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92 ans - Une tranche de vie ! Je ne regrette rien… Mémoires de Georges Hayat


   

Avec tous mes remerciements à Camille pour son aide précieuse.

 

Prologue

 

Note sur les familles Hayat
et Scemama de Gialuly

 

 

Origine de la famille Scemama De Gialuly

 

Georges Hayat né à Tunis le 11 août 1917. Fils de Victor d’Isaac Hayat et de Marie Scemama de Gialuly. De cette union est né un premier enfant le 29 août 1913. Son prénom est Hubert.

Le père de Marie : le Caïd Eliaou Samama était le fils du Caïd Chloumou (1820-1883), neveu du Caïd Nessim (1805-1873) qui avait défrayé la chronique à l’époque pour avoir détourné des millions de piastres des caisses de l’État tunisien, alors qu’il était directeur des finances (1860). Le Caïd Nessim s’enfuit en emportant 20 millions de l’époque. Il se réfugia d’abord en France, puis en Italie.

Son neveu le Caïd Chloumou lui succéda comme receveur général des finances (1864), puis Caïd Eliaou, mon grand-père maternel, lui succéda.

 

La lutte d’influence entre l’Angleterre, l’Allemagne, la France et l’Italie au sujet de la Tunisie était intense. En définitive, cette lutte se circonscrit entre l’Italie et la France.

Le Caïd Eliaou tenta d’influencer le Bey de se rapprocher de l’Italie, pensant que ce pays était moins puissant que la France et que la Tunisie pourrait, après un certain temps, s’en débarrasser plus aisément.

En 1881, l’intervention des troupes françaises en Tunisie et l’instauration du Protectorat coûtèrent très cher au Caïd Eliaou. À cause de son hostilité à la présence française, on exigea de lui un remboursement de sommes importantes, qui auraient été indûment prélevées des caisses de l’État tunisien. Malgré ces remboursements, le Caïd Eliaou reste à la tête d’une grosse fortune foncière, essentiellement localisée à Tunis. La majorité des terrains nus du quadrilatère : rue de la Marne, avenue Gambetta, rue Courbet, rue Paul Doumer étaient sa propriété.

Pour mettre en valeur ces terrains, le Caïd Eliaou fit don à la ville de Tunis de 20.000 m2 de terrains sous condition de construire une large avenue qui jouxte ses terrains. Cette avenue fut construite sous la dénomination d’Avenue Gambetta, devenue après l’indépendance avenue Mohammed V. Par ailleurs, il fit don également d’une parcelle importante en plein quartier La Fayette, afin de réaliser dans ce quartier d’habitations un parc. Là encore, la municipalité ne respecta pas cet accord puisque, ce projet fut remplacé par un marché d’approvisionnement.

Ces deux donations n’ont pas été inscrites dans le cadastre, et la ville a continué à faire payer des taxes sur tous ces terrains. Cela a fait l’objet de procès contre la municipalité de Tunis, les termes de la donation n’ayant pas été respectés.

Le jour des funérailles du Caïd Eliaou en 1927, les autorités françaises, tunisiennes, les consuls, des personnalités de toutes nationalités et de toutes confessions étaient présentes. La presse dans son ensemble lui a rendu hommage et personne n’a parlé de ses prétendus « détournements ».

Homme de grande culture, il apporta une contribution financière importante pour aider le théâtre, la musique et les autres activités culturelles.

Sur le plan familial, il veilla à ce que ses enfants mâles reçoivent une éducation française et italienne. Trois de ses enfants obtinrent des diplômes de facultés françaises : Raphaël (licence de droit), Moïse (médecine) et Albert (architecture).

 

À la mort de son épouse, le Caïd Eliaou avait dix enfants :

- Salomon (Chloumou), l’aîné, a hérité à la mort de son père, selon la loi Mosaïque qui régissait la vie des Juifs tunisiens, une double part. Par testament, il fit de son frère Raphaël son légataire universel.

- Raphaël n’a jamais exercé son métier d’avocat, bien qu’inscrit au barreau de Tunis. Grâce à son héritage, il a vécu en grand seigneur : automobiles, bateaux de pêche, voyages, maîtresses, domesticité importante. Il aida financièrement beaucoup d’amis dans le « besoin ». Il vendait des terrains, des immeubles pour maintenir son train de vie.

