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 Les métiers disparus du Ghetto de Tunis


   

 

Cette liste ne contient pas les métiers qui étaient très connus en dehors du ghetto, ni ceux que les Tunisiens, immigrés à Paris (ou ailleurs), ont repris dans leurs nouveaux pays.

N’ayant pas conservé des photos des professions traitées ici, j’ai voulu illustrer ces pages de vieilles photos, noir et blanc de certains petits métiers (de mon album et de bien d’autres places), que j’ai travaillées sur l’ordinateur. Je les coloriées et leur ai donné un aspect « peinture-pointilliste » de manière à les rendre plus générales, moins personnelles.

Leur point commun, les scènes qui y sont  représentées se passent toutes (ou auraient pu se passer) dans un rayon de 200 mètres autour du croisement : Sidi-Bou-H’did, Sidi-Mardoum, Sidi-Khlef et la rue du Palmier, en somme le cœur de la H’ara.

 Je décrirai donc des métiers qui avaient fleuri au ghetto et qu’on ne rencontre plus.

Je voudrai dédier ces lignes à ces artisans que je n’ai plus revus et qui faisaient si bien leur métier, en gagnant si peu. Je pense que parmi les jeunes, qui les ont observés de près ou seulement approchés, il y a plusieurs qui ont été contaminés par le germe qui a fait d’eux, les artistes ou les ingénieurs de la génération d’après le ghetto.

 

Dans le secteur de l’habillement, il y à d’abord le vendeur de coupons de tissus au poids. Ces coupons provenaient des fins de rouleaux et des rebuts que les fabricants ou les grands commerçants  liquidaient à très bas  prix. L’honnêteté exigeait, du revendeur, de montrer les défauts là où il y en avait. On trouvait des tissus de tous les styles et matières. Le coupon se vendait, au poids et en entier.

On prend le coupon chez un tailleur qui en fera un pantalon, une veste, une chemise, ou une robe, et sur mesure s’il vous plait ; la confection qui se vendait dans les grands magasins en dehors du ghetto coûtait plus chère. La plupart du temps ces tailleurs gagnaient leur pain en faisant  de la confection. Leur travail était très soigné, une veste prenait plusieurs jours et exigeait au moins trois essayages. Ils prenaient grand soin de la doublure et des renforts intérieurs qui bombent  le torse. Les jeunes choisissaient leurs modèles parmi ceux vus au cinéma ou dans les magazines. Les travaux de petites mains étaient confiés à des apprentis et à des mères de familles, qui trouvaient là de quoi finir le mois. Ces besognes se faisaient chez elles à la maison, les apprentis leur amenaient les oeuvres à moitié finies.

Un autre métier de l’habillement était ‘l’inverseur’ de manteaux. L’hiver de Tunis étant souvent assez rude et le gros manteau coutait cher. Le tissus qu’il fallait pour le faire était presque inaccessible. On venait alors renouveler son vieux ‘pardessus’ ou bien celui qu’on a hérité d’un vieux parent. La couleur a déteint et les coutures se sont usées avec l’age. L’artisan, donne son diagnostic et prend des mesures. Il commence son travail en défaisant toutes les coutures, avec la plus grande attention, de la doublure aux revers, puis il faut nettoyer toute l’ancienne filasse.  Ensuite vient le repassage et le redressage des plis tout autour de chaque pièce détachée. Avec toute son adresse, le maître ajustera les pièces pour la phase d’inversement, car dans le processus de retournement, les pièces de droite passent à gauche et vice versa. Ce qui exige le déplacement des accessoires asymétriques, comme les boutons etc… Le manteau, une fois refait, aura un air presque neuf.

L’artisanat de la chaussure fleurissait aussi au Ghetto, et le sur-mesure revenait moins cher. La fabrication d’une paire de chaussure se partageait entre plusieurs artisans.

Celui qui était considéré comme l’artiste, c’est le ‘tigeur’ . Il est le designer qui découpait et cousait la partie supérieure de la chaussure, en cuir très fin, celle qui couvre le pied. Il avait souvent des vieilles coupures de journaux dans lesquelles on pouvait choisir le modèle désiré. Comme les tailleurs, la plupart  de ces messieurs faisait aussi de la confection.

Ensuite c’est le ‘cordonnier’ qui moulait la ‘tige’ sur la forme-en-bois pour monter et coudre la semelle, puis le talon. On choisissait leurs épaisseurs et les fers des extrémités, selon son gout. Il pouvait aussi adopter la forme aux dimensions du pied du client. La couture des semelles, qui se faisait à la main, n’était pas des plus faciles.  Il faisait passer à travers un petit trou, percé avec un poinçon manuel, les deux extrémités d’un fil qu’il avait, auparavant, lissées à la cire. Ensuite il les tirait très fort pour serrer les couches de cuir. Ce travail se répétait trois ou quatre fois sur chaque centimètre du pourtour de la semelle.

