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La
baie de Tunis Par Francis Rousseaux
Au Nord de l'actuelle Tunisie, au fond d'un golfe bordé à l'Est par le Cap Bon
et à l'Ouest par un cordon montagneux qui protège les plaines à blé de
l'ancienne province romaine d'Africa, gardée par le port de Bizerte autrefois
fondé par les carthaginois, bordée au Sud par les rivages d'Ez Zahra et
d'Hammam-Lif que domine le mont Bou Kornine célébré par Flaubert dans
Salammbô, telle apparaît la Baie de Tunis au voyageur.
Baignée d'une magnifique lumière méditerranéenne, elle fascine aussi bien les
navigateurs (depuis la mer, l'approche du port de La Goulette est un spectacle
inoubliable) que les habitants de ses côtes, qu'ils peuplent les collines de
La Marsa ou de Sidi Bou Saïd, les abords des ports puniques ou de la reine
Didon à Carthage, les plages du village populaire du Kram ou encore les
pathétiques bords de mer coloniaux de Khereddine.
Mais laissons Colette Picard présenter Carthage, elle qui fut longtemps le
conservateur archéologique des lieux : « Le site de Carthage, un des plus
beaux du monde, occupe au fond du Golfe de Tunis une presqu'île baignée à
l'Est par la mer, au Sud par le lac de Tunis, au Nord par la lagune appelée
aujourd'hui Sebkha er Riana, golfe antique, séparé de la mer au Moyen Age par
les alluvions de la Medjerda. Rattachée à la terre ferme par un isthme bas,
qui se soude aux collines de l'Ariana, la tête de la presqu'île comporte
plusieurs collines, dont la principale, pyramide aux flancs très escarpés, est
aujourd'hui vouée à Saint Louis. Elle se rattache au Nord à une série de
crêtes qui s'incurvent, pour rejoindre la mer : collines Lavigerie, du
Théâtre, de Bordj Djedid prolongée vers le Nord par le plateau de Sainte
Monique, que la dépression d'Hamilcar sépare de Sidi Bou Saïd. Au pied de ces
hauteurs, s'étend vers le Sud une plaine creusée de deux étangs aux formes
singulières. Après la pointe du Lazaret, elle se rattache au cordon sableux
qui ferme le golfe, interrompu par le pertuis de la Goulette. Cette
presqu'île, remarquable par sa beauté, l'excellence de son climat, et la force
de sa position, attira les colons puniques. »
Les rivages de cette baie sont tout entiers imprégnés des victoires des marins
phéniciens et des conquêtes d'Hannibal, des ouvrages de Scipion l'Africain et
des administrateurs romains, des enseignements de Fronton, des méditations de
Saint Augustin travaillant à réfuter Pélage, des prières des Fatimides, des
établissements balnéaires établis par les beys, des bruits de canons européens
et du discours de Churchill à la huitième Armée dans le théâtre de Carthage,
faisant écho à Apulée lisant les Florides...
Pourquoi rien de mal ne pourrait-il arriver à Sidi Bou Saïd ?
En relisant ces notes bien des années plus tard, je me souviens que c'était là
une bien agréable journée. Mais que doit-elle exactement à la baie de Tunis ?
De fil en aiguille, poussé par je ne sais quel impératif, j'avais cheminé,
presque à mon insu, marchant, nageant, mangeant et contemplant, dormant
parfois aussi. Une telle journée procure certes beaucoup de plaisirs
différents, mais finalement aucun qui soit tellement extraordinaire. Et d'où
provient le fait étrange que j'ai souvent refait le même cheminement, ou tout
au moins des cheminement similaires, lorsque la providence m'a donné de
m'éveiller de bon matin sur ces rivages ? Pourquoi parcourir aujourd'hui comme
on a parcouru la veille ? Comment ai-je pu reproduire l'expérience sans me
lasser ? Pourquoi un tel parcours, paraissant s'imposer comme un rituel, à la
fois toujours répété et comme toujours vécu en singularité ?
Une soirée au café M'Rabet de Tunis est dédiée à l'enquête, hors l'emprise des
lieux incriminés : car lorsque je me trouve dans la baie de Tunis, toute
attitude analytique m'est impossible, et je n'ai même jamais pu lire le
moindre livre au café Sidi Chabaane.
Dans le TGM pour Tunis, alors que nous traversons le lac par la digue
artificielle, je feuillette le magazine Air France, prélevé dans l'avion de
Paris. J'y trouve bientôt un article sur les peintres de Sidi Bou Saïd, rédigé
par Alya Hamza. Le ton y est juste et, manifestement, cette dame a elle aussi
développé une véritable affinité avec le village bleu et blanc. Mais la
question du pourquoi est là encore évincée.
« Il est des lieux bénis où il règne une atmosphère de douceur, une lumière
irisée, une grâce sereine. Rien ne peut y arriver de mal semble-t-il. Et les
rumeurs du monde extérieur viennent doucement y mourir. Sidi Bou Saïd est de
ceux-là, enclave de douceur et de spiritualité, dans une époque de bruits et
de fureur. Le petit village blanc et bleu n'a cependant rien d'un nid d'aigle,
et ses ruelles, pour escarpées qu'elles soient, sont accueillantes aux
visiteurs. Là, les jardins offrent aux passants la gloire des bougainvillées,
les portes ne sont qu'à demi-fermées et les terrasses s'offrent à tous les
regards. Et pourtant ! Il règle sur Sidi Bou Saïd une certaine réserve, une
certaine densité de lumière, une certaine qualité de silence, une certaine
maîtrise des choses, qui font que ce village ne se livre qu'aux seuls initiés.
Que rien ne transparaît de son âme si on ne l'a pas apprivoisée. Et que les
hordes bruyantes qui l'investissent à l'heure de la sieste ou à la tombée de
la nuit, envahisseurs d'ici ou d'ailleurs, ne découvrent du village que ce
qu'il veut bien donner à voir : une apparence de joliesse, un cliché chromo
bien léché qui cache plus qu'il ne montre. Sidi Bou Saïd est de ces lieux
magiques qu'il faut mériter, dont il faut se mettre à l'écoute, où il faut
savoir se taire, regarder, sentir. Les jeux d'ombres et de lumières y sont à
nuls autres pareils. Les vieilles pierres se font loquaces pour qui sait y
lire les mémoires oubliées. Et les chats errants y sont plus bavards
qu'ailleurs pour qui parle leur langue. »
Envoye par Pinacolada
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