En 1935, il quitta la Tunisie pour s’installer d’abord à Saint-Paul-de-Vence, puis à Saint-Raphaël. Il vécut là durant toute l’occupation italienne, puis allemande. On se demande comment il a échappé aux fours crématoires. C’est probablement grâce à son physique : yeux d’un bleu très clair, cheveux et longue barbe blanche l’ont probablement protégé. Complètement ruiné, à la Libération il revint en Tunisie où il fut hébergé par ma mère. Il décéda en 1948.

- Moïse fit ses études de médecine à la faculté de Montpellier et épousa la fille de sa logeuse. Il ne revint pas en Tunisie et s’installa comme médecin généraliste à Sète. Il se fit une belle clientèle et ses deux filles s’allièrent à des familles bourgeoises de cette ville.

- Albert, architecte à Tunis, perdit la vie à la suite d’un accident de voiture.

- Émilie, l’aînée des filles, épousa un cousin, le Caïd Nessim, qui est un homonyme du précédent. Avec une très grosse fortune, après le mariage, le couple s’installa en France à Marseille d’abord, puis à Paris. Le couple se sépara et ma tante obtint une pension importante indexée sur l’or. Cela lui permit de vivre très largement. En 1940, elle quitta Paris et vint se réfugier à Tunis où elle vécut quelques années chez nous.

- Mathilde épousa Isaac Bessis, important propriétaire foncier. Ils fondèrent une famille nombreuse.

- Louise épousa un cousin Soussani Scemama.

- Rachel épousa un important commerçant en textiles : Jacques Scemla.

- Marie, ma mère, épousa Victor d’Isaac Hayat, issu d’une famille bourgeoise travaillant dans l’import-export.

- Inès épousa Jos Hayat. Ce fut un mariage sans enfants. Elle connut une fin tragique à Paris où elle vivait.

 

On dit que Chemama est un patronyme d’origine berbère. La famille a décidé d’européaniser le nom en Scemama. Le Gialuly aurait été ajouté, dit-on, pour rendre hommage à un seigneur tunisien musulman protecteur de la famille.

 

 Voilà pour la famille de ma mère.

 

 

 

Origine de la famille Hayat

 

Étant donné l’absence d’état civil en Tunisie, il est très difficile de remonter très loin dans la généalogie des familles juives de Tunisie.

 

 La famille Hayat ou Khayat a deux significations en langue arabe : Hayat peut être traduit par « Vie », Khayat par « Couturier ».

 

 J’ai retrouvé un Rabi Yehudah Hayyat, grand érudit ayant vécu en Andalousie à l’époque du grand rayonnement intellectuel de cette région de l’Espagne où trois religions et trois cultures vivaient en parfaite harmonie et ont produit par cette interaction une culture d’un niveau très élevé.

En 1492, après la « reconquista », les musulmans et les Juifs étaient contraints de quitter l’Espagne s’ils ne se convertissaient pas au catholicisme. Rabi Yehudah Hayyat, après de multiples pérégrinations, se réfugia à Fès, au Maroc.Sa principale œuvre, fut Minhat Yehudah.

 

Mon père Victor, était le fils d’Isaac Hayat et de dame Constantini, probablement d’origine algérienne.

Mon grand-père Isaac eut de très nombreux enfants, dont sept survécurent.

Les frères et soeurs de mon père étaient Clément, Marie, Ghezizla, Henriette, Charles, Victor, Zeiza.

Le grand-père Isaac avait créé une importante affaire d’import-export de produits de grande consommation : café, sucre, thé, savon, huile, textiles, etc. Son fils aîné Clément succéda à son père et prit la direction de l’affaire. Il associa mon père. L’affaire était importante avec un bureau rue de Naples, actuellement rue Mokhtar-Attia, et deux entrepôts rue Malta-Srira.

Mon oncle Clément eut de nombreux enfants, dont cinq survécurent : toutes des filles.

Mon père Victor, en épousant une fille du Caïd Eliaou, ma mère Marie, avait fait un « beau mariage ».

La crise de 1929, avec ses répercussions en Europe de 1931 à 1932, crée d’importantes difficultés aux gros commerçants. Mon père, qui avait spéculé à la Bourse et sur les matières premières, fut ruiné et vendit tous ses biens pour ne pas faire faillite et ne pas « salir » son nom. Il se sépara de son frère en 1933.