C’est un autre artisan, le ‘fraiseur’, qui possédant les machines adéquates, fera la finition de la semelle.


 

Une autre famille d’artisans faisait un peu, dans la mécanique. A ma connaissance, il n’y avait pas de garage au ghetto, mais il y avait des réparateurs de bicyclettes qui faisaient aussi de la location de vélos.

Le ferblantier  réparait les ‘primus’ qui se bouchaient souvent. Même si certaines familles avaient déjà le ‘butagaz’, cet instrument régnait en maître à la cuisine. Le ferblantier faisait des miracles avec son fer à souder. Il réparait, les trous des récipients en tôle galvanisée. Il fabriquait lui-même des ustensiles divers, comme les seaux ou les Kma’a, entonnoirs indispensables pour la Asbanna.

 

Pas loin de chez moi il y avait une fonderie de cuivre et de ses alliages. Il coulait entre autres, des Hanoukia et le plus souvent des marteaux pilons. Après la fonderie, il nettoyait tous les déchets et machinait  les pièces au ‘tour’ pour leur donner l’aspect final.

Celui qui représentait, pour moi le vrai artiste, plus qu’un artisan, était le ‘ciseleur’. Il combinait l’art et les mathématiques.  Son atelier était à la rue du palmier, pas loin de celui du fondeur. Je restais des heures, fasciné, devant ce maître qui avec son grand compas-à-pointes-sèches et sa règle métalliques, créait sur des immenses plats de cuivre, des figures géométriques de toutes les formes.

Deux plats vierges étaient collés dos à dos, à un disque épais de goudron, coulé entre eux. Une fois le goudron refroidi, il durcissait, comme de l’ébène, et ne permettait aucune déformation du plat, durant le ciselage. J’ai vu des ciseleurs depuis, en Israél et mème durant mon voyage à Tunis, ils n’employaient plus le support en goudron durci. Ils frappaient plutot une contre une lourde plate d’acier, ce qui déformait la surface du plat.

Aux figures géométriques, il ajoutait des fois, à-main-levée, d’autres décorations florales ou animales. Alors vient le travail délicat du marteau qui pousse le fin ciseau, par petits coups et transforme les lignes dessinées en  un sillon profond. Ces sillons peuvent rester tels qu’ils sont ou bien il y sertit, à l’aide d’un petit marteau, un fil d’argent ou de cuivre. Ces coups provoquaient une soudure à froid du fil dans le sillon, et le ‘remplissaient’. Après polissage, il obtenait un dessin ‘cloisonné’, avec des lignes de couleur rouge ou blanche.


A l’aide d’autres poinçons, les ouvriers remplissaient l’intérieur de certaines figures et selon l’alignement des formes fines gravées, ils obtenaient différents effets sur la surface du plat.

L’atelier du ciseleur occupait un coin dans une grande cour dont le propriétaire était le marbrier du quartier. Je ne m’attarderai pas sur cet artisan, puisqu’on le retrouve partout même de nos jours. Quand j’y pense aujourd’hui, je ne comprends pas comment ces grosses pièces de marbre étaient transportées jusqu'à cet atelier, ou partaient de là-bas, à travers les ruelles de la H’ara.

Il n’y avait pas beaucoup de menuiseries, mais par contre on voyait plusieurs ébénisteries. C’était peut être parce qu’on achetait les meubles en dehors du Ghetto ou surtout parce qu’on les héritait de nos grands-parents, et puis il fallait pas beaucoup de meubles pour remplir les petites chambres. Mais on prenait ses vieux meubles chez l’ébéniste pour leur redonner une jeunesse. C’était surtout de grandes armoires  aux portes un peu baroques et des ‘Comodas’, cette commode dont les tiroirs contenaient le linge qui n’allait pas dans l’armoire. Elle contenait aussi des trésors de la famille tels que photos, bijoux et autres bagatelles.


L’atelier n’étant pas très grand, le travail se faisait dehors, devant la porte. Il astiquait pendant des heures, avec un grand tampon imbibé d’un vernis noir, la surface d’une porte ou d’une autre pièce jusqu'à pleine satisfaction. Ce travail était très physique et les gars qui le pratiquaient étaient bien musclés. On ne peut oublier les odeurs des vernis qui régnait dans l’atelier et autour.  

Le courant électrique ne passait dans toutes les maisons. L’éclairage était à la lampe à pétrole ou à la lampe au ‘carbure’ (de calcium), pierre que l’on achetait chez des épiciers spécialisés. Cette lampe ressemble plutôt à une cafetière où, comme pour le café, le bloc de carbure est renfermé dans un récipient intérieur et l’eau y coule goutte à goutte en provocant une réaction chimique avec la pierre, réaction contrôlée qui dégage le gaz d’acétylène. Ce gaz (malodorant) sort alors par un petit orifice, et une fois allumé, il éclairait la chambre d’une forte lumière blanchâtre.


J’ai pu me procurer une lampe pareille, lors de mon voyage en Tunisie, je joins la photo ici.

