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Ce mois de juillet ma mère et mes soeurs avaient
pris le train pour Tunis une semaine avant moi. Papa travaillait toute la semaine et le
vendredi nous prîmes l'autorail pour rejoindre la famille qui se trouvait déja à
Hammam-Lif. C'était la première fois que je restais avec papa car d'habitude je restais
avec maman. Papa nous rejoignait tous les vendredis soir et reprenait le samedi soir
le train de retour. Ce jour-là j'avais préféré rester à Béja et tenir
compagnie à papa qui ne voulait pas fermer son atelier durant les vacances. En effet il
était le seul à nourrir toute une grande famille.
Après une heure et demi de route papa et moi arrivâmes à Tunis. La gare était bourrée
de monde, les uns couraient pour rattraper leur train, d'autres se bousculaient pour
sortir de la gare. Nous étions trempés de sueur, le train démarrait.
Papa n'était pas sûr, s'il fallait attendre le prochain train ou rattraper le train en
marche. Il me regarda d'un air désespéré. A mon tour je lui retournai un regard avec un
sourire et je me mis à courir vers le train qui roulait encore lentement. Me voyant
lancé pour prendre le train, il courut aussi et nous voilà tous les deux sur le
marchepied. J'avais eu peur pour papa, surtout qu'il était fatigué après une semaine de
travail. Une année auparavant mon cousin Dédé m'avait appris à prendre le tram et le
train en marche. Nous respirions de l'air pur à pleins poumons. Il faisait chaud et
papa avait préféré rester sur la platforme arrière ouverte. Il fumait
tranquillement sa cigarette. Nous arrivions aussitôt à Djebel Ejloud. Je regardais une
fois les passagers qui étaient debout et une fois j'observais le paysage qui filait
devant mon nez.
Au bout d'un moment le train s'arrêta encore une fois: "Megrine!"
cria le contrôleur du train. Quand nous arrivions à Radès plusieurs passagers
descendaient, nous laissant ainsi plus de place. Notre compartiment devenait plus
spacieux, papa me fit signe de m'asseoir mais je préférais rester debout sur la
platforme. Quelques minutes plus tard nous arrivions à Saint Germain, la ville où les
dimanches, Armand mon cousin et moi dansions jusqu'au soir; c'est là que j'avais appris
la samba, le spirou, le boogie-woogie et d'autres danses de ce temps... Ya Hasra! J'étais
à peine plongé dans ma mémoire que la voix festive du contrôleur se faisait à nouveau
entendre: " Hammam-Lif!" disait-il.
Mon cousin nous attendait à la gare, il tenait à me montrer la ville; il me disait
"Tu vois la montagne c'est le Bou Cornine, de là-haut on voit toute la ville
jusqu'à la mer!" Je resistais à ces temptations car j'avais hâte d'arriver à la
maison et voir maman. Nous traversions la rue de la gare qui coupait la ville jusqu'à la
mer. Comme dans une peinture j'admirais la couleur bleue de la mer, et je me disais:
"C'est justement cette couleur qui nous attire comme les belles fleurs qui attirent
les abeilles. De temps à autre nous rencontrions des jeunes filles et des jeunes garçons
en maillots de bain, qui allaient à la plage. Après une courte marche à travers la
ville nous voilà arrivés à la maison.
Les membres de
la famille, venaient de plusieurs villes. Nous passions tous les étés les vacances à
Hammam-Lif. Une cousine de maman, Bahla arrivait de Sliman, ma tante Julie, la soeur de
maman venait avec sa famille de l'Ariana, une autre tante et ma grand-mère venaient de
Tunis. Mes arrière-grands-parents Rachelle et Sa'adani habitaient avec mes tantes
Marcelle et Koukina dans la même maison. Celle-ci avaient plusieurs chambres donnant sur
une grande cour carrée avec un jet d'eau au milieu et une grande cuisine. Chaque tante ou
oncle avait une chambre reservée pour l'année. Une ville de plage et d'ambiance
agréable, favorisée par les hautes montagnes. Une fraîcheur matinale calmait les gens
qui fuiaient la chaleur de la grande ville. En plus c'était la ville du Bey.
Les soirs, sous un ciel clair aux étoiles enchanteresses, nous profitions du vent doux
qui nous arrivait de la mer en groupes de petites bises. Notre grande famille se composait
de tantes, oncles, cousins, cousines, grands et arrière-grands- parents. Elle se joignait
aux autres familles qui arrivaient lentement, chacune selon sa cadence. La plupart
étaient chargés de couvertures, de draps, de kelims, de hassiras (des nattes en paille)
et des Qartalas (coufins) remplis de victuailles. Certains apportaient des instruments de
musique. Tous s'adossaient à une barrière construite en pierre d'une hauteur d'un
enfant, qui séparait la plage de la rue.
