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L’Islam face à la violence, au terrorisme et à la guerre. Par Abdelmajid CHARFI |
L’Islam
face à la violence, au terrorisme et à la guerre. Par Abdelmajid CHARFI
L’Islam est-il la religion de la paix, est-il même une religion de la paix,
comme se le demandent beaucoup de Musulmans et de non-musulmans ? Ou bien, au
contraire, est-il une religion de la violence et de la terreur, comme le
présentent souvent de façon caricaturale les représentants, entre autres, de
l’extrême-droite religieuse américaine, aujourd’hui au pouvoir aux Etats-Unis,
et beaucoup de médias occidentaux, particulièrement depuis un certain Onze
septembre, et même une certaine école orientaliste censée mieux connaître
l’Islam(1)?
Une question mal posée
Nous nous situons ici manifestement sur un terrain piégé, chaque réponse
déterminant des attitudes correspondantes aussi bien sur le plan individuel
que collectif, voire international, où les enjeux sont rarement clairs au
niveau de la conscience des intéressés, et surtout exceptionnellement
explicites.
Et pourtant, à l’instar de tous les problèmes susceptibles de deux ou
plusieurs solutions contradictoires, la question posée en ces termes est bel
et bien mal posée, principalement parce qu’elle découle d’une vision
essentialiste de l’Islam, et de la religion en général, récusée de manière
catégorique par la communauté scientifique en la matière. L’Islam est en
effet, comme toute religion, un système de croyances et de valeurs d’où
découlent des normes et des rites appropriés. Mais les systèmes religieux ne
sont point désincarnés, ils sont véhiculés par des hommes mus par toutes
sortes d’intérêts et vivant dans des contextes historiques déterminés. D’où
certaines permanences d’une part, et certaines ruptures d’autre part. D’où
particulièrement une ambivalence caractéristique de ces systèmes qui leur
permet l’adhésion plus ou moins spontanée des masses les plus larges et en
même temps l’adhésion réfléchie des gens aux personnalités plus affirmées dont
les opinions peuvent diverger à l’infini ou presque.
Nous devons donc, sur la base de cette donnée essentielle, nous demander quels
sont les principaux facteurs qui avaient favorisé dans le passé telle ou telle
vision de l’Islam, et qui continuent aujourd’hui à agir au niveau de
l’imaginaire collectif des Musulmans et des non-musulmans. Nous devons
également être attentifs aux facteurs nouveaux et inédits qui déterminent les
attitudes de nos contemporains vis-à-vis de la position de l’Islam —à mettre
dorénavant entre guillemets— à propos de la paix.
La légitimation de la violence
Inutile dans cette enquête de revenir aux sources scripturaires. Tout un
chacun pourrait trouver facilement dans le Coran, et même dans les Hadiths,
des textes qui glorifient la paix et l’instituent comme valeur suprême, ou au
contraire qui légitiment la violence et la terreur. Nous ne nous prêterons pas
devant vous à ce jeu. Il ne nous mène nulle part et ne nous aide en rien dans
l’effort qui nous est demandé d’une meilleure intelligibilité du problème
posé.
D’autre part, on sait que les Ulamas, dans leur grande majorité, justifient
systématiquement l’emploi des méthodes violentes et de la contrainte physique
à l’encontre des Musulmans récalcitrants, dans certains cas, et à l’encontre
des non-musulmans, dans d’autres cas, en recourant au principe de l’abrogation
(naskh). Ainsi, tous les textes —et ils sont fort nombreux— qui prônent la
bonne parole et le pardon, et plus généralement une attitude conciliante ou
une remise du sort de l’indélicat et du non-croyant à Dieu et à l’au-delà,
sont, selon l’interprétation dominante, pour ainsi dire caducs depuis le jour
où l’Islam, la seule religion vraie, a eu triomphalement par la force le
dessus sur ses adversaires.
