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La fève |
par Monique Zetlaoui
Nourriture ou poison, auspicieuse et bénéfique ou maudite et porteuse de mort ? Les mythes, symboles et croyances rattachés à l’une des plus anciennes légumineuses de l’humanité sont souvent ambivalents et contradictoires. Sa forme sans doute a enflammé l’imaginaire des hommes qui dans l’antiquité l’ont chargé de bien des méfaits et ont su en même temps en tirer tous les avantages. Comme d’autres légumineuses, la fève contient 25% de protéines, cette qualité lui a fait jouer un rôle significatif dans l’histoire de l’alimentation humaine. De plus grâce à ses racines qui portent des nodosités pouvant fixer l’azote atmosphérique, elle fertilise les sols. Sa culture en alternance avec des céréales économise l’usage d’engrais et la décomposition des feuilles, racines et nodules aura pour effet de libérer l’azote emmagasinée. Son fanage était utilisé comme nourriture pour les bestiaux et comme litière. Paysans er les botanistes ont depuis toujours constaté que les fèves sont les légumineuse qui retournent le plus ce qu’elles ont pris au sol. Stigmatisées dans l’antiquité par les classes sacerdotales et certains mouvements religieux comme les Pythagoriciens qui le bannirent de leur alimentation, elles ont néanmoins toujours nourri les hommes, les animaux et les sols. Les plus anciennes traces archéologiques de la culture de la fève remontent à la période néolithique et se concentrent à l’est de la Méditerranée, il s’agit de fèves cultivées, les parents sauvages de la légumineuse n’ayant pas été retrouvés.
Egypte Mes souvenirs n’ont pas vieilli J’ai toujours le mal du pays…. L’oignon cru et le plat de fèves Nous semblaient un festin de rêve Georges Moustaki (Alexandrie)
Foul du matin repas de roi, foul du midi repas du pauvre, foul du soir repas de l’âne. Proverbe égyptien
Aujourd’hui, ful medames ( mudammas) et ta’miya, deux préparations à base de fèves appartiennent au répertoire culinaire de l’Egypte et font l’unanimité de toutes les classes sociales tant en milieu urbain que rural. Pourtant selon Hérodote, il n’en faut pas toujours ainsi : « les Egyptiens ne sèment pas du tout de fèves dans leur pays, s’il en a poussé, ils ne les croquent ni ne les mangent bouillis ; les prêtres n’en supportent même pas la vue estimant que c’est un légume impur. » (II, 37) Quel crédit peut-on accorder à Hérodote lorsque l’on sait que les découvertes archéologiques contredisent cette affirmation. Il est établi que les fèves était cultivées au Proche-Orient dès le néolithique et l’Egypte ne fait pas exception. De plus tout montre qu’elles n’étaient pas bannies de l’alimentation quotidienne ni des pratiques rituelles. Elles figurent dans les offrandes funéraires dès 1900 avant notre ère, au moment de la douzième dynastie et sont parfois citées dans les offrandes aux dieux. De très nombreuses traces archéologiques attestent de leur culture et de leur usage en offrande. L’iwryt (translitération du hiéroglyphe qui désigne la fève) a été retrouvée dans le temple funéraire de Sahouré (V° dynastie) et dans les nécropoles d Hawara et de Kahoum (XII° dynastie) Un vase en albâtre datant de la XVIII° dynastie contient de nombreuses graines de fèves. Le nombre de jarres contenant des fèves écossées offerte au dieu du Nil par Ramsès III à Thèbes est impressionnant ; Deux séries d’offrandes de 11 998 jarres d’une part et de 2998 par ailleurs confirment une importante culture dans le pays. Il est probable que la légumineuse était agréable aux dieux elle était aussi apprécié par le peuple. Les papyrus authentifient sa culture et sa consommation dans le Fayoum. Sur quoi se base donc l’affirmation d’Hérodote ? Les quantités énormes de la légumineuse dans les temples funéraires évoquent un lien particulier avec la mort. Pour plusieurs chercheurs, l’origine du bannissement de la légumineuse est indo-européen et se situe aux alentours de la mer Caspienne d’où le légume serait originaire à l’état sauvage. Les fèves y étaient associées aux âmes des morts qui partaient et leur étaient offertes en rituels. Il est probable qu’à cause des rituels liés à la mort une partie de la classe sacerdotale ait refusé d’en consommer mais de là à affirmer qu’elle fut bannie en Egypte, il y a un grand pas. Trois faits sont certains : les fèves étaient cultivées à grande échelle et largement consommées par la population égyptienne, elles étaient utilisées