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Il était tôt le matin lorsque j'étais rentré dans ma
chambre d'hôtel. Cette Hafla (soirée tunisienne) m'avait laissé rêveur et je
ne pouvais pas m'endormir. Je passais le reste de la nuit à penser au Tunis que
j'avais connu auparavant quand j'avais à peine quatorze ans.
En ce temps-là tout le monde circulait à pied dans Tunis, rares étaient ceux
qui avaient des voitures. Certains qui avaient des courses importantes à faire
ou devaient se rendre à des
places éloignées circulait en tram ou en carrosse. J'avais des cousins à Bab
El Khadra, d'autres dans l'avenue de Madrid. Un cousin habitait Bab Cartagena,
une tante à Sidi Khlaf, d'autres de ma famille pas loin de la Hafsia. Il est
vrai que pas tous les Juifs étaient aisés. Mais en ce temps-là chacun
cherchait à gagner sa vie honnêtement. Ils exerçaient toutes sortes de métiers.
Il y avait les cordonniers, les tigeurs, les soudeurs, les fondeurs, des mécaniciens,
les tôliers, les électriciens, les menuisiers, des ébénistes, des
bijoutiers, des imprimeurs, des cheminots, les ingénieurs, les mèdecins, les
avocats, les constructeurs de bateaux, les commerçants de tout genre. Ce qui était
formidable c'est que tous les jeunes de mon âge et plus âgés travaillaient
pour avoir de quoi dépenser le samedi et le dimanche. Mes amis et mes cousins
avaient des situations bien différentes, certains étaient un peu plus aisés
que d'autres, mais lorsque nous sortions ensemble on se battait pour payer
l'addition du café ou du restaurant. La plupart étaient généreux ou
insouciants. Celui qui payait relevait son prestige et son amour propre. Nous étions
heureux, joyeux et gais. Nous n'avions pas de téléphone mais nous n'avons
jamais raté un rendez vous entre nous. Le lundi tôt le matin chacun etait à
son poste de travail. Ces souvenirs se dissipaient au fur et à mesure que le
sommeil s'emparait de moi. Le lendemain Salem avait mis
à ma disposition un chauffeur bédouin et une voiture. Le chauffeur et moi nous
nous entendions très bien car, étant né à Béja, mon parler était plus
rapproché de celui des bédouins que de celui des citadins. Je savais bien
parler avec le "Gali Ou Geutlou" au lieu du "qali ou qotlou"
(il m'a dit, je lui ai dit). J'avais prié le chauffeur de me conduire à Bab
Saadoun. Lorsque nous étions là je lui dis:
"Cheft El Bab Hada, Houa A'l Esm Jdoudi" Vous voyez cette porte, elle
aux noms de mes ancêtres. Mon arrière-grand-père était un Saadoun" Le
chauffeur me regardait avec un sourire plein d'innocence et de naïveté et ne
savait plus quoi dire. Pour le mettre à l'aise je lui dis:
"Haya Soug Bel Egda" au lieu de (haya souq mnih) Allez, conduisez
correctement! Le chauffeur qui s'appelait Salah me sourit à nouveau, avança un
peu la voiture et me dit:
"Oen Ya Sidi? (Où allons nous?)" Je lui répondis avec un sourire qui
l'avait mis à l'aise:
"Tourne autour de la porte de Bab Saadoun et allons à Bab El Khadra. Arrivés
là, je cherchais à retrouver le café qui était juste en face de la Porte Bab
El Khadra et qui faisait le coin de deux rues, hélas celui-ci avait disparu
pour devenir un parking. Alors je changeai de direction, nous nous engageâmes
dans l'avenue de Lyon où habitait une de mes tantes, je regardais les immeubles
pour retrouver la maison où j'avais passé plusieurs fins de semaine avec mes
cousins et mes amis, mais le temps avait été très long depuis que je n'avais
plus vu cet immeuble pour me rappeler du numéro de la maison, je finis par
abandonner l'exploit d'un passé lointain. Je me disais que de toute façon
depuis, personne n'est en vie. Je me dirigeais vers le passage puis nous prîmes
l'avenue de Madrid qui nous ramena à Bab El Khadra puis Bab Sa'adoun. De là
nous descendîmes vers Bab Esuiqa. Je priai Salah de trouver une place pour
parquer la voiture, car les distances en voiture me paraissaient tellement
courtes et je voulais apprécier, comme dans le passé, la marche d'une place à
l'autre. J'allai jusqu'a Bab Qartagena où habitait un cousin. De là je passai
une petite ruelle pour chercher la rue Sidi Khlef, tout me paraissait changé,
je ne retrouvais plus les rues du quartier juif de la Hara et la Hafsia où
j'avais passé des bons moments, parfois sur le seuil d'une maison, juste pour
bavarder avec les amis filles et garçons. Tout était simple, les familles ne
disposaient pas de grand luxe, la plupart avaient une chambre ou deux, la
toilette était parfois en commun sur le palier ou même aux rez-de-chaussé. En
ce temps-là personne ne faisait attention à ces détails. Le plus important était
d'être ensemble et de jouer ou raconter des histoires. De temps en temps
j'amenais avec moi des amis des quartiers aisés, les filles les taquinaient,
car ces nouveaux riches ne les attiraient pas. Elles parlaient surtout du judéo-arabe
et très peu le français. Ces jeunes préféraient rencontrer des filles françaises.
