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Donner une âme au XXIe siècle, par Bill Clinton |
Donner une âme au XXIe siècle, par Bill
Clinton
La question cruciale de ce nouveau siècle est : l'âge de l'interdépendance
sera-t-il un bien ou un mal pour l'humanité ? La réponse dépend de trois
facteurs. Les nations riches sauront-elles distribuer les bénéfices du monde
moderne et en alléger les fardeaux ? Les nations pauvres mettront-elles en œuvre
les changements nécessaires pour rendre possible le progrès ? Tous,
serons-nous capables d'atteindre un niveau de conscience suffisamment élevé
pour comprendre nos devoirs et nos responsabilités réciproques ?
Nous n'y parviendrons pas si les pauvres de ce monde sont dirigés par des
gens comme Oussama Ben Laden, qui croient pouvoir trouver leur rédemption
dans notre destruction.
Nous n'y parviendrons pas non plus si les riches sont menés par ceux qui
nourrissent un égoïsme à courte vue et perpétuent l'illusion que nous
pourrons éternellement revendiquer pour nous ce que nous dénions aux autres.
Nous allons tous devoir changer.
Philosophes et théologiens traitent depuis fort longtemps le thème de
l'interdépendance de l'humanité. Les politiques s'en préoccupent, sérieusement
du moins, depuis la fin de la seconde guerre mondiale et la création des
Nations unies. Mais aujourd'hui, pour les gens ordinaires, il s'agit d'une
simple réalité, parce qu'elle est présente dans tous les aspects de notre
quotidien. Nous vivons dans un monde où nous avons abattu les murs, aboli les
distances, un monde où l'information circule.
Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 furent une manifestation de
cette globalisation et de cette interdépendance, au même titre que
l'explosion de la croissance économique. Nous ne pouvons pas revendiquer tous
les bénéfices sans affronter aussi le revers de la médaille. C'est pourquoi
il est essentiel d'appréhender la lutte actuelle contre le terrorisme dans le
contexte plus large de la gestion, en général, de notre monde de l'interdépendance.
Posée le 10 septembre dernier, une question concernant les lignes de force
susceptibles de définir le début du XXIe siècle aurait sans doute suscité
des réponses variant selon l'endroit où vit celui qui l'aurait fournie.
Habitant d'un pays riche – et optimiste de surcroît – vous auriez peut-être
parlé de l'économie globale. Elle a, au cours des trente dernières années,
enrichi les pays riches et tiré de la pauvreté plus de personnes dans le
monde entier qu'à aucune autre période de l'histoire. Et ceux des pays
pauvres qui ont choisi le développement par l'ouverture ont connu une
croissance deux fois plus rapide que ceux qui ont préféré garder leurs
marchés fermés.
Ensuite, vous auriez peut-être évoqué l'explosion des technologies de
l'information, parce qu'elles augmentent la productivité, qui crée la
croissance. Aussi difficile à croire que cela puisse paraître aujourd'hui,
lors de mon accession à la présidence, en janvier 1993, il n'existait que 50
sites sur le Web. Lorsque j'ai quitté la Maison Blanche, huit ans plus tard,
il y en avait 350 millions.
Vous auriez encore éventuellement cité la révolution en cours dans les
sciences, en biologie notamment, qui égalera les découvertes de Newton et
d'Einstein. Le séquençage du génome humain signifie que, dans les pays
jouissant d'un système de santé avancé, les mères rentreront bientôt de
l'hôpital avec des bébés dotés d'une espérance de vie de quatre-vingt-dix
ans. La nanotechnologie et la microtechnologie nous donnent désormais la
capacité de diagnostiquer des tumeurs dont la taille ne dépasse pas quelques
cellules, rapprochant ainsi la perspective de possible guérison de tous les
cancers.
La recherche est engagée dans la mise au point de puces capables de
reproduire le système extrêmement complexe des transmissions nerveuses d'une
colonne vertébrale endommagée, faisant naître l'espoir de voir un jour des
personnes paralysées depuis des années se lever et marcher.
Et puis, d'un point de vue politique, vous auriez pu prédire que le facteur
dominant de ce XXIe siècle serait l'explosion de la démocratie et de la
diversité. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, plus de la
moitié des peuples de la planète vivaient sous des gouvernements choisis par
eux, dans des pays ouverts à l'immigration et jouissant d'économies
performantes ; on assistait à une progression stupéfiante de la diversité
ethnique, raciale et religieuse, preuve qu'il est possible, pour des gens
issus de contextes différents, avec des systèmes de croyance différents, de
vivre et de travailler ensemble.
