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J'avais presque neuf ans lorsque ma mère
m'annonça la mort de ma grand-mère Nouna (Hélène). J'avais beaucoup de peine car
après l'école j'allais souvent chez elle. Je me plaisais d'être auprès d'elle.
Elle se trouvait souvent seule et attendait le retour de mon oncle Alfred qui
était alors célibataire et habitait dans la même chambre. Elle me chouchoutait
et me donnait des petites friandises. Depuis mon tout jeune âge nous étions de
bons copains.
Quand j'avais cinq ans, j'accompagnais ma grand-mère paternelle Nouna à son
travail. Elle était la maquilleuse de notre ville. Les jeunes filles candidates
pour les fiançailles ou le mariage étaient ses meilleures clientes. Les semaines
avant les mariages elle était invitée dans les maisons de la mariée et aussi au
bain turc afin de maquiller la mariée et les femmes de la famille. Ainsi j'avais
le privilège d'aller avec ma grand-mère à plusieurs mariages musulmans et juifs.
- "Il faut rester tranquille!" me disait-elle. Quand j'avais l'envie d'aller au
petit coin, je devais me patienter et attendre qu'elle finisse son travail. Pour
ne pas que je m'ennuie, et pour me donner une contenance, ma grand-mère prenait
le soin de me demander de temps à autre:
- "Mir, qu'en penses-tu de la mariée?" ou bien:
- "Elle est belle la mariée, n'est-ce pas?" Les jeunes filles amies de la mariée
défilaient l'une après l'autre pour voir le progrès du maquillage que ma
grand-mère venait de faire. De temps en temps la maîtresse de la maison faisait
une apparition, et pour se donner de l'importance elle claquait ses mains et
faisait signe aux serveuses d'offrir un verre de thé ou une friandise à ma
grand-mère. Puis elle se penchait vers moi et me donnait un gâteau et une pièce
de monnaie. Quand ma grand-mère voyait la pièce de monnaie elle levait ses
sourcils en signe assentiment et me lançait un regard comme signe de me tenir
correctement. La monnaie donnait automatiquement un meilleur degré de respect à
la maîtresse de maison, puis ma grand-mère d'une voix douce ajoutait:
- "Dis à madame: ‘Y KATER KHEREK!'" (Merci) puis, élevant un peu sa voix, elle
disait:
- "Elle te plaît la mariée n'est pas?"
La maîtresse de la maison entendait ces propos et comme signe de reconnaissance
envers ma grand-mère, elle disait d'une voix sérieuse et ferme:
- "ZGHIRTA LEL HARQASSA!" (Faites des yous-yous en l'honneur de la maquilleuse).
Alors les sons de yous-yous venaient de toutes directions et remplissaient la
salle. Je ne savais pas où me cacher. Ma grand-mère rougissait et m'embrassait,
puis, comme pour détourner l'attention vers moi elle disait aux femmes qui
l'entouraient:
- "ZGHIRTA ALA MIR!" (Faites des yous-yous en l'honneur de mon petit-fils), en
signe d'affection. Les yous-yous rebondissaient, cette fois-ci, ils étaient à
mon égard, je ne saisissais pas ce qui me parvenait de toutes parts. Ensuite les
serveuses passaient avec des plateaux de friandises qu'elles distribuaient à
tous les présents. Ces scènes se répétaient aussi longtemps que ma grand-mère
faisait son travail. Quant à moi, elles me paraissaient drôles, surtout que je
n'avais aucun mérite d'être acclamé sauf d'avoir été le petit-fils de ma
grand-mère. Mais que peut dire le mort devant ses laveurs, "Ech Yqoul el Myet
qbalet Hassalou". Tout cela m'étaient étrange, et avait duré jusqu'au jour où la
tolérance qu'on accordait aux jeunes enfants, d'être parmi les femmes, cessait.
Quand ma grand-mère m'adressait la parole, je n'avais ni choix ni avis à lui
donner, mais par politesse ou de honte je faisais toujours signe avec ma tête
que j'étais d'accord avec elle, malgré que je ne voyais pas la raison pour ce
maquillage et celui-ci me paraissait même bien drôle et futile.
