J’avais aux environs de sept ans et déjà, pour avoir jeûné à Kippour, je possédais une notion assez effrayante de Dieu. Il était dans mon esprit d’enfant une espèce  de juge suprême, comptabilisant sans pitié les fautes commises par ses ouailles.  D. ieu  savait tout de nos pêchés, n’oubliait rien et pardonnait à condition de jeûner à Kippour. Bref, à la fin de mon premier Kippour, j’avais alors six ans, ma grand-mère m’expliqua que j’étais lavée de tous mes pêchés. Cauchemardesque comme situation ! D’abord je ne me reprochais aucun pêché et puis j’avais bien compris que cette histoire de jeûner se reproduirait l’an prochain. Elle était très contente de moi, selon elle j’avais grandi etc … Mais qui a dit que je voulais grandir si vite et pourquoi faire ? J’avais beau rouspéter, elle se contentait de serrer ma main dans la sienne. Pas facile de rester en colère lorsqu’on sent tant de tendresse dans sa main.  Bon puisqu’elle y tenait je jeûnerai aussi l’an prochain mais attention ! Ma sœur Carole devait aussi y passer, puisqu’elle aurait six ans l’an prochain. Dans le malheur chacun se console comme il le peut. Et qui aime partage tout mais absolument tout.

Ce jour  là, assise dans la cour, j’attendais que l’heure passe, à mon habitude je m’ennuyais. Lorsque je vis Bertrand.

-où vas-tu

-je vais chez l’épicier

-je peux venir avec toi ?

Et comme je n’avais rien d’autre à faire et que lui ne voulait pas être seul, nous voici allant ensemble chez l’épicier . Ce jour là le dieu de Bertrand fit son apparition dans ma vie, lorsque sur le chemin du retour Bertrand m’offrit des cerises fraîchement volées. 

- Bertrand, tu les as volées ces cerises, Tu as fait un grand pêché, le bon Dieu va te punir

- Et alors, j’ai rien fait de grave !

-Mais tu vas être puni par Dieu , parce qu’il ne veut pas qu’on vole .

- Mais non ! Dimanche j’irai voir le curé, je lui raconte tout et il me donne un pater et tout est oublié.

- Comment ça   ?

-C’est comme je te le dis, pas plus compliqué. Il y a plus de péché

-Et tu peux voler comme tu veux

-Ouais.

- Et tu ne vas pas être puni ?

-Non. Alors t’en veux des cerises ?

Faut dire que ce jour là, les cerises avaient un goût de jamais connu auparavant, un goût nouveau. Chemin faisant, j’interrogeais Bertrand sur mille autres de ses pratiques, par exemple s’il avait l’habitude de voler, de mentir et si  par hasard il avait  entendu parler de .. . Kippour. Inutile de me faire un dessin, j’avais compris.

De retour à la maison, j’allais voir ma mère et lui dis

 - maman, je veux changer de Dieu

- tu veux quoi ?

- je veux changer de dieu, je veux le dieu de Bertrand. Le même que lui ! Tout comme lui, avec le curé et les paters. Tout comme Bertrand.

En attendant ces mots on aurait dit que ma mère venait d’être électrocutée. Soudain elle se mit à crier et pour prendre le monde à témoin, ouvrit la fenêtre. Que le monde entende et sache son malheur. Elle criait à la fenêtre ‘’ ma fille veut prendre  le dieu de Bertrand, Rabbi Meir, Rabi Chimone, ma fille veut le dieu de Bertrand ’’. Et plus  elle criait, plus moi aussi de mon côté  j’hurlais que je voulais changer de Dieu., que je voulais tout comme Bertrand. Peut être que nous pensions que celle qui crierait le plus fort gagnerait En tout cas aucun dieux ne vint nous départager. C’est à ce moment là que ma grand-mère se décida d’intervenir. Tout doucement elle me demanda ce qu’avait le dieu de Bertrand de si bien.