pour les offrandes funéraires et les prêtres s’abstenaient d’en manger. Pour certains chercheurs dont Loret, les fèves interdites n’étaient pas la catégorie des vicia faba, mais les graines de nelumbium speciosum, le lotus rose appelée communément fèves d’Egypte. Cette affirmation est sujette à caution d’autant que nous le verrons plus loin, l’interdit ne se limite pas à l’Egypte, nous le retrouverons en Grèce et en Inde où il s’agit bien de la vicia faba. Au siècle, Diodore de Sicile constate : « C’est un des légumes les plus communs en Egypte/ » A leur arrivée, les Arabes vont adopter nombres de traditions culinaires propres au pays et les fèves (foul) en font partie. Au seizième siècle le voyageur italien Prospero Alpini signale l’abondante consommation des fèves par les Egyptiens : « l’Egypte donne en telle abondance le blé, l’orge, les fèves qu’il y en a assez pour nourrir trois provinces. En conséquence, une très grade quantité de ces produits est transportée à la Mecque ou en Inde. Ils sont vendus presque toujours à un prix assez bas. » Pour certains chercheurs le mot arabe mudammas serait copte à l’origine et signifiait enterré, les fèves étaient cuites enfouies dans un pot. La recette a très peu variée depuis des siècles, les ful mudammas, la petite madeleine de Moustaki, sont toujours assaisonnées de sel et de cumin, arrosées d’huile et accompagné d’oignons crus. La bissara est une purée de fèves très appréciée en Egypte et Afrique du Nord, la recette apparaissait déjà au XIV siècle dans le kitab wasf al Atima al Mut’tada
La Grèce.
La culture de la fève y est apparue un peu plus tard qu’au Proche Orient, on a retrouvé des fèves cultivées à Troie datant du début de l’âge de bronze. Ici aussi, le légume pourtant largement consommé[1] par les classes populaires fait en même temps objet d’aversion. Dans sa description du sanctuaire de Déméter à Phénéos, Pausanias[2] (8. 15. 3) explique que la déesse fit don aux habitants de la ville de plusieurs graines de légumes et de légumineuses mais s’abstient de leur offrir les graines maléfiques de la fève. Au VI siècle avant J-.C. nait en Grèce un courant religieux instauré par Orphée. Il impose la chasteté à ses disciples et un régime végétarien leur demandant de ne pas commettre de phonoi (sacrifice sanglant) et d’exclure totalement la fève de leur alimentation. La forme creuse de sa tige dépourvue de nœuds l’assimile à une plante qui symbolise un lieu de passage entre le monde des vivants et celui des morts. L’âme du défunt séjourne dans la tige pour rejoindre l’Hadès et donc l’ingestion de cette légumineuse est considérée comme du cannibalisme. Pythagore reprendra l’interdit des orphistes, la fève par laquelle transmigrait l’âme des défunts est interdite de consommation. Le philosophe considérait que : « c’est un crime légal de manger des fèves et la tête de ses parents. » Le tabou était si puissant pour Pythagore[3] qu’il préféra mourir pris par les ennemis plutôt que de traverser un champ de fèves et de risquer de piétiner l’âme des défunts comme l’écrira Diogène Laërce : « Hélas, pourquoi Phytagore a-t-il porté une telle vénération aux fèves ? Pourquoi est-il mort au milieu de ses disciples Il y avait un champ de fèves. Pour éviter de piétiner les fèves, Il fut tué par les gens d’Agrigente à un carrefour » Les Anciens eux-mêmes se sont beaucoup interrogés sur cette répugnance de Pythagore pour la fève, et diverses explications ont été données. Pour Diogène Laërce l’interdit repose sur le fait « qu’elles sont pleines de vents[4] et qu’elles participent à l’âme, » Aristote pense que Pythagore les proscrivait parce qu’elles ont la forme de testicules tandis que Porphyre donne une toute autre explication : « les hommes et les fèves se formèrent de la même pourriture…… Croquez une fève ; après l’avoir écrasée sous les dents, exposez-là quelques temps à la chaleur des rayons du soleil, puis allez vous-en et revenez au bout d’un instant : vos y trouverez l’odeur de la semence humaine. » M Détienne considère que pour les orphistes et les pythagoriciens : « manger de la fève c’est dévorer la chair humaine, se conduire comme une bête sauvage, se condamner à un genre de vie qui est l’extrême opposé de l’Age d’or ». Certains chercheurs modernes ont voulu trouvrer une explication plus rationnelle à ce tabou alimentaire, ils ont orienté leurs recherches dans d’autres directions surtout depuis qu’au XXI° a été identifié le favisme.