 

À dater de cette époque, la vie de mes parents et la nôtre se transforme du point de vue matériel. Pour nous, une nouvelle vie commence.


 

Avant-propos

 

Je suis né en 1917, nous sommes en 1998. J’ai passé le cap des quatre-vingts ans. Denis, mon fils, m’a offert un ordinateur pour répondre à une demande de Germaine, Marie-Claude, lui-même et les petits-enfants. Ils souhaitent que je laisse par écrit quelques moments de la vie de notre famille en remontant le plus loin possible. Je vais essayer d’entreprendre ce travail en espérant que ma mémoire sera présente. Des omissions, sûrement, quelques embellissements, peut-être ? Je pense que les années traversées sont pleines d’événements importants pour que le regard que j’y ai apporté n’intéresse pas mes enfants et mes petits-enfants. Courage ! Il faut y aller !


 

I

1917. Je suis né le samedi 11 août à la Goulette. Mon père et ma mère étaient très heureux d'avoir un deuxième garçon. Pour mon grand-père maternel, le Caïd Éliaou, déjà grand-père de nombreux petits enfants, ma naissance, d'autant que j'allais porter un nom biblique, Élie, était une grande joie. Cette joie se renforça, car, en définitive, je devins son dernier petit fils. Et jusqu'à sa disparition, il me marqua toujours une certaine préférence.

 

Du côté de mon père, son frère aîné, Clément, n’avait pas eu d’enfants mâles et, à l’époque, cela était important. Ne pas laisser de descendance portant son patronyme était mal vu. L’héritage se répartirait entre les conjoints des filles.

 

Je suis né à La Goulette, proche banlieue de Tunis. Cette station balnéaire avait, durant l’été, une population permanente, particulièrement dans la partie de la ville qui s’appelait Goulette Vieille. Là se trouvaient l’Hôtel de Ville, le marché d’approvisionnement et le fort espagnol datant de l’Occupation espagnole. Mais l’endroit le plus beau et pour lequel j’ai gardé la plus grande tendresse est le canal qui serpentait dans la ville pour aboutir au vieux port, port de pêche dont 90 % des habitants étaient d’origine italienne, plus particulièrement sicilienne. L’église, qui existe toujours, semblait sortie d’un paysage sicilien. Ce quartier de la ville était majoritairement occupé par des familles italiennes, ce que venaient d’ailleurs confirmer le linge étendu, les couleurs des bâtiments, les parfums, les cris, en un mot : l’ambiance.

 Un pont enjambait ce canal et, là, à quelque cent mètres, on trouvait le grand canal qui partait du golfe de Tunis pour rejoindre la capitale. Pour traverser le canal, il y avait un bac, et dans mon enfance, utiliser ce bac, c’était l’aventure – j’en reparlerai.

 

À la Goulette Vieille s’était ajoutée la Goulette Neuve. Cette partie de la ville était plus moderne avec ses deux grandes avenues. Les habitations étaient en général composées de petits immeubles, de petites villas avec jardins. Les plus belles villas se trouvaient en bord de mer et appartenaient à la bourgeoisie juive, tunisienne musulmane, italienne.

 À la suite de la Goulette Neuve se trouvait la Goulette Casino. Cette dénomination était le résultat de la construction d’un établissement de loisirs : hôtel, restaurant, cabines de bains, salles de jeux de cartes, cinéma. Cet établissement résultait du besoin de répondre aux désirs des estivants qui venaient passer la « saison » aux trois Goulette.

La famille du Caïd habitait la Goulette Neuve, là où je suis né. J’ai vécu tous les étés de mon enfance dans la « zanca », rue privée qui partait de l’avenue de Carthage et aboutissait à la plage. Dans cette rue, il y avait cinq immeubles appartenant à grand-père.