Je m'entendais bien avec les deux côtés car à Béja nous parlions bien le
français et l'arabe, mais mon arabe était considéré bédouin comparé au judéo-arabe
de la Hafsia, certains me demandaient si j'étais Juif, Musulman ou Français,
mais quand je leur disais mon nom ils étaient un peu troublés. Le niveau
economique de la majorité des Juifs de Tunis était très bas, mais ils
savaient bien jouir de la vie même avec très peu. Aujourd'hui certes, le
niveau économique de tous les Juifs qui avaient émigré dans d'autres pays
c'est amélioré, comme dans tous les pays industrialisés, mais chacun se
trouve isolé dans son petit coin et se sent obligé de renoncer à sa culture
judéo-arabe dans laquelle il était bercé et qu'il avait hérité depuis des
siècles, pour s'amalgamer à la culture du pays qui l'avait accueilli, afin de
survivre et donner à ses enfants un point de départ plus au moins égal aux
autres enfants du pays. Car dans chaque pays la règle est la même, il faut être
comme tous les autres. Seuls les parents gardent la culture qu'il connaissent
pour eux-mêmes ou avec quelques amis qu'ils rencontrent et qui sont de la même
origine. Voici les résultats de ce qu'a réveillé en moi le petit exploit en
voiture. Salah ne savait rien de tout ce qui traversait ma tête. Il avait
constamment le sourire aux yeux. Il me parlait avec grande envie et l'espoir, de
pouvoir immigrer un jour dans un pays ou l'on gagne beaucoup d'argent, le
Canada, l'Australie ou peut-être l'Amérique.
Evidemment il ne se rendait pas compte à quoi il aurait à renoncer. Il avait
du mal à comprendre pourquoi les étrangers venaient en Tunisie.
"Il n'y a rien à voir ni à gagner!" Disait-il avec un ton doux et
d'une voix basse. à
quoi je lui répondis:
"Pourquoi n'est-tu pas resté dans ton village? Tu es chez toi avec ta
famille et toute ta tribu." Salah écoutait mes dires, souriait et me dit:
"Vous avez entièrement raison, mais quand on est jeune on ne sait pas
qu'est-ce qui est meilleur, on croit toujours que chez le voisin c'est mieux que
chez soi." A mon tour je rigolais et j'ajoutais:
"Vous voyez, nous les Juifs nous sommes éparpillés à travers tout le
globe et nous ne serons jamais satisfaits de notre sort, depuis que les Romains
nous ont chassé de nos villages.
C'est pourquoi nous aimons notre Tunisie car c'est la seule place que nous avons
considéré comme notre pays et nos villages, puisque nous étions là depuis
voilà plus de trois mille ans.
Hélas maintenant c'est trop tard pour notre génération, de retourner ou de
retrouver la vie que nous avons connue. C'est pourquoi le Juif tunisien parle
toujours du bien de son pays, car
pour rien au monde nous ne voulons salir le nom de notre berceau. J'avais
justement créé un proverbe à ce sujet qui dit: ‘Eli Izayen Darou Izayen
Halou' (Celui qui embellit sa maison embellit sa situation)."
Salah remuait sa tête, comme s'il voulait dire: "j'ai compris" et
plus tard lorsque je me
quittais de lui, il me dit:
"Je vais retourner dans mon village, j'avais pensé à ce que vous m'aviez
dit et j'ai trouvé que vous avez entièrement raison, nous ne savons pas apprécier
ce que nous avons." Puis il ajouta:
"Je regrette pour les Juifs qui ont dû quitter leur pays pour toute raison
que ce soit." Je le remerciais en lui disant:
"Inchallah à la prochaine visite, si Dieu veut." Je rentrais dans mon
hôtel pour me rafraîchir et me reposer car le lendemain. nous devions aller à
Sousse.
Extrait du livre d'Emile Tubiana "Les trésors cachés" (inédit).
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