Lorsque ma grand-mère terminait une phase du maquillage elle s'exclamait:
- "Choufou Ezein!" (Regardez la beauté!) Elle me lançait un regard, qui avait à
nouveau l'air de demander mon avis. Je faisais signe avec ma tête que j'étais
aussi d'accord pour ce qu'elle disait. Ces questions me signalaient l'approche
de la fin de la journée de travail que j'attendait patiemment. J'avais hâte
qu'elle finisse, car, retourner enfin à la maison me paraissait plus attractif
que la mariée et son entourage, c'était mon avis d'alors.
Nous allions de temps à autre au bain turc. Certaines familles de la mariée nous
invitaient au Hammam Sayala (le bain turc alimenté par une source naturelle
d'eau chaude). Ce jour là, celui-ci était réservé par la famille de la mariée
pour tout un après-midi. J'allais avec ma grand- mère et j'assistais à toutes
les cérémonies. Je n'aimais pas le Hammam, car j'étouffais et je glissais
souvent sur le sol mouillé et une fois je m'étais blessé au front et pour
arrêter le sang on me mit du "Bonn" (café moulu) sur la plaie. Ma grand-mère me
demandait là aussi:
- "Mir, regarde la mariée et dis-moi comment elle est belle ?" Elle voulait me
faire oublier le mal. Puis elle se pencha vers les femmes qui étaient là et elle
faisait:
- "Vous voyez, elle plaît bien même à mon petit-fils!." Puis elle répétait ces
paroles en disant:
- "Vous avez entendu ce qu'il a dit, 'La mariée est très belle'." Alors que je
n'avais rien dit, j'avais honte mais que faire à cet âge?
Je comprenais que ce genre de questions étaient simplement pour plaire à la
mariée ou à sa famille, ces compliments faisait partie de son travail. Certaines
questions étaient embarrassantes, surtout lorsqu'elle enlevait les poils à une
jeune fille toute nue. En signe d'accord je baissais les yeux et la tête pour
lui faire plaisir, mais je rougissais de honte ou de timidité, je n'avais
sûrement aucune opinion à cet âge. Les femmes baissaient aussi les yeux et
faisaient un sourire qui reflétait la comédie. C'était le jeux de tout le monde,
il fallait flatter la mariée. Quant à moi je trouvais toutes ces femmes, y
compris la mariée, vilaines à voir, car elles ne portaient aucun habit, mais je
ne devais pas le dire à haute voix.
Après le maquillage et le bain turc, venaient les jours festifs avec le Tabal et
la Zokra (le tambour et le biniou). Là, ma grand-mère venait bien habillée de
ses belles toilettes et occupait une place d'honneur. Des remerciements et des
compliments pour la Harqassa (la maquilleuse) venaient de toute part, moi, je
restais sur les genoux de ma grand-mère et je finissais toujours par m'endormir.
D'après les dires de ma grand-mère, ces jours-là elle faisait les meilleurs
recettes, car il était de coutume que les invités qui voulaient se distinguer
donnent à la vue de tous les présents des billets de grande valeur à la
maquilleuse. (ORCHOQ A'L HARQASSA). Ensuite les femmes présentes venaient une
après l'autre me dire quelque chose, je ne me souviens pas des paroles mais je
me rappelle bien des pièces de monnaie qu'elles me donnaient. A la fin de la
journée mes poches étaient remplies de pièces et de billets de toutes sortes. Je
n'avais aucune idée de ce que ces pièces ou ces billets représentait comme
valeur, sauf qu'il fallait les prendre et dire merci.
Quand ces belles excursions avec ma grand-mère cessèrent, je devais aller au
bain turc avec mon père. C'est là où commença mon éducation. L'atmosphère au
bain était plus sévère et bien disciplinée. Les cris et le brouhaha des femmes
et des enfants disparaissaient pour laisser la place au silence et à l'ordre.
Les hommes portaient tout le temps une "Fouta"(c'est une jupe qui couvre toute
la partie basse du corp et qui ressemble à une jupe écossaise). En fait c'est un
rectangle en tissus avec lequel on enveloppe le corps et que l'on attache d'un
coté avec un noeud. Les hommes circulaient de place en place avec ces foutas,
seule la partie haute du corps restant nue. Papa occupait une chambre pour nous
deux, ainsi nous avions notre confort. Cette chambre nous servait pour le repos
après le bain, en plus papa commandait un café pour lui et un thé pour moi. Puis
nous restions allongés et couverts de plusieurs serviettes de bain. Cette visite
au bain turc avait lieu tous les fins de semaine. Le fait de me trouver avec les
grandes personnes me donnait l'impression que j'étais moi aussi un adulte.