Le premier, en front de mer, était le plus spacieux avec à l’étage une belle véranda qui donnait sur la mer. La chambre de grand-père était attenante à cette véranda. J’en parle, car j’en ai gardé un souvenir très fort. En effet, tous les étés – et cela jusqu’à la disparition de Babazizi – vers 16 heures, au réveil de la sieste, j’étais lavé, bichonné, et on m’amenait au réveil dans la chambre à coucher. Là se trouvait déjà le valet de chambre avec son café, son verre d’eau fraîche, ainsi que de nombreuses personnes âgées qui assistaient au lever de la sieste. Malgré cette présence, grand-père me faisait asseoir à ses côtés, m’embrassait, puis me faisait goûter du bout des lèvres à son café. Une fois son café terminé, il trempait un doigt dans le marc de café restant et barbouillait un coin de mon visage : ce geste, selon lui, devait chasser le mauvais œil. Tout ce cérémonial était établi sous forme de rituel. Chaque matin, avant de se rendre à ses occupations, Babazizi passait sous la fenêtre de ma chambre et m’appelait par ce prénom de fille : Giorgeta ; il fallait à ce moment que l’on m’amène à la fenêtre pour voir mon grand-père et lui envoyer un baiser de la main. Cela aussi faisait partie d’un rituel.

 

Chaque été, depuis le 1er juillet jusqu’à la rentrée des classes en octobre, nous vivions à cet endroit, et j’en ai gardé un souvenir merveilleux. La plage était le lieu privilégié de nos amusements : châteaux de sable, pêche de crevettes, de poulpes, ramassage de coquillages, recherche de « trimoline », petit ver que l’on trouvait dans le sable où dans les rochers et qui servait à la pêche.

Au large de la plage, il y avait trois embarcations : Lola, Cécile, et le canot à moteur L’espadon. Ces trois barques appartenaient à mon grand-père et à mes oncles. Deux marins, Pietro et Mabrouk, étaient chargés de l’entretien, du fonctionnement et de la garde de ces barques.

Les petits enfants ne pouvaient utiliser ces embarcations qu’avec l’autorisation des oncles, et les marins devaient obligatoirement être présents. Grâce à cela, j’ai pu apprendre à utiliser un bateau à voile. La Lola, une baleinière à voile latine, était ma préférée. Je me souviens encore de toutes les bordées que j’ai pu tirer dans le golfe de Tunis. Il nous était interdit de sortir, même avec les marins, quand le mistral soufflait.

 

Cette plage, ce bord de mer, était pour nous le paradis ! Le contact avec la mer dont on nous apprenait aussi les dangers m’a permis d’apprendre à barboter, puis, d’abord par mimétisme et peu à peu par gestes naturels, à véritablement nager. Plus tard, cela m’a permis de faire une bonne carrière sportive.

 

À droite de la maison de grand-père, sur un terrain lui appartenant, il avait autorisé la veuve d’un de ses serviteurs qui était décédé en laissant quatre enfants à construire un logement et une série de cabines de bains. Cela devint le lieu de rencontre des habitants de la Goulette Neuve.

Hnina était cette femme, courageuse, qui en une saison estivale devait trouver les moyens financiers de vivre avec ses enfants toute l’année. J’étais particulièrement lié à l’un de ses fils : Henry, qui, pendant l’été, devenait mon inséparable, avec qui j’ai fait le plus de bêtises, et qui m’a surtout permis de connaître un autre mode de vie que le nôtre.

 

Durant ces trois mois de vacances, du fait de la proximité, je vivais surtout avec la famille de ma mère. Nous retrouvions la famille de mon père le vendredi, à l’occasion du « samedi » qui est dans la religion juive le jour de repos. À cette occasion, mon oncle Clément, chef de famille, offrait pour le repas du vendredi soir le célèbre couscous, et surtout célébrait par des prières le samedi. Ce soir-là, on se retrouvait une trentaine à table – oncles, tantes, cousines, cousins. On s’attablait autour d’une table richement décorée sur laquelle étaient dressées des salades de légumes relevées au cumin, à la harissa, au citron, etc. On pouvait compter jusqu’à 10 salades différentes. Puis, était servi le couscous avec son bouillon, sa viande et ses boulettes garnies aux pommes de terre, aux artichauts, aux aubergines, au cardon et à la tomate.

Après la prière que faisait mon oncle Clément, durant laquelle les parents tentaient de nous tenir, on se précipitait, cuillère en main, sur ce repas de fête. J’ai gardé du repas du vendredi un souvenir très fort. C’est dans la famille de mon père que j’ai rencontré la religion, avec la musique des prières, les réponses des adultes. J’y ai appris ce que la religion autorise à manger, ses interdits, mais ai aussi profité de toutes les festivités, avec les mets correspondant à chacune d’elles.

