TUNIS
- Quand vous etiez enfant, monsieur le grand rabbin, croyiez-vous en Dieu ?
Croire? Petit garcon, je ne cherchais pas D. Mais je n'avais pas de probleme non plus avec
D. Il existait. Il etait partout, on le sentait evident comme l'air que l'on respire.
Mais la pratique et l'engagement religieux, je les decouvrirai plus tard, adolescent.
Quand j'etais enfant, ma famille n'etait pas une famille pratiquante, ni religieuse...
- Des Juifs assimiles, comme on dit, sans lien avec la tradition ?
Pas assimiles, traditionalistes, comme on disait alors. On celebrait le shabbat a notre
facon. Par exemple le vendredi soir, les plats traditionels (le fameux
"coucous-boulettes"!) succedaient a la priere du kiddouch. Mon pere lisait
l'hebreu, mais sans le comprendre, comme beaucoup de gens. S'il etait un croyant sincere,
il etait ausi un grand admirateur de la France. Nous etions des juifs francais de Tunisie,
francais et juifs sans que cela pose de probleme, sans qu'il y ait de contradiction...
Mon pere etait avocat au barreau de Tunis. Nous avons quitte le pays apres l'independance.
Il aimait trop la culture francaise, sa langue, son genie, pour se resoudre a l'abandonner
! Et il a communique cette passion de la France a sa famille.
- Votre histoire commence donc avec la France, La vieille histoire d'amour des juifs
d'Afrique du Nord avec la Republique emancipatrice ?
Et meme bien avant la Republique ! Le nom Sitruk est originaire du Languedoc. C'est une
autre prononciation d'Astruc, un patronyme courant chez les Juifs de cette region.
Il y a meme des lieux qui portent le nom d'Astruc dans le Sud-Ouest de la France. Apres
l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, nos ancetres ont vraisemblablement emigre dans le
Sud-Ouest, avant de traverser la Mediterranee et de s'installer en Tunisie.
Quant a ma mere, son nom de famille : Portugais. Mais contrairement aux apparences, ses
origines remontent a la Turquie.
- Et tout cela fait de vous d'excellents Francais ?
Excellents! La Tunisie n'etait qu'un "protectorat francais".
A Tunis, certains quartiers etaient plutot francais et d'autres plutot juifs. Nous
habitions le quartier francais, avenue de Madrid, a l'angle de la rue Durand-Claye. Notre
vie etait agreable plutot facile. Ma mere avait des aides menageres, mais tout le monde en
avait alors.
Mon pere possedait une voiture, ce qui etait plus rare. C'est de la que je tiens ma
passion de l'automobile. C'etait une Citroen : d'abord, avant ma naissance, une antique
Rosalie, ensuite une "Traction" decapotable et lorsque la famille s'est
agrandie, une 11 CV familiale.
Nous passions generalement les vacances au bord de la mer, avec tout un groupe d'amis de
mes parents. Une fois, nous sommes meme alles en France, dans un village des
Alpes-Maritimes qui s'appelle Belvedere. Mais notre vie n'etait rien de bourgeois et le
milieu que nous frequentions etait d'une grand simplicite. Nous vivions au sein d'une
categorie sociale qui avait eu acces a la culture, qui avait poursuivi des etudes
superieures et qui exercait des professions liberales. Nous ne vivions donc pas dans le
quartier juif.
- Cela comptait beaucoup, de ne pas y vivre?
Certainement, car il fallait assumer son identite juive dans un milieu parfois peu
accueillant. Il n'y avait pas de honte a etre juif, mais nous ressentions une grande
fierte de nous trouver aussi du cote de la France. Mon pere etait le premier de sa famille
a avoir choisi la nationalite francaise. Il avait fait son service militaire et obtenu le
grade de lieutenant. Il avait voulu s'engager en 1939 pour venir combattre en France, mais
avait du rester en Tunisie. Son unite etait stationnee, je crois, a Carthage.