Des centaines de familles venant de toutes parts remplissaient les trains, pour avoir une
place dans cette ville du Bey et pour jouir enfin des vacances si longtemps attendues.
Chacun selon ses moyens dépensait toutes ses réserves accumulées durant l'année. Nous
prenions des couleurs au soleil. Nous nous étalions au bord de la mer. Ce rythme dure
depuis des milliers d'années, ces peuples, décendants des Berbères, des Phéniciens,
des Grecs, des Romains, des Hébreux, des Vandales, des Arabes, des Italiens, des Maltais
et en dernier, des Français, vivent à ses bords et se nourrissent de ses délicieux
fruits de mer.
Chaque famille occupait sa place près du mur le long de la plage,
dans l'ordre de son arrivée et formait un décor naturel qui l'animait. Pendant que les
parents installaient les places, nous les enfants profitions pour jouer. Personne ne nous
introduisait. Le fait que nous étions là suffisait pour aussitôt nous entendre. Les
femmes arrivaient à peine à sortir les provisions. Nous interrompions notre jeux pour ne
pas rater le premier goûter à l'air pur.
Parmi les grandes personnes il y avait ceux qui s'allongeaient, ceux qui profitaient pour
prendre un bain et ceux qui bavardaient. Mon cousin Maurice accordait son luth sous le
regard curieux des passants et des marchands. Les soirées que nous n'allions pas à la
plage, ma tante Koukina l'accompagnait avec la darbouka et Lalou jouait du piano qu'on
installait tous les étés près de la balustrade qui faisait le pourtour de la cour et
formait un préau qui permettait de circuler d'une chambre à l'autre et à la cour. Le
parterre de celle-ci été en marbre qu'on lavait tous les après midi.
A la plage des amitiés se nouaient durant les vacances. Les jeunes célibataires
trouvaient leur compagnes, les filles sortaient leurs meilleures toilettes pour plaire aux
jeunes gens. Normalement pour les jeunes c'était encore une occasion de faire des
nouvelles connaissances et encore plus, en maillot de bain. Les plages leur offraient un
lieu merveilleux pour de telles rencontres.
Sa'adani et Rahel mes arrière-grands-parents, se joignaient eux
aussi, comme un jeune couple. Tous leurs enfants étaient déjà des grands-pères et des
grands-mères. Je m'amusais beaucoup à les voir marcher lentement. Je faisais plusieurs
fois l'aller-retour de la maison à la plage pour leur permettre d'arriver lentement. Pour
celà je recevais des compliments comme:
- "Ya' a'tik essahah" (Bravo) J'étais trop jeune pour comprendre
ces expressions, mais je souriais en signe de satisfaction. En réalité ces compliments
étaient des bénédictions.
On entendait les chants et les slogans des marchands ambulants qui sillonnaient la plage,
chacun décrivait les qualités de ses friandises par sa petite chansonnette. Les odeurs
des grillades des restaurants de la rue qui longeait la plage se mélangeaient avec celles
des briks et des bonbolonis qui nous parvenaient tout chauds par les jeunes marchands. A
celà s'ajoutait le goût salé des glibettes et des pois chiches cuits au sable. La soif
des jeunes vidait les gargoulettes à peine raffraîchies. La nuit étalait ses voiles et
peu-à-peu, un silence laissait enfin la place à Maurice, qui sortait les premières
mélodies de son luth. Les voisins qui nous côtoyaient s'approchaient petit-à-petit pour
mieux écouter. En quelques instants ceux qui étaient assis près de nous, femmes et
hommes finissaient par se connaître. Chacun partageait ses provisions avec les autres.
Une atmosphère familiale se créait spontanément. Nous, les enfants nous nous
réjouissions encore plus.
Les marchands de jasmin, attirés par la musique sortaient de
l'obscurité Ils s'assoyaient sur la plage, assez proche pour jouir des mélodies qu'ils
connaissaient. Aussitôt qu'une chanson se terminait, ils nous tendaient des bouquets de
jasmin tréssés, en signe de remerciement.
De temps en temps Sa'adani se levait pour se degourdir les pieds et il disait:
- "Chah! Chah! En Nesma!" (Quelle fraîcheur). Personne n'à jamais vu Sa'adani
prendre un bain dans la mer. Tout au plus, il restait debout juste au bord de la mer et
laissait les vagues douces caresser ses pieds.
Yerhamou! Nous les enfants mettions aussi les pieds dans l'eau et nous disions ensemble
"Chah! Chah! En Nesma!". Quel Kif!
Emile Tubiana
(Extrait du livre: "Les trésors cachés")
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