C’est en revanche dans la famille de ma mère que j’ai fait la connaissance d’une autre façon de vivre. L’éducation qu’avait reçue ma mère était toute différente de celle reçue par mon père.

 

Ces trois mois de vacances à La Goulette qui ont duré de ma naissance en 1917 jusqu’en 1931 ont largement marqué ma vie. En effet, il existait autour de la « zanca » où nous vivions un véritable microcosme de la société de l’époque. Il y avait un grand nombre de nationalités différentes : tunisienne, musulmane, juive, française, italienne, maltaise. Et autant de couches sociales : médecins, avocats, commerçants, employés, ouvriers, artisans, rentiers, fonctionnaires.

Cela m’a permis de rencontrer, très tôt, des jeunes ou adultes ayant une éducation différente de par leur nationalité, leur religion ou leur tradition. Cette ouverture, à laquelle ma famille me poussait, m’a enrichi en particulier grâce à l’apprentissage de deux langues : l’arabe et l’italien. La connaissance de ces deux langues était renforcée par le rapport quotidien que j’avais avec ma « nurse » Toura, venue de Toscane, et le personnel de service que mes parents employaient. C’est aussi au travers de ces contacts que j’ai appris que des différences existaient entre nous selon l’origine sociale des familles.

 

Grand-père, grand amateur de théâtre et d’opéra, avait une loge en location durant toute la saison pour le dimanche en matinée. Je crois, si mes souvenirs sont exacts, que j’ai vu et écouté les grandes œuvres du théâtre lyrique ainsi que toutes les opérettes du répertoire. J’aimais ça et restais durant tout le spectacle les oreilles et les yeux grands ouverts. En revanche, je n’ai jamais été capable de reproduire avec ma voix le moindre air acceptable. Mon père adorait l’opéra et il était capable de chantonner tous les airs du répertoire seulement pour son plaisir. Ses airs préférés étaient La Cavalerie Rusticana, Paillasse, La Traviata, Manon Lescaut, La Tosca. Pour ma part, j’attendais avec impatience la saison théâtrale. Et ce goût s’est confirmé plus tard.

 

Comme je le disais, pendant ces vacances, j’entretenais des liens amicaux avec Henry, l’un des enfants de Hnina. Henry était scolarisé à l’école communale de La Goulette alors que j’étais au lycée Carnot à Tunis, où se retrouvaient les enfants des « grandes familles tunisoises » et les enfants des grands colons. Grâce à Henry, j’ai découvert un autre monde, un autre point de vue. Ma vie était protégée, j’avais une famille complète ; Henry, lui, était orphelin de père. Cela m’interrogeait : comment vivre sans père ?

Par mesure d’économie, Henry avait les cheveux coupés à la tondeuse zéro. Moi, mes cheveux étaient longs, brossés et parfumés. J’étais jaloux d’Henry qui, à mon avis, n’était pas torturé tous les jours par le problème de sa coiffure.

 

Un jour, me fut donné l’occasion d’imiter Henry et de faire mon premier geste d’indépendance vis-à-vis de mes parents. Mon père ayant trouvé mes cheveux trop longs et n’ayant pas le temps de m’amener chez son coiffeur me donna vingt sous pour les faire couper. C’était la tentation pour moi de faire un « coup double » : ressembler à Henry et économiser à mon profit dix sous. J’allai donc chez le coiffeur et lui demandai de me passer la tondeuse zéro pour dix sous. Ce qui fut fait. Rentrant chez moi, très fier de ma décision et de mon « courage », je fus accueilli par des yeux grand ouverts de mes parents et le regard amusé de Toura. Mon père ne résista pas au plaisir de m’adresser une claque et de me confisquer les dix sous que je croyais utiliser pour l’achat de bonbons.

 

Environ tous les quinze jours, mes oncles, mon père et quelques amis, le soir, après dîner, se réunissaient pour préparer la grande sortie du week-end, sortie entre hommes, à savoir la « grande pêche ». Une fois les décisions prises, Pietro et Mabrouk les marins étaient appelés pour la préparation de cette sortie. Le canot automobile L’Espadon et la Lola devaient être prêts pour le départ du samedi matin au lever du soleil.

Le samedi matin, je me réveillais et aussitôt me dirigeais vers la plage où mon regard cherchait les bateaux : ils n’étaient plus là, à part la Cécile. J’avais six ans et me sentais floué : ils étaient partis sans moi !