Mais cette fois- ci, je n’étais pas prête à me faire avoir comme pour le Père Noël Cette fois-ci c’était du concret, du bien réel et j’étais bien décidée à tenir bon et avoir gain de cause. Rien à avoir avec le Père Noël, entre temps j’avais grandi ! Au mois de Décembre de la année précédente, lorsque ma grand-mère était venue me chercher à la sortie de l’école, elle me trouva particulièrement silencieuse. La conversation, qu’elle essayait en vain de susciter, tourna au monologue. Découragée, à son tour elle se tut. J’étais tourmentée, je voulais savoir quelque chose et seule ma mère pouvait me répondre. Je demandais donc à ma grand-mère de me conduire chez ma mère, sans rien ajouter de plus. Et pourquoi ajouter quoique ce soit, donner des raisons, puisqu’elle faisait tout ce que je voulais.

-maman, dis-moi, est- ce que je suis une gentille fille ?

- mais bien sûr que tu es gentille.

- je veux la vérité ? Dis-moi la vérité ! Est-ce que je suis gentille ?

-Oui, tu es gentille

- JURE- LE SUR LA THORA ! JURE QUE JE SUIS GENTILLE !!

- je te jure que tu es gentille et arrête de crier.

-Alors si je suis gentille, pourquoi le Père Noël ne m’a rien apporté à moi ? Pourquoi il a apporté des jouets à TOUTES LES FILLES de la classe et moi rien ? HEIN, DIS-MOI !

-quel Père Noël ?

- celui qui apporte des jouets à tous les enfants sages. Et moi, rien !!

Prise au dépourvu, ma mère ne sut quoi répondre. Elle, si vive, si réponse à tout, gardait le silence. Elle ne trouvait rien à répondre à la méchanceté des français qui faisait croire aux enfants juifs qu’ils étaient méchants .A part maudire le Père Noël, lui et ses enfants jusqu’à la millième génération, sans oublier la femme qui l’avait enfanté, je n’obtins aucune réponse consolatrice. Ma sœur aînée essaya de mettre fin à mes pleurs, en m’expliquant que le Père Noël était débordé de travail et comme il savait que, moi je ne l’en voudrais pas de ne rien m’apporter et que je le comprenais alors, il n’était pas venu chez nous. Cette réponse quoique consolatrice avait pour inconvénient de me faire adhérer à une valeur contraire à judaïsme. Ma mère réagit tout de suite en traitant ma sœur d’imbécile, de vouloir mettre dans ma tête des idées de français. D’un coup elle retrouvait son sens de la répartie et me dit ‘’ le Père Noël, n’existe pas ! Les français sont des menteurs, quand leurs enfants dorment, ils mettent des jouets et disent que c’est le Père Noël. Nous, on est juif et si le Père Noël n’existe pas chez les juifs c’est qu’il n’existe pas du tout !’’ C’était on ne peut plus claire.  Tout ce qui est vrai existe chez les juifs. Le reste du monde vit dans le mensonge. Là j’étais vraiment consolée. Mes camarades se faisaient blouser par leurs parents et l’ignoraient. Le lendemain, de retour à l’école, j’apportais à mes camarades la vérité libératrice.  Bien sûr personne ne me crut et pour les convaincre, je décidais d’interroger les élèves des grandes classes. Toutes nous dirent que le Père Noël n’existait pas, que c’était une invention des grandes personnes et qu’il fallait être bien bête pour y croire. Quelques temps après ma grand-mère me donna, en guise de consolation, une poupée récupérée je ne sais où. Ma mère, de colère,  jeta la poupée par la fenêtre. Sa fille ne manquait de rien, on n’avait pas besoin que l’on nous donne de vielle poupée. Nous n’étions pas pauvres !

Pour le dieu de Bertrand, c’était vraiment autre chose. J’’avais vu  Bertrand voler et, mieux, me dire qu’il pouvait faire ce qu’il voulait et remettre les comptes à zéro en récitant quelques pater. Il faudrait être vraiment idiot pour ne pas changer de dieu.