Il etait ne en 1908. Il aurait souhaite faire des etudes scientifiques, mais sa mere
s'etait opposee a son depart pour la France. Elle craignait de se separer de lui a une
epoque ou le nazisme se faisait deja menacant. Il s'est donc retrouve en droit. Il a
choisi une carriere d'avocat par necessite et non par vocation. Il s'est rattrape par la
suite : il adorait son metier, ou il excellait.
Par ailleurs, il etait associe a un Francais dans une exploitation agricole a quelques
centaines de kilometres de Tunis et, par ce biais, evoluait egalement dans un milieu
francais et catholique. Mais, a cette exception pres, il ne frequentait que des juifs
issus du meme milieu que lui.
- Vous parliez francais a la maison ?
Evidemment. Seule ma grand-mere paternelle s'exprimait en arabe et en judeo-arabe. Elle
appartenait a l'ancienne generation.
Mes autres grands-parents etaient decedes avant ma naissance. Elle m'a beaucoup apporte.
Tant au plan affectif, par sa presence si forte, qu'au plan culturel et religieux, par son
exemple vivant. Elle avait une foi tres forte qu'elle savait nous communiquer.
En pensant a ma grand-mere, je me dis souvent que, si tous les petits garcons du monde
avaient la chance d'en avoir une semblable, beaucoup de choses seraient differentes sur la
terre. Son mari, mon grand-pere, parlait deja francais. Il avait fait des etudes,
possedait une voiture a chevaux. Et il faisait de la peche - ce qui explique peut-etre mon
amour de la voile. Du cote de ma grand mere maternelle, nous etions originaires d'Italie.
Mon pere ne supportait pas qu'on parle mal francais. Il nous grondait si nos faisions des
fautes. C'etait un homme tres cultive. Passionne d'histoire, il lisait beaucoup et
possedait dans sa bibliotheque de nombreuses encyclopedies historiques. Son intereet
allait plutot aux themes contemporains qu'a l'histoire ancienne. Il connaissait la Seconde
Guerre mondiale sur le bout des doigts et il nous a fait, je ne sais combien de fois, le
recit precis du debarquement des Allies en Normandie. Il admirait aussi le general de
Gaulle, comme beaucoup de monde a cette epoque. Quand la guerre est arrivee, il etait age
d'une trentaine d'annees. Il a eu son premier enfant en 1942, a trente-quatre ans.
- Votre famille a-t-elle souffert de la guerre ?
Malgre la presence allemande sur le sol tunisien, nous n'avons rien connu de comparable a
ce qui s'est passe en Europe. Il n'y a pas eu d'administration nazie,
de politique antisemite massive - les Allemands n'ont pas eu le temps de la mettre en
place.. Il y a eu des evenements sporadiques, mais ni deportations, ni extermination. Mon
pere a ete mobilise et, quand je suis ne, fin 1944 il etait encore sous les drapeaux.
- Il n'a pas souffert en tant que juif ?
Non. Il a ete requis pour des travaux obligatoires comme une grande partie de la
population juive, mais par les autorites de Vichy... Les Allemands avaient tres peu de
contacts avec la population active. Les autorites francaises faisaient elle-memes le
"sale boulot".
- Il n'y a donc pas eu de felure due a la guerre, chez les Sitruk. Ni de desenchantement
vis-a-vis de la France, a cause du petainisme ?
Non. Je n'ai pas ete eleve dans une culture de mefiance, dans l'idee que le monde
exterieur etait hostile aux juifs. Ou que la France s'etait conduite de facon indigne...
C'est Vichy qui avait trahi la France. Mais la France, elle, restait la noble et grande
France : libre et genereuse, democrate et valeureuse...
Nous ne somme pas alles dans des ecoles juives. Nos parents nous ont inscrits au lycee
Carnot, le lycee francais.
- C'est un lycee celebre, le lycee Carnot ! c'est la qu'allait Philippe Seguin ?
Oui. Mon frere etait dans la meme classe que lui.
a suivre...
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