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Il se faisait déjà tard et la nuit avait étendu ses voiles sur Tunis.
- "Ce chemin nous amènera de l'aéroport à l'hôtel Abou Nawas" me disait Salem. Je ne
pouvais pas observer quoi que ce soit à travers la fenêtre de la voiture. Tout me paraissait
étroit et les distances semblaient être courtes.
- "Voici l'hotel! disait mon ami.
- "Nous sommes déja là?" Répliquai-je. En effet il avait l'air d'un bel hôtel et Salem
tout fier de lui-même s'exclama:
- "C'est l'hôtel Abou Nawas!" puis il ajouta: "C'est un hôtel entièrement tunisien."
- "Que voulez-vous dire par entièrement tunisien?" je lui demandai.
Salem d'un air aimable, essayant de ne pas me vexer, car après tout j'étais de
nationalité Américaine, et ne connaissant pas mon opinion á ce sujet me dit:
- "Les investisseurs américains avaient commencé la construction à la façon américaine
et leurs conditions étaient à l'encontre de l'esprit tunisien. Donc nous avons arrêté la
construction et enfin nous avons trouvé les Kuwaitiens qui étaient prêts à investir dans ce
projet à la façon tunisienne."
L'entrée de l'hôtel était en effet majestueuse. Salem m'accompagna jusqu'à ma chambre,
puis il me souhaita encore une fois la bienvenue et me laissa jouir de ma première nuit dans
mon pays natal. La chambre qui m'avait été réservée était entièrement à mon gré. Après tant
d'années d'éloignement de mon pays, aller dormir, me semblait ridicule et de toute façon je
n'avais pas sommeil. Après que Salem avait quitté l'hôtel, je me rendis aussitôt au foyer de
l'hôtel pour regarder de près l'architecture que j'avais à peine entrevue, alors que je
remplissais le formulaire de l'hôtel. Je regardais les détails, puis je me rendis par un
escalateur direct du foyer à un autre étage. Celui-ci était aménagé avec plusieurs restaurants
et des salles de réception. L'ensemble était moderne comme à l'américaine mais maintenait
jalousement le style tunisien qui ajoutait un flair exotique à son architecture. Celle- ci
rappèle bien aux visiteurs qu'ils se trouvent dans un pays bien particulier, avec une histoire riche qui date depuis des siècles. L'écho des Phéniciens, des
Numides, des Romains, des Vandales et des Byzantins se mélangeait avec celui des Tunisiens, des
Arabes, des Turcs et des Français et en dernier des Américains, pour créer dans chaque détail,
le style tunisien. Je pouvais passer toute la nuit à observer et à admirer les traces qui me
relient avec mon enfance, mais il se faisait tard et je tenais à être en forme pour le
lendemain. Je me rendis finalement dans ma chambre. Celle-ci avait un balcon qui donnait sur
l'avenue Mohamed V, anciennement l'avenue Gambetta. Je l'avais reconnue par ses palmiers qui
étaient restés là comme des témoins de mon temps. Je me souvenais qu'il y avait une esplanade,
à droite des palmiers, du côté du lac. Cette esplanade de gazon hébergeait les
cirques qui venaient de différents pays. J'avais flâné plusieurs fois sur cette pelouse. Il
n'y avait rien d'autre que je pouvais me rappeler. Cette avenue me servit de point de repère. Depuis que j'avais quitté la Tunisie, l'avenue avait subi
beaucoup de changements. Des nouveaux immeubles y ont été construits depuis. Il n'y avait
plus de vide. On y trouve le palais des congrès, la maison de l'artisanat, le parc Kennedy
dans lequel se dresse fièrement l'hôtel Abou Nawas et beaucoup d'autres immeubles qui avaient
l'air de bureaux. On voit à peine la mer morte qui était juste au bord de l'esplanade. Une
partie de celle-ci avait été drainé pour créer les terrains sur lesquels sont construits
aujourd'hui tout un quartier industriel et un quartier résidentiel.
Le TGM qui nous amenait de Tunis à la Goulette et à la Marsa était en pleine avenue
Jules Ferry, celle-ci a été rebaptisé "l'avenue Habib Bourguiba", après le père de la Tunisie.
