De sa démarche fière et
généreuse, elle avançait
d’un pas rapide vers le
hammam , son «
sanctuaire », les bras
chargés de couffins ,
ses mules dorées
claquant le sol, imitant
le kabkab ; elle était
suivie de sa tribu et de
leur nombreuse marmaille
; La porte cloutée était
gardée par deux
gigantesques fauves à
crinière , d’où son nom
: Hammam des Lions.
En pénétrant dans le
patio, une odeur de
myrrhe et de benjoin
pour éloigner les
djenouns, ces mauvais
esprits qui hantent
parfois les maisons,
flottait dans l’air ;
elles se dirigèrent vers
une alcôve pour se
dévêtir sans aucune
pudeur ; le hammam était
l’antichambre de la foi
, là ou l’on se purifie
, digne héritier des
mœurs romaines.
Une autre smalah de
femmes drapées de blanc
les rejoignirent en
poussant des youyous de
joie ; c’était encore un
jeudi, cinquième jour
béni et on allait
préparer une jeune
promise, gracieuse comme
une gazelle .
Dans la moiteur de la
première salle tiède,
voûtée et carrelée ,
»bit el bered » quelques
femmes avaient pris
place. Elles
s'acclimataient ainsi
graduellement à la
chaleur., attendant de
pénétrer dans l’étuve
finale suffocante, Bit
esskhoun..
De l’eau bouillante
jaillissait en cascade
dans cette fosse qui
semblait être vestige de
la civilisation punique
; les femmes se
prélassaient : les unes,
belles jouvencelles aux
seins à peine naissants
et à la taille fine, les
autres aux hanches
larges , à la poitrine
opulente et lourde ,
dignes d’une œuvre de
Botero ainsi que de
vieilles femmes aux
seins "Klimtiens"
déshabités , tristement
desséchés ; des
fillettes pubères,
hurlaient à l’asphyxie ,
en proie à de terribles
mamas qui versaient des
seaux d’eau sans
discontinuité sur elles
….
Un décor digne d’un film
»Boughedirien » .
Parfois , on fermait les
yeux sur un petit garçon
de Halfaouine qui lui
,les ouvrait grands
devant cet étal de «
chair enveloppante et
appétissante » de la
gent féminine d’orient .
Aux cris d’enfants se
mêlaient les éclats de
rire des femmes ; elles
étaient là pour se
laver, se poncer, se
préparer peut être pour
une nuit d’amour, rendre
leur peau glabre , leur
chevelure brillante et
douce .
Elles restaient assises
sur les dalles de pierre
, les cheveux enduits de
tfâl, cet argile
smectique parfumé, les
jambes et autre partie
intime de leur corps
couvertes de « peinture
bleue » dépilatoire dont
l’odeur putride se
mêlait aux savonnettes
parfumée au jasmin ou à
la rose « bébé Cadum » ;
au centre de la première
salle se dressait une
haute estrade au sol
humide et brûlant où
trônait une vivace «
harza » aux seins nus,
la taille prise dans une
fouta bariolée , déjà
luisante et parée de
skasaks ..
Elle s’affairait sur les
corps offerts avec le
cliquetis de son bac à
eau en cuivre doré , son
gant en poil de chèvre ,
la hakèkè et son savon
noir ; elle frottait
jusqu’au sang pour
extirper ces minuscules
« nikitouches » de
crasse ; les femmes se
laissaient aller, les
yeux mi clos, secouées
par ces bras vigoureux
dans un ballottement de
« poitrail » d’avant en
arrière : à quoi
pensaient elles ?
Etait-ce un prélude à
l’amour ? elles étaient
pétries de fatigue,
bercées par ses
ablutions au pouvoir
apaisant et se
laissaient enfin aller à
une douce langueur, le
corps enduit de savon,
glissant sur le marbre
...
La promise , les yeux
baissés, pleurait
doucement, troublée ;
elle devait « jeter » sa
honte de jeune fille
pour la transformer en
plaisir de femme, aidée
par l’enseignement des
aieules .Ne dit-on pas
que l’étreinte d’amour
soulage le corps et
l’esprit , éloigne la
mélancolie et contente
le cœur ?
Les plus jeunes
chantaient autour d’elle
tandis qu’on la
débarrassait de tous ces
poils impurs.
La mère préparait alors
une sorte de cataplasme
de pâte de Henné,
renforcée d’eau de
cologne et d’ambre ; de
tous les temps , c’était
une plante magique,
porteuse de « mazel» ,
de baraka et de toutes
les bénédictions.
Ces deux tribus aimaient
ces substances et ses
croyances orientales ,
ces paroles qui
protégeaient du mauvais
oeil ; il esiste bien ,
cet œil d’envie et de
concupiscence qui, jeté
par des méchants ,
atteint le bon, le beau
, l’heureux, l’intègre .
Hamsa ou rmiss ! Cinq
dans tes yeux ! elles
pointaient les cinq
doigts de la main qui
devaient percer le
mauvais œil ……
De l’autre côté , dans
le fond de la pièce, une
autre jolie fiancée
s’apprêtait à descendre
dans la "tbila", bassin
d’eau de pluie rituel,
pour se laver de ses
péchés .
C’était une « débauche »
de cris joyeux, de
chants, de parfums de
musc et d’eau de cologne
dans la chaleur ouatée
de la vapeur d’eau et la
vision imperceptible de
corps en « puzzle » .
Enfin , les deux tribus
se retrouvaient
ensemble, dans ce salon
de repos, ce café des
nattes où les
attendaient des
corbeilles de satin
rouge et blanc ,
remplies de dentelles,
de bougies, d’eau de
rose, de parfums, de
fard à joues, de
babouches ourlées de
cygne rouge ,de feuilles
de henné, de dragées du
bonheur….
Suprême et humble
récompense , des oranges
sanguines juteuses pour
rafraîchir les gosiers
asséchés et les khalebs
d’eau de puits offerts
par la tenancière du
hammam ; chacune
rivalisait d’élégance
avec leurs plus
précieuses lingeries en
ce lieu où seule, la
nudité « vallonnée et
capitonnée » était
censée se faire
remarquable et remarquée
.
On continuait de fêter
les promises en se
rhabillant, entre les
jets de fiole d’eau de
rose et de fleur
d’oranger et la
dégustation mielleuse de
mekrouds et cigares
délicieux .
Les yeux de la belle
Aïcha se faisaient
pétillants , dessinés de
khol , porteur de
chance….
Enduis ton corps de
civette et d’ambre
chantaient les vieilles
: ils avivent les sens !
Fais toi belle, jeune
Esther, la tourterelle
et à la première étoile,
pares toi de ton diadème
d’oranger et de ta plus
jolie robe de soie rouge
pour ne pas croiser les
mauvais regards et va
jusqu’à lui …
Il t’attend sous les
tsagharits puissants des
femmes qui excellent
dans ces youyous que
seuls les gens heureux
reconnaissent !
NADINE TIBI