Un autre groupe de petits métiers était attaché à la ‘bouffe’.

Une de nos voisines était une faiseuse de feuilles de briks. On la disait très douée, puisqu’on venait de loin pour en acheter chez elle. Je la revois aujourd’hui assise par terre, comme le marchand de beignets arabe. Elle avait, à sa droite, une grande cuvette pleine de pâte molle, et devant elle, une poêle de cuivre renversée, chauffée presque au rouge, au-dessus d’un grand primus. Elle prenait dans sa main un morceau de pâte avec lequel elle touchait délicatement la poêle chaude. Ce geste se répétait jusqu’à couvrir toute la surface de la poêle, et à chaque fois on entendait un bruit qui ressemblait à celui d’un fer chauffé qu’on trempait dans l’eau. Ces bruits secs m’accompagnait souvent quand je faisais mes devoirs. Puis comme par magie, elle détachait aisément la feuille  et la posait sur la pile de feuilles déjà refroidies.

Beaucoup de maisons n’avaient pas l’eau courante. Il y avait au ghetto des fontaines publiques d’eau potable, dispersées tous les cent ou deux cent mètres. C’était la corvée des enfants de jouer à Cosette-et-le-seau-d’eau. Mais ceux qui le voulaient, pouvaient appeler le Garbaji, le porteur d’eau, qui vous amenait pour quelques sous, une outre pleine qu’il déversait directement dans vos jarres. L’outre, une peau de chèvre qui avait les pattes attachées et dont l’ouverture du cou servait au passage de l’eau, avait la peau poreuse et l’eau en dégoulinait sur un tablier de cuir épais que le porteur avait sur le dos.

La vendeuse de légumes-de-bouillon-à-la-botte (Kattat Lébroudou), assise sur une natte, étalait des bottes de légumes qui contenaient tout pour faire un bouillon. Il y avait un quart de tète de céleri, quelques carottes, des herbes etc…juste pour le jour même, pas plus, pas de restes à jeter.

Un autre métier curieux était celui du vendeur de jaunes d’œufs. Certains patissiers n’utilisaient que le blanc de l’œuf et vendaient le jaune, à bas prix, le matin à Sidi Bou H'did.  Le casseur était armé d’un grand panier plein d’œufs frais et d’une cuvette pour accumuler le liquide blanc gélatineux. On ne savait rien du cholestérol dans le temps, mais on nous a beaucoup vanté les bienfaits du jaune de l’œuf. Alors sur la route de l’école, on avalait deux ou trois de ces boules jaunes, on aimait ça et ce n’était pas cher.

Il y avait aussi le berger qui promenait ses chèvres dans nos ruelles et qui nous servait du lait tout chaud, directement de la tétine. Cela fait penser à Pasteur qui n’aurait sûrement pas bu de ce lait.

Chez le confiseur, le fabricant de bonbons, on aimait voir ses ‘laminoirs’ et le travail qu’il investissait dans le malaxage de la pâte de sucre.

Apres le pétrissage à la machine, il pliait et repliait cette grosse masse de pate chaude, colorée et brillante, contre de gros clous qui sortaient du mur, et cela pendant des heures. Ensuite il la passait  dans une espèce de laminoir dont les rouleaux avaient des creux de la forme de la moitié du bonbon. Chaque creux avait son jumeau sur le rouleau d’en face. Quel plaisir que de voir des centaines de bonbons sortir de cette pâte amorphe, qui passait entre ces cylindres d’acier brillants. Quand on ne dérangeait pas trop le travail, on était bien récompensé.

La variété de gâteaux  qui se vendaient sur la rue Sidi Bou Hdid est connue de presque tous les Tunisiens. Bien entendu que leur qualité, existait aussi dans les pâtisseries des quartiers plus aisés, et se retrouve, bien sûr, à Paris depuis presque un demi-siècle.

Il y avait un vieux marchand ambulant de petits gâteaux, qui se plaçait très souvent à l’ombre d’un des immeubles de recasement de la Hafsia et qui vendait des Ghréiba au H’ams ou au beurre. Il vendait aussi ces cubes gélatineux et colorés, qui étaient loin d’être du Halkoum. Mais ses gâteaux faits de copeaux de noix de coco avaient un gout que je n’ai pas retrouvé depuis.

 

Ces métiers existaient surement en dehors de la H’ara, et je serai heureux si j’ai pu réveiller en certains lecteurs le souvenir d’une connaissance ou d’un membre de leur famille qui faisaient partie de cette noble famille d’artisans.

Une partie de l’artisanat juif décrit ici, était née ou sûrement influencée par le contact avec d’autres communautés  qui n’étaient pas plus aisées. Ce sont les Maltais et les Siciliens, et on aimerait un jour retrouver, dans un des villages lointains de ces îles, des artisans qui font encore ces métiers. 

 

          Avraham Bar Shay (Benattia)            absf@netvision.net.il

 

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