La nouvelle que venait de m'annoncer ma mère me bouleversait, je ne savais pas
comment interpréter cela. Le matin tôt maman me prit avec elle à la maison de ma
grand-mère. Elle me dit:
- "On va lui dire notre dernier adieu!" Je ne saisissais pas ces paroles car je
ne savais pas si elle allait nous attendre. Puis je dis à maman:
- "Grand-mère va-t-elle nous attendre?."
- "Oui me répondit maman" sans donner toute explication. Je marchais d'un pas
lourd tout en pensant aux beaux jours que nous avons passés ensemble. La chambre
de ma grand-mère se trouvait dans une maison avec une grande cuisine et deux
grandes chambres. Dans le même bâtiment habitait aussi la famille Ankri, ma
grand-mère et mon oncle. On entrait d'abord dans un long couloir qui donnait
directement sur deux marches de la porte de la chambre de ma grand- mère puis à
droite il y avait un autre couloir qui allait chez les Ankri.
Je me souvenais lorsqu'elle préparait le dîner pour mon oncle. Elle était assise
sur un petit tabouret rectangulaire de quinze centimètres d'hauteur. Devant elle
une petite marmite qui suffisait à peine pour une personne, sur un petit canoun
(réchaud) à feu bas où l'on voyait que la cendre et quelques braises. De temps à
autre elle levait le couvercle de la marmite pour remuer un peu la sauce. Je
sentais la bonne odeur appétissante mais je ne devais pas m'approcher, ni passer
de trop près, ni voir ce qui mijotait dans la marmite, c'était sans doute pour
protéger son fils d'un mauvais oeil. Quand l'heure de l'arrivée de mon oncle
approchait elle me disait gentiment:
- "Il est temps que tu ailles à la maison, ta maman t'attend." Elle me donnait
un morceau de chocolat dans un petit paquet en papier, puis je lui donnais une
bise et je me dirigeais vite à la maison avant que le soleil se couche. Toutes
ces scènes passait dans ma tête alors que je parcourais le chemin de ma maison
jusque chez la grand-mère. Quand nous arrivions à la maison, mon père mes oncles
et mes tantes étaient déjà là.. Ils entouraient tous le corps de ma grand-mère
étalé sur les carreaux du parterre. Son corps était couvert d'un drap blanc, on
y voyait que la forme de la personne. Tous étaient tristes et attendaient je ne
sais quoi. Puis maman m'éloignait du cercle et me dit:
- "Tu vois, ta pauvre grand-mère, elle est partie chez le bon Dieu." Je ne
comprenais pas ce qu'elle voulait me dire, mais il fallait garder les réflexions
pour soi-même. Toutes ces paroles ne me disaient rien. Personnellement je
n'avais jamais vu le bon Dieu, donc je ne savais pas comment interpréter les
paroles de maman.
Je me résignais et sortais de la chambre et je me dirigeais vers la porte
extérieure, devant passer par le long couloir, puis je m'assoyais sur la marche
qui était au seuil de l'entrée de la maison et ruminais ce que je venais
d'entendre. De temps en temps mes pensées étaient interrompues par les visiteurs
qui venaient rendre hommage à ma grand-mère et à la famille. Je me levais pour
donner le passage et puis je reprenais aussitôt ma place sur la marche.
C'étaient les mêmes paroles qui se répétaient. Personne ne semblait rire ou même
sourire. J'avais toujours pensé qu'aller chez le bon Dieu était une bonne chose.
J'entendais ma tante Tita dire à maman qu'elle était morte de chagrin pour sa
fille Meha qui était morte, cela faisait juste une année et avait laissé
derrière elle deux garçons Luluç et Mémé. L'après-midi maman m'accompagnait à la
maison et le lendemain je faisais le même chemin vers la maison de la
grand-mère. Le triste cadre que j'avais laissé la veille avait entièrement
changé et à ma surprise le corps n'y était plus. Tous les oncles, les tantes et
les deux soeurs de ma grand-mère, Rahel et Shelbya étaient assis sur des tapis à
même le sol. Les visiteurs étaient assis sur des chaises.