Le favisme Le favisme est le terme qui désigne une forme d’anémie hémolytique déclenchée par l’absorption de fève ou l’inhalation de pollen de la plante. Les personnes atteintes de favisme sont porteuse d’une déficience congénitale de l’enzyme glucose-6-déshydrogénase. Le favisme atteint principalement les riverains du pourtour méditerranéens et plus particulièrement certaines zones bien localisées, l’anomalie se transmet par la mère mais n’atteint que les garçons. Dans certains cas très rares le favisme peut entraîner la mort par éclatement massif des globules rouges, mais on ne peut parler de maladie, car les sujets atteints de cette déficience ont une vie tout à fait normale tant qu’ils n’ont pas ingéré de fèves ou inhalé le pollen de la plante. La question est de savoir si les Anciens, dont Pythagore, avaient remarqué les effets extrêmement nocifs et parfois mortels de la fève sur certaines personnes. De nombreux chercheurs estiment que l’aversion des Pythagoriciens pour les fèves est fondée sur une connaissance empirique. Pourtant dans aucun texte grec ni latin, il n’est fait allusion aux symptômes du favisme alors que les flatulences, dont sont responsables les fèves et les autres légumineuses, sont largement évoqués par Hippocrate. Celui qui était considérée comme le père de la médecine moderne naquit à Cos, qui est après Rhodes, la plus grande île du Dodécanèse. C’est justement à Rhodes que l’on constate la plus grande incidence de favisme qui touche en moyenne 22 à 35 % des hommes, au point qu’au début du XX siècle, la culture de la légumineuse fut interdite sur l’île. On constate en Méditerranée, une incidence de déficit g-6-pd très importante en Sardaigne (25% de la population mâle) et faible en Sicile (anciennement Magna Graecia) où une partie de la population est d’origine égéenne.
Rome A Rome aussi la fève est liée aux rituels funéraires et au culte des morts. Célébrées au début le 17 décembre, les Saturnales dureront ensuite trois jours puis cinq puis une semaine absorbant d’autres fêtes dont les Sigillaires. Fête de la Liberté par excellence, les esclaves y avaient les prérogatives de l’homme libre, les Saturnales s’inscrivent néanmoins dans un rapport avec la mort, puisqu’on célèbre aussi les Larvae (les morts sans sépultures.) La fève a pour fonction ici de protéger des défunts considérés comme hostiles. A minuit le père de famille parcourait la maison et y jetait des fèves. Au mois de mai, lors de la fête des Lemuries, on retrouve le même rituel décrit avec précision par Ovide : « Lorsqu’il s’est lavé les mains dans l’eau d’une source pure, il fait demi-tour, après avoir pris d’abord les fèves noires et les avoir jetées derrière lui ; en les jetant il dit :’Je vous offre ces fèves avec elles je me rachète moi et les miens’ Il prononce ceci neuf fois sans regarder en arrière ;l’ombre est censée ramasser les fèves et suivre ses pas sans être vu » Mais qu’on ne s’y trompe pas, les fèves ne sont pas la nourriture des morts et l’Empire romain les déguste volontiers. Si elles font souvent partie du quotidiens du pauvre et servent même à faire du pain en cas de mauvaises récoltes céréalières les riches les apprécient, preuve en est, les recettes données par Apicius dont les fèves à la Vitellus et la concicla de fèves, plats onéreux par l’abondance des épices dont le poivre qui était payé en or. [1]Si la fève est cité par de nombreux auteurs grecs y compris par…. , les archéologues ont trouvé très peu de graines et de traces de la légumineuses. [2] Pausanias : Géographe et voyageur grec, il naquit en Lydie en 115 après J-.C. et mourut à Rome en 180. Il parcourut de nombreuses contrées. Sa « description de la Grèce » en 10 volumes est un témoignage sur la géographie, les mythes et l’Histoire. Les fouilles archéologiques ont depuis confirmé la véracité de ses informations. [3] Les conditions de la mort de Pythagore restent méconnues mais la légende est tenace et reprise par de nombreux auteurs grecs et latins. [4] Les fèves occasionnent des flatulences qui peuvent déranger mais sont aussi pour les Anciens principes de vie
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