En revanche, si vous venez d'un pays pauvre - ou si vous êtes seulement
pessimiste – vous auriez peut-être déclaré que l'économie globale
constitue le problème et pas la solution. La moitié des habitants de la planète
vivent avec moins de 2 dollars par jour. Un milliard de gens vivent avec moins
de 1 dollar. Ils sont aussi un milliard à se coucher chaque soir le ventre
vide. Un quart de la planète n'accède jamais à un verre d'eau potable.
Toutes les minutes, une femme meurt en couches. On prévoit une augmentation
de 50 % de la population mondiale dans les cinquante années à venir, dont près
de la totalité se produira dans les pays les plus pauvres et les moins aptes
à faire face à la situation.
Vous auriez pu dire aussi que, malgré la croissance économique – peut-être
à cause d'elle –, nous allons être confrontés à une crise de
l'environnement. Les océans, qui nous fournissent l'essentiel de notre oxygène,
sont en voie de détérioration rapide. Il existe déjà une grave pénurie
d'eau. Le réchauffement de la planète va faire des ravages. Si, au cours des
cinquante prochaines années, la Terre continue de se réchauffer au même
rythme que pendant les dix années écoulées, ce sont des îles entières du
Pacifique qui seront englouties ; à New York, nous perdrons plus de 1 500 mètres
autour de Manhattan. Cela fera des dizaines de millions de réfugiés affamés,
qui entraîneront plus de violence et plus de troubles.
Mais la crise mondiale de la santé serait peut-être arrivée en tête de
liste. Une personne sur quatre meurt chaque année du sida, de la malaria, de
la tuberculose ou de diverses maladies infectieuses liées à la diarrhée,
presque toutes des enfants n'ayant jamais accès à un verre d'eau potable.
Le sida, à lui seul, a tué 22 millions de personnes, et 36 millions sont
contaminées. On prévoit 100 millions de cas dans les cinq prochaines années
si aucune action de prévention n'est entreprise. Si cela se produit, il
s'agira du plus gigantesque problème de santé publique depuis la peste noire
qui tua un quart de l'Europe au XIVe siècle. Si deux tiers des cas sont situés
en Afrique, le taux d'augmentation le plus rapide se trouve dans l'ex-Union
soviétique, petite porte de l'Europe, suivie des Caraïbes, grande porte de
l'Amérique. En troisième position arrive l'Inde, la plus grande démocratie
du monde, tandis que les Chinois viennent de reconnaître qu'ils ont deux fois
plus de cas qu'ils ne l'avaient précédemment estimé et que 4 % seulement de
la population adulte sait comment le sida se contracte et se transmet.
Même le 10 septembre, on aurait pu raisonnablement avancer que le XXIe siècle
serait caractérisé par l'alliance des armes modernes et d'un terrorisme
enraciné dans de séculaires haines raciales, religieuses, tribales et
ethniques.
Prises ensemble, ces forces positives et négatives constituent un stupéfiant
reflet du plus extraordinaire degré d'interdépendance planétaire de toute
l'histoire de l'humanité.
Que faire ? En premier lieu, il nous faut gagner la bataille contre le
terrorisme. Il n'existe aucune excuse, jamais, au meurtre délibéré de
civils innocents pour des raisons politiques, religieuses ou économiques.
La terreur fonctionne depuis longtemps. L'Occident n'a pas toujours été
exempt de reproches. Lors de la première croisade, quand les soldats chrétiens
s'emparèrent de Jérusalem, ils brûlèrent une synagogue avec 300 juifs à
l'intérieur et massacrèrent toutes les femmes musulmanes et leurs enfants
sur le mont du Temple.
Mon pays est aujourd'hui la plus vieille démocratie ininterrompue du monde.
Pourtant, cette démocratie a cohabité avec l'esclavage légal et, après
l'abolition, nombre de Noirs et d'Américains indigènes furent encore soumis
à la terreur et tués.
Actuellement, l'Amérique et d'autres nations développées sont confrontées
à la réalité de la terreur sur leur territoire. Si nous devons absolument
gagner la bataille en Afghanistan et renforcer nos défenses contre un éventuel
usage d'armes biologiques, chimiques, ou nucléaires, il nous faut également
trouver le moyen, avec des frontières ouvertes et des sociétés de plus en
plus diverses, d'identifier et d'arrêter les gens qui viennent chez nous avec
le projet de tuer. Ce sera difficile à faire sans violer les libertés
civiles, dans la mesure où, en Amérique comme dans de nombreux pays, il y a
des gens d'un peu partout. Mais nous le ferons.