-         Avec le dieu de Bertrand, tu peux tout faire, tu peux voler, mentir et tu n’es jamais puni. Tu fais ce que tu veux et après tu vas chez le curé, il te donne un pater et tout est oublié et tu recommences quand tu veux. . Je veux changer de dieu, je veux celui de Bertrand.

-         Dis-moi, ma fille, le dieu de Bertrand  il l’ sorti d’Egypte ? Il a ouvert la mer pour lui ? Il lui a donné des gâteaux de miel dans le désert ?

-         Je sais pas. Et alors ?

-         Notre D .ieu nous a sortis d’Egypte, il nous a fait traverser la mer.

-         Je me rappelle pas.

-         Tu as oublié quand tu as pris le bateau de Tunis pour venir à Paris ?

-         Heu, oui

-         Et ta sucette ? Tu te rappelles pas que tu as vomi sur ta sucette.

-         Ça va ! je m’en rappelle et alors ? Il a fait ça qu’une fois et lui Bertrand c’est tous les jours qu’il fait ce qu’il veut. Tous les jours !

-         Et le couscous du vendredi soir ? Dis-moi ton copain, il mange le couscous ?

-         Je n’aime plus le couscous ! je veux plus de couscous mais le dieu de Bertrand . JE VEUX LE DIEU DE BERTRAND !!!!

-         Notre D.ieu lui  il est fort. Et Il te pardonne tout. Qu’est ce que tu veux de mieux que ça ? Il est très très fort, regarde Il nous a pas donné la maison ?

-         Non, c’est la mairie qui t’a donné la maison .Tu as rempli des papiers et la dame est venue voir si on vivait pour de vrai  tous ici  dans deux chambres.

J’avais beau batailler, résister, ma décision de changer de dieu fléchissait, fondait comme glace au soleil. Elle parlait si gentiment, sans crier.  Je savais qu’elle voulait m’aider, déjà je commençais à douter de mon choix.

-         Mais c’est D.ieu qui a dit à la dame de nous donner la maison. C’est Lui qui commande à tout le monde. Et tout le monde a peur de Lui mais il faut être très intelligent pour comprendre  ça.

KO. Elle m’avait mise KO avec l’histoire de la maison, parce là c’était du concret, du quotidien. Chaque jour,  je remerciais D.ieu de m’avoir permis de vivre avec ma grand-mère, d’échapper au bruit qui régnait chez nous. Imaginez neuf  personnes dans un deux pièces. Pour les faibles en imagination, l’exercice est impossible, suivez mon conseil : laissez tomber. Nous sommes rentrés chez nous et on n’a plus parlé de rien .

Quelques jours plus tard, je rencontrais de nouveau Bertrand. Ce n’était pas parce que ma grand-mère m’avait mise KO que j’allais renoncer à me venger de Bertrand. Certes il n’avait rien fait mais qui a dit que la vie c’est que du logique.

 - Dis-moi Bertrand, ton dieu, il t’a fait sortir d’Egypte .

     -  L’Egypte, connais pas,

-  Et le bateau ?

 - Jamais pris

- Et  bien mon D.ieu  à moi, il m’a fait sortir d’Egypte, il m’a fait prendre le bateau et plein d’autres choses, Il est très fort  et en plus tu veux que je te dises et bien ton dieu ….. et là je lui répétais tout mais absolument tout ce que ma grand-mère avait débité sur le compte de ce dieu tué et enterré. Tu comprends, Bertrand, chacun sa chance.

Ce que Bertrand rapporta à ses parents, je l’ignore comme j’ignore s’il leur demanda de changer de Dieu et de prendre celui d’Ydit. Mais ce que je sais c’est qu’il lui fut interdit de me parler, lorsque nous nous croissions il baissait les yeux, marchait en fixant ses pieds. Et puis Bertrand a déménagé. Et moi j’ai gardé mon D.ieu.

 Ydit Guez