Ma mère et d'autres femmes servaient constamment du café aux personnes assises.
Je reprenais ma place habituelle dans le couloir ou sur la marche de l'entrée.
De temps en temps des cousins de mon âge me joignaient. Nous ne disions rien car
tout le monde paraissait triste. Moi j'avais beaucoup à dire car j'avais passé
un partie de mon jeune âge avec ma grand-mère, mais comment dire aux autres? Je
gardais donc les beaux souvenirs en moi-même avec l'espoir de les écrire un
jour.
Vers midi et le soir à l'heure du dîner des membres de la famille qui n'étaient
pas en deuil apportaient le repas pour tout le monde. Il était de coutume que
les familles et les amis apportent à tour de rôle des marmites entières avec des
plats préparés chez eux. Tous ces plats étaient sans viande puisqu'on ne
mangeait pas de la viande les septs jours de deuil.
Le quatrième jour Mraïma Saadoun, qui habitait l'oukala (habitation comprenant
des grandes chambres avec accès sur une cour intérieure) et était voisine avec
ma tante Tita, s'amenait avec sa fille Hélène. Celles-ci servaient de la
nourriture aux membres de la famille directe qui étaient assis à même le sol. Je
voyais que Mraïma faisait des regards à sa fille Hélène, qui était alors jeune
fille, à servir mon oncle Alfred qui était encore célibataire. Je ne comprenais
pas toutes ces allusions mais je comprenais pourquoi que les tantes
s'inquiétaient de voir mon oncle rester seul après le départ de ma grand-mère.
Depuis l'apparition de Mraïma et de sa fille une ambiance un peu plus gaie
s'installait, chacun racontait certaines de ses expériences qu'il avait eues
avec ma grand-mère.
Les va-et-vient des visiteurs et des cousins devenaient fréquents, Mraïma et sa
fille qui habitaient à quelques pas de la maison de ma grand-mère venaient
tantôt avec un plat tantôt avec une friandise pour animer le coeur de tous les
présents. Je constatais que quelque chose de nouveau comme un roman d'amour se
tramait entre Alfred et Hélène. Je voyais des gentils regards furtifs
accompagnés parfois d'un vague sourire qui s'échangeait entre les présents.
Quand le soir je rentrais à la maison ma maman me disait que Mraïma et ma tante
Tita avaient sans doute pensé à souffler à l'oreille de mon père, qui était le
plus âgé, qu'il serait sage que mon oncle Alfred demande la main d'Hélène à son
père.
En ce temps-là je venais d'apprendre que j'avais une nouvelle cousine. Celle-ci
n'avait même pas deux ans, elle était venue avec sa nouvelle mère Méha Maarek,
une cousine à maman, qui venait de l'adopter de sa soeur Atou (Anette) Méchache.
Je me trouvais sur le seuil de la porte lorsque Méha me dit:
- "Fais attention à ta nouvelle petite cousine, elle s'appelle Jacqueline."
Cette petite fille, habillée comme un poupée avec une robe rose bordée de
dentelle blanche, ne savait pas encore parler. Je l'assis sur le seuil en lui
disant:
-"Ne bouge pas!" Je ne savais pas quoi faire avec elle, sauf que j'étais en
charge de la garder.
Après les septs jours de deuil papa avait invité mon oncle à vivre avec nous
pour ne pas le laisser seul. Depuis, tous les soirs mon oncle rentrait chez nous
à la maison avec un paquet de friandises, tantôt des gâteaux de chez Doumar
Memi, le grand pâtissier juif de la ville, tantôt des Zlabia du marchand de
beignets du coin de la rue et parfois un gros paquet de cacahuètes. Les
relations entre le nouveau couple amoureux se maintenaient et en printemps 1941
un contract de mariage ( La Ktouba) fut signé et le mariage fut fixé pour se
tenir en juillet de la même année.
En effet mon oncle Alfred et Hélène se sont aimés jusqu'à la fin de leurs jours
et avaient apporté au monde six enfants dont quatre garçons et deux filles.
Emile Tubiana
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