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Harissa
Le fabuleux voyage d’un mets zoroastrien
de la Perse à Séville et à Tunis


   
Toujours, tu as aimé le calme, la solitude de la nuit. Des siècles durant, solitaire, tu mijotais, paisible dans un tagine de terre cuite posée sur les braises chaudes d’un kanûn. Frileuse sans doute, tu passais au chaud la nuit du shabbat. Non tu n’avais pas été des agapes du vendredi soir, le joyeux brouhaha des familles réunies autour du couscous, les verres de boukha qui tintent, les enfants qui se bousculent, les mères et grands-mères essoufflées par les préparatifs du festin sabbatique ce n’était pas pour toi. Tu préférais attendre le jour du repos, ce jour sacré, où miraculeusement la quiétude règne dans les foyers les plus misérables de la Hara juive comme dans les demeures où le jasmin embaume au milieu du patio.
Dans le silence d’une longue nuit, tes saveurs prenaient le temps de se mêler, tes parfums d’exhaler toute leur puissance. Doucement les grains de blé frémissaient, les viandes s’attendrissaient et les oeufs prenaient cette jolie teinte ambrée, Tu voulais être dégustée à l’heure où le soleil est au zénith, au repas de midi, le seul jour de la semaine où femmes et hommes ne s’échinaient pas à la tâche.
Dans la sérénité de la nuit, tu revivais ton histoire. Savaient-ils d’où tu venais ces juifs tunisiens qui t’appréciaient tant ? Savaient-ils quelle longue route tu avais parcouru ? Savaient-ils que de façon presque identique on te dégustait encore très loin là-bas en Iran ? Savaient –ils que dans l’empire sassanide tu étais le mets royal par excellence, le plat favori du roi Khosro? Allez fais un effort, raconte leur ton voyage, ce soir, la nuit est froide, laisse-les se réchauffer autour du kanûn, laisse-les poser leurs mains au -dessus du tagine, paumes ouvertes qui prennent la chaleur et qui te bénissent. Ils sont là, attentifs, tous, autour de toi, ils t’écoutent.
Je suis née, il y a très longtemps dans un très grand Empire, celui qui a délivré les juifs du joug babylonien. Je suis si vieille, je ne me souviens plus de ma date de naissance, à l’époque du grand Cyrus, de la dynastie achéménide ? Je ne sais plus, mes plus vieux souvenirs remontent à la dynastie sassanide lorsque l’on me savourait dans les palais. A la cour, les hommes régnaient en maître dans les cuisines, mais on disait que seules des mains légères et bénéfiques de femmes pouvaient me préparer. Elles seules avaient la patience de trier les grains de blé, de découper les viandes et pulvériser un léger nuage de cannelle. La majorité des Perses étaient zoroastriens, mais des juifs et des chrétiens vivaient aussi sur cette terre. On me baptisa Harissa. J’étais un mets royal et le roi Khosro avant de me déguster écoutait des vers qui chantaient mes saveurs. Mon pays fut soumis, conquis par les Arabes et la quasi-majorité des zoroastriens embrassa l’islam à l’exception d’une petite minorité qui se réfugia dans les régions de Yazd et Kermân et qui resta fidèle à l’enseignement de Zarathoustra.. Les Arabes m’apprécièrent, ils étaient à l’aube d’un grand Empire et avaient l’intelligence de reconnaître les qualités des civilisations vaincues. Nombres de Persans furent contraints de les suivre dans leurs conquêtes jusqu’en Espagne où leur influence dans tous les domaines ne fut pas négligeable. Oui, on oublie trop souvent ce que la resplendissante Espagne islamique doit à la Perse antique. Sur la terre des Aryens, sans doute sous l’influence arabe on me rebaptisa Halim (Patience) ou plus précisément Halim e gandom nom que je porte encore aujourd’hui dans tout le pays à l’exception de Kermân où l’on m’appelle toujours Harissa. Servie dans des vaisselles d’or et d’argent à la cour des Shahs, je gardais ce statut en Andalousie. Bien sûr je dus subir quelques innovations, les fastes du califat rejaillirent sur moi, la cuisine hispano-arabe ne modifia pas mon nom, les expatriés de l’empire sassanide continuaient de m’appeler Harissa et sous ce nom que l’on me connaîtra en Espagne. Antique bouillie de froment, cuite avec de la viande, plat des dignitaires de l’empire sassanide en Perse, je devins le plat le plus populaire d’al-Andalous. Les juifs m’ont adopté, présente à la table des shahs et des califes, j’étais digne de la table du shabbat. Les empires se sont écroulés, disparus les souverains, abandonnés les palais, désertés les jardins parfumés et ombragés mais le shabbat, la couronne et la fiancée du peuple juif continue de m’honorer. Ils ont quitté l’Andalousie sur des rafiots, des galères pour une nouvelle terre d’accueil, la Tunisie, et je faisais partie du voyage, de mère en fille la recette à été chuchotée. Voilà, tu la connais mon histoire.
Ne pleure pas, laisse moi sécher tes larmes, elle est si belle ton histoire, Harissa, je connais la suite, des kanûns tu es passée au four des boulangers, et ensuite sur des cuisinières de plus en plus sophistiquées mais tu es toujours là, dégusté avec le même bonheur par des juifs tunisiens, des musulmans shi’ites d’Iran et des zoroastriens de Kermân. En Espagne, on t’apprécie toujours autant, avec un autre nom, Olla Podrida, avec juste quelques variantes locales. Toi, la voyageuse, tu le sais bien que les plats de l’enfance sont parfois les seuls bagages des émigrés, aujourd’hui ils t’ont même amené aux Etats Unis, du coté de Los Angeles, où nombre d’Iraniens et quelques juifs de Tunisie, se délectent de toi avec tendresse et nostalgie. Certains te parfument à la cannelle, d’autres au curcuma (korkob, tumeric)mais pour te préparer, il y a toujours un carré ou un nuage de sucre, ma douce. Tu continues de mettre la joie en bouche, de réchauffer les coeurs et les corps et ce n’est pas fini. Chez moi, juive née à Tunis et aussi zoroastrienne, (cérémonie célébrée par un mobed de Los Angeles) lorsque tu chantes dans les marmites c’est le bonheur, je te prépare avec le même amour que ces femmes de Kermân, ces femmes d’Ispahan, de Shiraz, de Cordoue, de Grenade, de Séville, de Tunis et de Sousse mais je me suis autorisée un changement, dans mes cocottes, nulle trace de viande, les chèvres, les agneaux, les veaux innocents, je les laisse vivre. Ta saveur n’a plus chez moi le goût de la souffrance des animaux.

Ecrit par Monique Zetlaoui

  

 

 

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