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"Un Père Blanc,
coiffé d'une chichia comme ses frères de la rue et vêtu d'une soutane
blanche, emblème de sa confrérie, venait tous les matins célébrer la messe
dans la petite chapelle tandis que non loin de là, des hommes déchaussaient
leurs babouches en se hâtant vers leur lieu de prières, la mosquée."
"Des souks, j'ai le souvenir d'un grouillement de silhouettes pittoresques,
d'un mélange d'odeurs et de goûts acides, sucrés ou nauséabonds, d'une
cacophonie composée de tout un registre de voix, de langues, d'accents,
d'appels mêlés au bruitage des outils, d'un déploiement de la gamme des
couleurs ; tout cela agressait mes sens. Cet ensemble coloré se trouvait
parfois dominé par la musique des cafés maures embrumés de la fumée des
narguilés."
"L'année 1956, outre les remous politiques, s'avéra exceptionnelle et le 3
février nous réserva une incroyable surprise. À la sortie de l'école, nous
découvrîmes un froid inhabituel et un ciel uniformément clair ; un duvet
blanc et impalpable se mit alors à voleter et à fondre à peine touchait-il
les cheveux, les vêtements, le sol. J'essayais de saisir les petits flocons,
mais ils perdaient immédiatement leur apparence et leur matérialité pour me
mouiller les doigts. Puis en cheminant vers la maison, ils se firent plus
denses et commencèrent à s'accrocher aux surfaces. Les adultes mêlaient leur
enthousiasme à celui des enfants et les voix retentissaient : "C'est la
neige ! C'est la neige !"
"Le
15 août, jour mémorable du calendrier liturgique, était l'occasion d'une
expédition organisée vers la Goulette pour fêter "A Madunna di Trapani" (la
Madone de Trapani). La communauté des voisins, y compris mes parents, se
joignait à la foule des Siciliens parmi lesquels les habitants des villes
environnantes venaient gonfler le groupe des pèlerins, même notre famille de
Béjà participait à l'évènement. Les pêcheurs de la Goulette, initiateurs de
cette manifestation, portaient fièrement à bout de bras la statue de la
Vierge trônant sur un brancard depuis l'église jusqu'au port. Sur leur
passage, les pèlerins exaltés par une fièvre religieuse hurlaient : "E viva
a Madunna di Trapani !" et ce concert de cris accompagnait le cortège, tout
en couvrant la statue de bijoux précieux lors des pauses pour la relève des
porteurs. En effet, les gens les plus pauvres n'hésitaient pas à se
dépouiller pour implorer les grâces de la Vierge miséricordieuse et personne
ne s'interrogeait sur l'aboutissement de ces dons généreux ; aussi par
dérision, les matrones affublées d'or étaient désignées sous le nom de "Madunna
di Trapani"
Mon
père avait décidé le départ et nous quittions la Tunisie le 21 juillet 1957.
Nous nous sommes donc embarqués pour Marseille afin de rejoindre les Camoins
dans la banlieue est de la ville, là où l'oncle Richard, le frère de ma
mère, louait une grande demeure dans un parc pour abriter sa famille de huit
enfants. La cohabitation s'avéra rapidement difficile. Dans sa hâte de nous
protéger, mon père n'avait pas pris les mesures nécessaires pour nous
assurer un toit et après l'entassement qu'ils avaient connu chez eux durant
la guerre, mes parents n'avaient, dans le fond, pas trouvé anormal d'envahir
la maison de mon oncle et de bouleverser les habitudes de sa famille. Au
bout d'une semaine, mes parents jugèrent donc raisonnable de ne plus
imposer notre présence, mais leur budget étant limité, ils optèrent pour un
hôtel honorable du centre-ville situé à proximité d'un quartier où des dames
faisaient commerce de leurs charmes. Nous fûmes contraints d'y rester
jusqu'au-delà de la rentrée scolaire car les portes des appartements à louer
se refermaient dès que les propriétaires découvraient d'où nous venions.
L'exode des "Pieds-Noirs" avait bouleversé l'équilibre du marché de
l'immobilier et du travail et avait suscité auprès des Marseillais un
sentiment xénophobe...
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