Le TGM est maintenant plus retiré vers la mer. Alors, il arrivait presqu'à l'avenue de Paris
qui nous emmenait au passage, puis au Belvédère. L'avenue est maintenant plus aérée. Dans ma
chambre de l'Hôtel Abou Nawas je m'étais allongé en attendant que le sommeil m'emporte il me
paraissait plus sage de jeter un petit regard dans le passé pas tellement lointain, quand les
relations amicales et fraternelles entre Musulmans et Juifs n'étaient pas des rêves, mais des
réalités. Mon petit monde, c'est bien là ou je suis né, que je sois aux Etats Unis, en Europe,
en Israël ou ailleurs, il m'accompagne partout, à tout moment, et sans même avoir une carte
topographique, j'y entreprends, réveillé ou endormi, des promenades clandestines. Me voilà
justement devant ce jour tant attendu qui passe du rêve à la réalité et à une heure de distance de ma ville natale. Je me disais: "Demain j'aurai
l'occasion de la visiter, après tant d'années. Vais-je revoir mes amis de la rue, les fils Ben
Youssef, leur papa était Spaïs, vais-je rencontrer Hèdia notre voisine qui m'avait élevé
jusqu'à l'âge de dix-ans, ou Chedlia et sa soeur, nos voisines qui habitait au rez-de-chaussée,
au-dessous de notre appartement?" Elle avait l'âge de ma soeur Ninette et l'autre avait l'âge
de ma grande soeur; ou Mohamed qui était assis au même banc avec moi à l'école, ou Abdelkrim,
le jeune qui avait travaillé depuis des années chez papa? Il avait l'âge de dix ans lorsqu'il
avait commencé à apprendre le métier, c'est lui qui m'accompagnait de temps en temps au jardin
d'enfants. Et tant d'autres dont les noms hélas m'échappent, mais que je vois encore leurs
visages.
Le vendredi lorsque notre maison était bombardée par les avions allemands, beaucoup ont
perdu un ou plusieurs membres de leur famille. Après la guerre nous devions habiter une autre
maison en attendant que notre maison soit réparée. Pour nous consoler papa nous disait: "Nous
allons habiter temporairement la maison Lagana et nous retournerons dans notre maison une fois
que les travaux serons terminés." Hélas le temporaire était plus long que le définitif. Après
la guerre et jusqu'au jour où j'avais quitté définitivement notre ville nous n'avons plus
quitté la deuxième demeure. De temps à autre je rendais spontanément des visites à Hèdia. Le
jour que je devais partir pour ce qui est aujourd'hui Israël. je ne pouvais pas oublier cette
voisine, donc sans le dire à personne je lui avais rendu visite et j'avais partagé mon secret
de voyage avec elle. Du reste, plus tard elle avait rencontré ma maman mais elle ne lui avait
jamais raconté de ma visite ni de mes secrets. Les seules paroles que Hèdia m'avait donné étaient: "Eba'd Menar Ou Rodbalek A'ala Nefsek et je
prierai pour toi mon fils." (Eloigne-toi du feu et fais attention à toi- même). Ma maman me
racontait qu'elle avait été amie avec Hèdia avant même que je naisse. C'est elle qui me tenait
dans les bras lorsque j'étais bébé et lorsque maman était occupée à faire le linge. Comment
puis-je oublier des êtres pareils? Je prierai pour Hèdia et pour son bien-être, qu'elle soit
en vie ou dans l'au-delà, mais j'espère qu'elle pourra un jour lire ce livre et ces paroles:
"Chère Hèdia, tu as su aider ma maman dans son jeune âge et tu m'avais cajolé lorsque je
n'était même pas conscient de moi-même et de la vie. Aujourd'hui je te dis: ‘J'ai écouté tes
conseils et je suis en Amérique et tu seras toujours la bienvenue chez moi.' Ma maman avant de
mourir m'avait tant parlé du bien de toi, ce qui ne m'étonnait pas du tout, car tu as su me
traiter comme on traite un être humain. Tu étais musulmane et tu ne m'avais jamais traité autrement que ton fils, alors que je suis juif, tu me disais
toujours ‘Ya Oueldi' (mon fils). Comment puis-je oublier ta gentillesse et ta tendresse?. Tu
as été ma marraine. A mon tour, comment puis-je faire la distinction entre juif et
musulman?
Par tes actes tu as su adoucir mon coeur pour ma ville et ses habitants. A mon tour je te dis:
‘Que Dieu bénisse ton âme, Ya Omi' (Maman).
"Emile Tubiana Extrait du livre les trésors cachés
non publié envoyé à Harissa Le 23 Juillet 2001 Emile Tubiana
Mirodirect@aol.com
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