Dans tous les conflits humains, depuis la première fois que quelqu'un est
sorti d'une grotte en tenant un gourdin, l'agression est toujours victorieuse
dans un premier temps. Mais ensuite, si les gens de bonne volonté agissent de
façon sensée, la défense reprend l'avantage, et la civilisation avance.
Le but des terroristes est de terroriser, de faire que nous ayons peur de nous
lever le matin, peur de l'avenir, peur les uns des autres. Mais aucune stratégie
terroriste n'a jamais réussi à gagner à elle seule. Celle-ci échouera
aussi, et il est hautement improbable que le XXIe siècle prenne autant de
vies innocentes que le XXe.
La colère ne conduit pas forcément à la volonté de détruire le monde
civilisé. Beaucoup de gens sont en colère parce qu'ils veulent faire partie
de demain, mais trouvent la porte close.
Il me semble donc fondamental de comprendre que nous ne pouvons pas avoir un
système de marché global sans une politique économique globale, une
politique de santé globale, une politique d'éducation globale, une politique
de l'environnement globale et une politique de sécurité globale.
Il nous faut en effet ouvrir davantage de perspectives pour les laissés-pour-compte
du progrès et réduire ainsi le vivier de terroristes potentiels en
augmentant le nombre de partenaires potentiels. Pour fabriquer de nouveaux
partenaires, le monde riche doit accepter l'obligation qui est la sienne
d'offrir plus de possibilités économiques et de contribuer à réduire la
pauvreté.
Pour commencer, il devrait y avoir un nouveau train global de remise de la
dette. L'année passée, les Etats-Unis et l'Union européenne, ainsi que
d'autres pays, ont accordé un effacement de dettes à vingt-quatre pays parmi
les plus pauvres de la planète, à condition – et à condition seulement
– que tout l'argent soit consacré à l'éducation, à la santé et au développement.
Cette mesure a donné quelques résultats spectaculaires. En un an, avec
l'argent économisé, l'Ouganda a doublé le taux de scolarisation primaire
tout en diminuant les effectifs par classe. En un an aussi, le Honduras a fait
passer la durée de la scolarité obligatoire de six à neuf ans. Depuis
plusieurs années, les Etats-Unis consacrent 2 millions de dollars au
financement, sous forme de prêts, de micro-entreprises dans des pays pauvres.
Il faudrait passer de 2 à 50 millions.
Comme l'a montré l'économiste péruvien Hernando de Soto, la croissance économique
peut exploser si les biens des pauvres bénéficient d'une protection légale,
celle d'un titre de propriété sur leur habitation, par exemple, qui pourra
ensuite servir de garantie pour un crédit. Si cela peut se réaliser, ce sont
de nouveaux marchés entiers qui s'ouvriront.
L'année dernière, l'Amérique et l'Europe ont encore ouvert leurs marchés
à l'Afrique et aux Caraïbes, ainsi qu'au Vietnam et à la Jordanie. La Chine
a été admise au sein de l'OMC. Il faut aller plus loin dans cette voie.
Nous devons sans délai donner les 10 milliards de dollars récla- més par le
secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, pour combattre le sida.
La quote-part de l'Amérique serait d'environ 2,2 milliards – le dixième
d'un petit 1 % du budget. Infiniment moins cher que de devoir faire face plus
tard à 30 millions de victimes du sida, chiffre potentiel, rien que pour
l'Inde.
Le même raisonnement vaut pour le financement de l'éducation. Une année de
scolarité augmente de 10 % à 20 % le revenu d'une personne dans un pays
pauvre.
Il y a 100 millions d'enfants qui ne sont jamais scolarisés – dont la moitié
en Afrique subsaharienne. Au Pakistan, la raison principale expliquant que
toutes ces madrasas n'enseignaient pas les mathématiques, mais répandaient
des idées aussi ridicules que "l'Amérique et Israël ont fait revenir
les dinosaures sur terre pour tuer les musulmans", est que les
Pakistanais, dans les années 1980, n'ont plus eu les moyens de financer leurs
écoles.
Au regard du prix à payer pour combattre une nouvelle génération de
terroristes, la scolarisation de 100 millions d'enfants dans le monde entier
est un projet peu coûteux. Et réalisable. Au Brésil, par exemple, 97 % des
enfants sont scolarisés parce que le gouvernement verse une allocation
mensuelle à un tiers des mères de famille les plus pauvres quand leurs
enfants vont à l'école.
