manitou "exprimait la pensée
ancestrale en termes de culture générale sans tomber dans l'académisme. En cela,
il a créé un nouveau langage permettant à une oreille contemporaine de
comprendre le langage des ancêtres." Ouri Cherki remarque un "nouvel intérêt en
Israël pour la pensée juive originaire de France. C'est la seule pensée juive
capable de se mesurer au discours philosophique. Elle est source de 'kavod
hadat', selon l'expression du Rav Kook : de respectabilité de la Torah."
Michel Koginsky, pédiatre de profession, vit aujourd'hui en Israël "grâce à
Manitou." Il a réalisé sur son maître un album intitulé Un Hébreu d'origine
juive. Ayant assisté au dernier cours de Manitou au Centre Yaïr, il se rappelle
: "Il était venu accompagné de son gendre médecin, avec un ballon d'oxygène et
un micro. Parler représentait un effort physique important. Chaque mot avait son
poids." Un nouveau livre intitulé Les Définitions hébraïques de Manitou sortira
prochainement, pour les 10 ans de sa disparition. Il regroupe près de 300
définitions d'expressions-clé de Manitou.
Yonite Pariente est une ancienne élève de Manitou, venue un an étudier le
judaïsme en Israël dans le cadre de Mayanot et qui a trouvé cohérent de rester
construire sa vie sur place. Elle témoigne avec émotion : "Manitou voulait
sortir les jeunes de l'assimilation sans les uniformiser, en respectant
l'individualité de chacun. Il voulait les ramener à leur identité hébraïque
originelle. Pour cela, les Juifs devaient revenir sur leur terre." Manitou
disait en effet que les Hébreux, "Ivriim" en hébreu, étaient ceux qui avaient
traversé la mer, "Avar Yam" (même racine en hébreu).
Pierre Simsovic est aujourd'hui considéré comme le disciple "officiel" de
Manitou. Il l'a connu en classe de Terminale à Yavné, où Manitou enseignait la
philosophie, au début des années 1960. Pierre eut le sentiment en l'écoutant que
ses connaissances "s'ordonnaient comme les pièces d'un puzzle."
Manitou avait une idée précise de la transmission, rapporte le Rav Simsovic :
"Pour lui, l'important n'était pas la technique ou la méthode de l'enseignant,
mais l'authenticité de son message. Elle seule garantit la réceptivité de
l'élève. Il disait en outre que l'enseignement ne se fait pas de bouche à
oreille, mais de bouche à bouche, car l'oreille n'entend pas toujours ce que la
bouche dit, mais la bouche de l'élève répète les paroles de la bouche du
maître."
La famille témoigne
Si les anciens élèves de Manitou parlent aisément de leur maître défunt, les
membres de sa famille se montrent plus réservés, et leur témoignage en est
d'autant plus précieux. David Askénazi, dont on ne manque pas de remarquer la
ressemblance physique avec son père, œuvre tout en discrétion pour transmettre
l'héritage de Manitou, sur lequel il ne s'est vraiment penché qu'après sa
disparition, avec l'aide du rabbin Pierre Simsovic ; celui-ci lui a consacré "un
nombre incalculable d'heures de cours". Manitou n'était en effet pas le plus
présent des pères: "Il était très pris par ses conférences. Les vacances
s'écoulaient entre ma mère et mes frères et sœurs, en Bretagne, dans une villa
louée au bord de la mer. Mon père nous rejoignait en fin de semaine." Ce qui est
déterminant dans l'héritage de son père ? David pèse ses mots : "L'optimisme, la
possibilité de changer les choses, la vision d'un monde essentiellement moral."
Ariane Pivko, la sœur de David Askénazi, raconte : "Mon père m'avait une fois
emmenée au Cameroun avec lui. Il rendait chaque année visite au président du
Cameroun, qui avait entendu parler de Manitou par son médecin. Manitou avait
contacté le ministère israélien des affaires étrangères, qui s'était déclaré
intéressé par un rapprochement entre le Cameroun et Israël. Mon père y
contribuait activement." Israël Pivko, le mari d'Ariane, participe aujourd'hui
au travail de la Fondation Manitou et dispense des cours de pensée juive dans la
droite lignée de son beau-père.
Le petit frère de Manitou, Daniel Askénazi, est un ancien professeur d'anglais
sec et vigoureux, dont la démarche rappelle celle de son aîné. Il m'apprend que
Manitou était aussi un artiste : "Il chantait remarquablement bien. Il est
d'ailleurs possible de télécharger sur Internet un choeur des frères Askénazi."
Manitou a en outre écrit quelques poèmes (voir encadré) dont certains ont été
repris par les EIFs. Mais pour Daniel, Manitou était avant tout un éducateur :
"Il savait rassembler les gens autour de lui, n'était pas 'que' philosophe !"
Manitou aujourd'hui
C'est toutefois Itaï Askénazi, petit-fils de Manitou, qui représente la
rencontre la plus déterminante. "Vous verrez," m'avait prévenue Eliezer Cherki,
"il ressemble de façon frappante à Manitou jeune". C'est en effet exactement le
même regard, la même intensité, que sur les photos de Manitou à son âge. Mais
Itaï n'est pas un Juif de diaspora ; c'est l'Hébreu tel que le rêvait le Rav
Léon Askénazi. Itai vit aujourd'hui dans l'appartement occupé par son grand-père
jusqu'à sa mort. C'est en ce lieu qu'il me parle longuement de son travail pour
la Fondation Manitou
Ce jeune Israélien, papa depuis peu, porte une large kippa tricotée et joue du
didjeridoo (instrument à vent aborigène). Comme tant d'Israéliens de sa
génération, il est allé chercher la spiritualité en Extrême-Orient (Inde et
Japon dans son cas) avant de découvrir, de retour chez lui, l'héritage de son
propre grand-père. "Je me suis mis à écouter les cassettes de ses cours et j'ai
reçu un choc. Il répondait à mes interrogations. La supériorité de son message
sur le bouddhisme réside dans la possibilité de modifier le monde. Le rêve
d'enfant de créer un monde meilleur s'avérait possible. Manitou est en outre
très universaliste, tout en demeurant très juif. C'est son aspect universaliste
qui m'a interpellé et qui aura raison des réticences des Israéliens de ma
génération."
Il commence par faire passer les cassettes consciencieusement enregistrées par
Yehouda Nakache sur MP3. Puis il ressent le besoin de partager le message de
Manitou avec ses compatriotes israéliens : "Je me suis mis à traduire en hébreu
les cours de mon grand-père." Les difficultés du passage à l'hébreu ne manquent
pas : "La première étape consiste à comprendre parfaitement ce que dit Manitou,
qui fait d'innombrables allusions à la culture française, en plus de jeux de
mots ! Ses disciples m'aident à les décrypter. Dans ses cours, il pense la Torah
pour un public français. J'essaie de retourner à l'essence hébraïque de son
message sans perdre ce que le français y a ajouté. Je dois aussi tenir compte du
fait que la génération israélienne actuelle est différente de celle des Juifs
francophones à laquelle s'adressait mon grand-père. Il me tient à cœur de rendre
son message pertinent pour ma génération." Comment fait-il, concrètement, pour
répondre à toutes ses exigences ? "Je traduis pour moi-même. Si je suis
satisfait du résultat, on peut espérer que les Israéliens de ma génération le
seront aussi." Ces cours en hébreu sont consultables sur le site de la Fondation
Manitou, régulièrement actualisé : http://www.manitou.org.il/hebrew/ .
Nathalie Szerman pour © ISRAEL MAGAZINE
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