J’étais très attaché à ces bateaux, particulièrement à la Lola, car un jour Babazizi m’avait dit : « Quand tu seras plus grand, Lola sera à toi ! »

Chaque printemps, les bateaux étaient mis au sec pour vérification. Cela était l’occasion un dimanche de se rendre à La Goulette, où l’on retrouvait les oncles, certains neveux et les marins. Les oncles et les marins décidaient des travaux à réaliser : calfeutrage, remise en état de la mature, contrôle des voiles, peintures, etc. Notre grande joie était de participer à tous ces travaux à travers lesquels des liens très forts s’étaient noués avec ces embarcations. Jusqu’à aujourd’hui, il m’arrive de rêver de sorties en mer. Malheureusement, cela fait longtemps que ce n’est plus qu’un rêve !

Une fois les bateaux partis, les parents avaient préparé une sortie pour le dimanche. Il s’agissait d’aller retrouver les pêcheurs de l’autre côté du golfe à Sidi Raïs. Un convoi de voitures était organisé, chargé de victuailles et de boissons, et en route pour l’aventure. Dans les années 1926- 1927, avec les véhicules de l’époque et l’état des routes, se rendre de l’autre côté du golfe n’était pas courant.

 

Pour se rendre à Sidi Raïs, il fallait prendre le bac et traverser le canal. Pour les enfants, cette traversée de quelques minutes nous paraissait une aventure et nourrissait nos rêves. Nous arrivions à Sidi Raïs après avoir roulé un peu plus d’une heure et, là, nous nous trouvions à l’entrée nord du Cap Bon, pointe avancée de la Tunisie vers la Sicile. Mon grand-père avait fait installer un gros baraquement sur la plage, avec des chambres et un certain confort, afin de permettre aux pêcheurs de passer une nuit confortable. Mon père, mes oncles et les amis étaient là, très fiers de nous montrer le résultat de leur pêche : loups, serres, dorades, dont une partie allait être l’ingrédient principal de notre déjeuner. Cette sortie – la présence de la mer, la plage et les montagnes assez escarpées – nourrissait notre imagination.

À la tombée de la nuit, c’était le retour vers La Goulette. L’Espadon et la Lola étaient repartis vers 16 h pour retraverser le golfe. Pendant le retour en voiture, très vite je m’endormais et ne me réveillais que pour « vivre » la traversée du canal en bac, permettant ainsi à mon imagination de vivre une grande aventure.

 

En pensant à cette époque, je me souviens du rôle et de l’importance des moments passés à la plage, moments qui allaient nourrir les tristes journées d’hiver. Tout d’abord cette liberté, relative, que nous avions, et les jeux, les parties de pêche, les bagarres, les marchands de cacahouètes, d’oublis, de gâteaux tunisiens…

Le soir, après dîner, toutes les familles habitant la « zanca » se retrouvaient, chacune apportant son siège : fauteuil, chaise, chaise longue, tabouret, coussins… pour assister à un spectacle organisé par mes oncles avec le concours d’une troupe de saltimbanques. Des flambeaux étaient allumés et au milieu du cercle que nous avions formé se produisaient les « artistes ». Les conteurs reprenaient les histoires du folklore tunisien – les histoires de Ghoa, de « gnouns », de héros, de Sinbad le marin. Pour les plus jeunes, le meilleur était à venir, à savoir les ombres chinoises. Le cinéma était loin d’être ce qu’il est devenu et ces ombres chinoises, à l’époque, c’était le cinéma, la télévision. J’étais trop jeune pour apprécier complètement ce spectacle, mais il est certain que c’était un grand moment, car à cette occasion l’imaginaire de chacun d’entre nous prenait son envol. Les différents personnages, les paysages, les animaux que l’on voyait à « l’écran » étaient pour l’époque une véritable découverte. Mais les spectacles se terminant très tard, je ne me souviens jamais de la fin, car j’avais sombré dans le sommeil et Toura était venu me chercher pour me mettre au lit.

 

Au mois d’août, ma terreur était d'entendre mes parents parler de cure. Cela voulait dire que nous allions abandonner la plage, les copains, pour que mon père aille faire sa cure à Vichy. Cette cure était à l’époque le chic du chic pour les bourgeois juifs tunisiens. Cela signifiait quitter la plage au mois d’août pour prendre le bateau, puis le train à Marseille, pour se rendre dans cette ville d’eaux. J’ai gardé, autant que je m'en souvienne, un mauvais souvenir de ces séjours. Toujours collé aux parents, dans une chaleur étouffante, et surtout privé de ma plage, de mes bateaux et de mes copains.

