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Elles faisaient partie de notre quotidien, elles arrivaient le matin, déposaient
leur haïk dans un coin du balcon ou de l'entrée, et commençaient leur travail,
selon les instructions de notre mère : Mabrouka, la repasseuse, venait une fois
par semaine, souvent couverte de bleus ; son mari la battait et je me souviens
de ma mère lui disant :"il n'a pas le droit de te frapper, va voir la police" ;
elle répondait que çà ne servirait à rien.
Bouraouïa, la "bonne", venait tous les jours. Je me souviens bien d'elle, de ses
cheveux crêpus teints au henné et de ses yeux verts, surprenants. Elle était
très discrète, douce. Ma mère l'aimait beaucoup, lui donnait des conseils pour
son bébé, une petite fille, qu'elle amenait avec elle et déposait, emmaillioté
de chiffons, dans un coin du cagibi...J'ai appris par la suite que ce bébé était
mort. J'éprouvais de la peine pour elle.
Zohra était la dernière bonne que nous avons eue avant notre départ de Tunisie,
au moment des évenements de Bizerte. Elle était jeune, avait mon âge, 16/17
ans. Mes soeurs et moi plaisantions avec elle , la taquinions à propos de son
amoureux imaginaire, Sadok.....Nous riions beaucoup ensemble.
Un jour ma mère lui avait donné une couverture car elle se plaignait du froid
chez elle. Le lendemain, elle est arrivée le visage plein d'hématomes, son frère
l'avait frappée car il exigeait la couverture pour lui. Mes soeurs et moi,
indignées, lui disions "ne te laisse pas faire, frappe-le toi aussi !"
Après sa journée de travail, nous l'emmenions quelquefois au cinéma voir un
film arabe ....Au moment des événements de Bizerte, elle a commencé à changer,
nous devenions les "colonisateurs", les "exploiteurs" ...Elle ne voulait plus
être "la bonne", je suppose. J'avoue que, moi, jeune fille comme elle, je la
comprenais un peu, je comprenais que les jeunes veuillent leur liberté, leur
indépendance. Mais elle se trompait d'"ennemi", puisque lorsque ma mère est
retournée à Sousse deux ou trois ans après notre départ, elles se sont
rencontrées et Zohra lui a dit combien elle regrettait que nous ne soyions plus
là.
Il y en a eu d'autres que j'ai oubliées, mais j'ai eu envie d'évoquer ces femmes
et jeunes filles, dont la vie était si difficile, qui aidait nos mères dans
l'entretien de la maison, avec qui nous avions des relations "floues", parce
qu'elles étaient à la fois proches et étrangères .
Il y en a quelques-unes que je n'oublie pas.
L. Cohen
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