La guerre en Afghanistan coûte environ 1 milliard de dollars par mois à l'Amérique.
Avec 12 mil- liards par an, l'Amérique pourrait payer plus que sa juste part
dans tous les programmes que je viens d'évoquer.
Les pays pauvres ont aussi un devoir : celui de promouvoir la démocratie, les
droits de l'homme, et un bon gouvernement. Les démocraties ne financent pas
le terrorisme et tendent plutôt à respecter les droits de l'homme. A cette
fin, nous devons encourager le débat en cours dans le monde musulman, un débat
qui revient régulièrement depuis mille trois cents ans, sur la nature de la
vérité, la nature de la différence, le rôle de la raison et la possibilité
d'un changement positif, sans violence.
Celui qui, ces derniers temps, avait œuvré avec le plus de succès à la
conciliation de la foi et des impératifs de la vie moderne, le roi Hussein de
Jordanie, est, hélas ! mort récemment. En 1991, il avait su galvaniser tous
les éléments de la société jordanienne et offrir à son pays un véritable
Parlement, avec des élections régulières où tout le monde, y compris les
fondamentalistes, pouvait être candidat, à condition d'accepter de ne pas
imposer de limites aux droits des autres.
Que la Jordanie, pays pauvre, jeune, à majorité palestinienne, petit dans un
environnement géographique sensible, soit néanmoins aujourd'hui le pays du
Moyen-Orient le plus stable politiquement ne relève pas du hasard. C'est
qu'il a opté pour la démocratie, en imposant le respect mutuel ainsi que la
part faite au raisonnement et aux débats. Ceux d'entre nous qui souhaitent
entretenir de bonnes relations avec le monde islamique doivent soutenir ce
type de modération et cette évolution vers la démocratie.
Si l'interdépendance doit être un bien plutôt qu'un mal pour le XXIe siècle,
il nous faut admettre que notre héritage commun en tant qu'humains est plus
important que nos différences. Là est la bataille pour l'âme du XXIe siècle.
Mais l'histoire a montré combien cette notion est difficile à percevoir.
Dans le temps de ma vie, Gandhi a été assassiné non par un musulman en colère,
mais par un hindou en colère. Parce que Gandhi voulait une Inde pour les
musulmans, les jaïns, les sikhs et les hindous. Il y a vingt ans, Anouar Al
Sadate a été assassiné non par un commando israélien, mais par un Egyptien
en colère qui pensait que Sadate n'était pas un bon musulman. Parce que
Sadate voulait séculariser l'Egypte et faire la paix avec Israël. Mon ami
Itzhak Rabin, l'un des hommes les plus extraordinaires qu'il m'ait été donné
de connaître, a été assassiné non par un terroriste palestinien, mais par
un Israélien en colère qui pensait que Rabin n'était ni un bon juif ni un
Israélien loyal. Parce que Rabin voulait mettre un terme à deux générations
de guerre et de morts, au bénéfice d'une paix stable qui donnerait une terre
aux Palestiniens et reconnaîtrait leurs intérêts à Jérusalem.
Ceux d'entre nous qui ont le plus reçu doivent montrer le chemin, pour que
nous soyons tous chez nous dans ce monde sans barrières.
Le président George W. Bush a clairement énoncé que l'Amérique et
l'Occident ne sont pas les ennemis de l'islam. Il nous faut rappeler aux
musulmans, partout dans le monde, que la dernière fois que les Etats-Unis et
le Royaume-Uni ont fait usage de la force militaire, c'était pour protéger
la vie de musulmans pauvres en Bosnie et au Kosovo ; que dix-huit Américains
ont perdu la vie en Somalie en tentant d'arrêter Mohammed Farah Aidid, qui
avait assassiné vingt-deux soldats des forces de paix des Nations unies, des
Pakistanais.
Il nous faut dire aux musulmans en colère une chose qu'apparemment ils
ignorent : en décembre 2000, les Etats-Unis ont proposé un accord qui, dans
les termes les plus définitifs, instaurait un Etat palestinien (Cisjordanie
et Gaza) et garantissait la protection des intérêts palestiniens et
musulmans à Jérusalem et sur le mont du Temple. Israël avait accepté ce
plan, mais l'OLP a dit non.
Afin de prouver que l'islam n'est pas notre ennemi, l'Union européenne et les
Etats-Unis doivent se remettre à la tâche pour construire une paix durable
au Moyen-Orient.
par Bill Clinton
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Cartano. © 2002, Global
Viewpoint Los Angeles Times Syndicate International.
Bill Clinton est ancien président des Etats-Unis.
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