Le 15 août, jour de la fête de l’Assomption pour les catholiques, où, pour nous, jour de la Madone, était une date importante. En effet, ce jour-là, les catholiques, et plus particulièrement les Italiens, organisaient à travers La Goulette une grande procession qui partait de l’église de la Goulette Vieille. La ville triplait sa population, et les Tunisiens musulmans subissaient cette fête. Cette procession, avec tous ces fidèles suivant La Madone et les pénitents portant la croix, chacun essayant d’avoir la possibilité de porter collectivement La Madone, formait un spectacle extraordinaire, d’autant que les fanfares rythmaient de leur musique cette procession.

La veille déjà, tous les habitants de La Goulette s’étaient retrouvés pour assister au feu d’artifice organisé en l’honneur de La Madone, un spectacle auquel assistait toute la population sans distinction de religion.

 Quelquefois, cette célébration connaissait des excès et même des débordements. Il arrivait que ceux qui venaient honorer La Madone prennent des forces dans du bon rosé frais et dépassent les limites. Cela les amenait à avoir des paroles injurieuses envers ceux qui n’étaient pas catholiques. Les musulmans acceptaient mal cette présence d’une religion minoritaire qui prenait, durant cette manifestation, une apparence majoritaire. Les Juifs jouaient aux observateurs et étaient souvent les boucs émissaires de ces débordements. Mais cela restait très rare. En vérité, toutes les religions ou ethnies de La Goulette vivaient en parfaite harmonie, et le film sorti en 1996 "Un été à La Goulette" essaie d’en faire la démonstration a posteriori.

 

Septembre s’accompagnait d’orages terribles : vent, pluies diluviennes, abaissement de la température, tout cela était pour beaucoup le signe du départ, du retour vers Tunis et de la fin des vacances d’été. Après ces orages, La Goulette était une petite Venise, car l’absence d’égouts transformait les rues de la ville en petits torrents.

Pour nous, au contraire, le mois de septembre était l’occasion de profiter du départ d’une partie des vacanciers pour s’approprier définitivement La Goulette.

Le mois de septembre était très souvent le moment où se déroulaient les grandes fêtes juives : Rosh Hashana, Yom Kippour, Soukkot. À l’occasion de ces fêtes, les familles se regroupaient, et je n’ai pas souvenir d’en avoir célébré une chez mon grand-père maternel. D’ailleurs, je n’ai de ce temps-là aucun souvenir de pratique religieuse chez lui.

En revanche, c’est dans la famille de mon père, chez mon oncle Clément, que la tribu Hayat se retrouvait. Mon père, qui était religieux, mais peu pratiquant, se rendait à la synagogue à l’occasion des grandes fêtes. Il respectait le shabbat, ne fumait pas et ne touchait pas le feu. Il prenait quelques arrangements avec la religion, influencé par ma mère et ses beaux-frères. Les fêtes chez mon oncle Clément avaient une dimension extraordinaire, par le nombre de membres de la famille présents.

Frères, sœurs, beaux-frères, belles-sœurs, neveux, nièces, petits-enfants... tout ce monde se retrouvait à l’occasion de repas qui étaient précédés par les prières correspondant à la fête.

Ces réunions se déroulaient en général dans une bonne ambiance familiale, mais quelquefois, en raison de la disparité sociale existant à l’intérieur de la famille, des conflits surgissaient et créaient une ambiance tendue. Il est incontestable que j’en ai gardé un bon souvenir, car ces réunions me permettaient de rencontrer mes petits cousins avec qui je passais de bons moments.

 

Mon père m’amenait à la synagogue pour assister aux prières et m’imprégner de l’ambiance religieuse afin de me préparer à l’enseignement religieux devant aboutir à l’occasion de mes treize ans, âge-clé, à ma Bar Mitzva, équivalent de la communion pour les catholiques. Cette cérémonie me ferait entrer dans la majorité religieuse.

Il faut reconnaître que la liturgie de la religion juive n’a rien de commun avec la religion catholique et tout son apparat. Il existe des synagogues où se réunissent les fidèles, qui, à tour de rôle, mènent les prières reprises ensuite par un chantre. Ce n’est qu’avec l’influence européenne et la construction d’une grande synagogue à Tunis que les choses ont changé et qu’un certain apparat est né, mais l’essentiel du fait religieux se vivait encore dans de petites synagogues de familles.

 

Mon frère Hubert, de quatre ans mon aîné, né en 1913, atteignit en 1926 sa majorité religieuse, selon la loi mosaïque qui régissait la vie des Juifs tunisiens. Cet événement revêtait une grande importance dans la vie des familles, surtout pour les garçons, les filles n’ayant aucune existence sur le terrain religieux. Bien que notre famille soit très libérale, comme dit précédemment, la Bar Mitzva était une fête importante dans la vie des familles. Elle était l’occasion de festivités plus ou moins importantes, la situation financière de la famille obligeant celle-ci à préparer une fête au niveau de sa fortune. Parfois, pour paraître, les familles dépassaient leurs possibilités.

Mes parents, du fait de leur situation sociale, se devaient de marquer l’événement par une fête digne de leur rang social. De plus, Hubert était le seul garçon de la famille à porter le patronyme Hayat.

Un mois avant la date fixée, Hubert se remit à l’hébreu pour être en mesure de réciter les prières. Recherche d’une salle assez grande pour recevoir les invités, des toilettes, de cuisinières pour préparer les victuailles, rendez-vous avec les couturières, impression des invitations, discussions pour décider du contenu de l’animation de la fête – que remporta la jeunesse, aussi un orchestre de danse fut retenu. La synagogue de la rue de la Loire fut choisie, ainsi que les enfants de chœur pour accompagner Hubert de la maison à la synagogue et inversement.

Avec le recul, je pense que si mon père attachait une importance religieuse à cet événement, ma mère, en revanche, pensait surtout que la fête devait avoir un retentissement social important.

Ma mémoire est précise sur un point particulier : celui de la préparation de la liste des invités. Débats en famille, avec les oncles et tantes. Avis demandés aux cousins et cousines. Ne pas aller trop loin. Éviter les oublis. Ne pas trop élargir et devoir élargir encore plus. Un vrai casse-tête.

La fête fut mémorable et je pense qu’Hubert en fut le premier satisfait. Autant la cérémonie religieuse que le repas de tous les jeunes à midi, le nombre de cadeaux reçus et le couronnement que fut le bal où se retrouvèrent près de trois cents invités.

 

Puisque je suis sur ce sujet de la Bar Mitzva, je vais parler de la mienne. Je ne voudrais pas qu’à travers le récit qui suit, on puisse soupçonner un seul instant de la jalousie rétroactive de ma part.

Les choses étant ce qu’elles étaient, je suis né en 1917, donc ma majorité religieuse était fixée pour 1930-1931. Mais un événement capital est intervenu dans notre vie familiale : la crise de 1929 et ses répercussions. Ruiné, mon père avait spéculé à la Bourse ; la chute des prix et ses engagements financiers obligèrent mon père qui avait fait le choix de la transparence pour ne pas « salir son nom » à vendre tous ses biens pour couvrir tous ses engagements.

Cette situation contraignit notre famille à réduire au strict minimum son train de vie.

Ma Bar Mitzva tombait mal. Mes parents en retardèrent la date au plus tard. En fin de compte, il fut convenu que cette fête se déroulerait dans la plus stricte intimité. Quelques cousins, quelques amis réunis autour d’un repas, une cérémonie religieuse la plus simple possible. Les raisons de cette situation me furent expliquées en tenant compte de mon âge et de mes connaissances en économie.

Je compris la situation ou fis semblant. Tout fut arrêté : date, nombre d’amis invités au repas et à la cérémonie. Puis, patatras !, la veille de la date fixée, un deuil proche frappa la famille et par conséquent tout fut annulé, sauf la cérémonie religieuse pour respecter les délais. Deux amis seulement vinrent déjeuner. Un de mes oncles mit à ma disposition une voiture américaine « Buick » avec son chauffeur pour me permettre de me promener avec mes amis à travers Tunis et le long des plages. Du fait du deuil, je n’eus droit qu’à quelques cadeaux. C’est à cela que se réduisit la fête de ma « majorité ».

A suivre

  


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