Autrement dit, quiconque soutient que ce n’est pas l’Islam, en tant que tel,
qui justifie la violence, doit savoir qu’il heurte de front la lecture
majoritaire des textes fondateurs, une lecture qui avait objectivement ses
raisons dans les premiers siècles de l’histoire islamique, mais qui continue
d’avoir des adeptes jusqu’à aujourd’hui, malgré les changements et même les
bouleversements radicaux intervenus dans la place et le poids des Musulmans
dans le monde. Les idées reçues, c’est bien connu, ont la vie dure. Elles
acquièrent avec le temps le statut de dogmes intangibles auxquels il est
difficile de s’opposer. Celui qui tente leur déconstruction ou leur simple
déplacement affronte une opération à hauts risques dont l’un des moindres est
d’être taxé d’innovateur (mubtadi’). Tout Musulman a, en l’occurrence, en
mémoire le célèbre hadith : kullu muhdath bid’a, wa kullu bid’a dhalala, wa
kullu dhalala fi-n-nar (tout ce qui est nouveau —en matière de religion, bien
entendu— est une innovation blâmable, or toute innovation blâmable est un
égarement, et tout égarement mène à l’enfer).
Le christianisme et la paix
Nous touchons ici le problème central de la pensée religieuse en général et de
la pensée islamique en particulier. Cette pensée, produite, élaborée et
canonisée pour ainsi dire dans un contexte historique donné, a de la peine à
évoluer en fonction des valeurs de la modernité.
Ainsi, et pour prendre un exemple notable puisé dans une autre tradition
religieuse, malgré la non-violence qui a caractérisé l’action et
l’enseignement de Jésus, l’Eglise catholique a introduit dans ses dogmes,
depuis Saint Augustin, la notion de guerre juste, en somme la violence qui
servait ses intérêts, contre ceux qu’elle considérait comme «hérétiques» et
tous ses ennemis. Les Croisades, les massacres des Ariens, des Bogomiles et
des Albigeois, et l’attitude des hommes d’Eglise dans les guerres coloniales
en sont, dans ce domaine, les manifestations les plus connues. Sans oublier
que les responsables politiques américains actuels ne font pas mystère de la
légitimité religieuse par laquelle ils entendent couvrir leurs actions
belliqueuses, que ce soit lors de la première ou de la seconde guerre contre
l’Irak. Cependant, il n’est pas juste d’occulter les voix autorisées de plus
en plus nombreuses qui s’élèvent au sein du Christianisme, particulièrement
celle du Pape, pour stigmatiser, condamner même, cette instrumentalisation
abusive de la religion. C’est que, depuis la théologie libérale du XIXème
siècle pour le protestantisme, et depuis Vatican II pour le catholicisme, un
nouveau souffle traverse le Christianisme et essaie de le mettre, avec plus ou
moins de bonheur, en harmonie avec les valeurs universelles de notre époque.
Des voix minoritaires
L’Islam, de nos jours, ne manque pas, lui aussi, de voix qui prônent, au nom
de ses propres valeurs, la paix et la concorde entre les hommes et les
peuples. Mais ce sont, malheureusement, des voix minoritaires. On pourrait
même affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’aux yeux de la masse
musulmane, ce sont des voix défaitistes, suspectes, en collusion avec
l’ennemi, qui ne peuvent mener qu’à la résignation et à la perpétuation de la
domination des infidèles. L’opinion musulmane générale, essentiellement chez
les jeunes politisés et endoctrinés, est plutôt encline à suivre ceux qui
considèrent, et ne s’en cachent pas, que seule la violence est à même de
répondre efficacement à la violence qui est faite aux Musulmans. Il faut
ajouter, à ce stade, que la pensée islamique n’est pas, et n’a jamais été,
monolithique. Aujourd’hui, beaucoup plus qu’autrefois, c’est une pensée
éclatée, et pas uniquement à cause de l’absence de magistère reconnu.
Modernité et violence
A ce niveau, trois raisons principales nous semblent expliquer le déferlement
de la violence et de la contre-violence, auquel nous assistons, depuis un
demi-siècle, avec plus ou moins d’intensité, un peu partout dans le monde
musulman: en Palestine, en Afghanistan, en Tchétchénie et en Irak, évidemment,
mais également en Algérie, au Nigeria, en Indonésie, au Pakistan et ailleurs.
Commençons par évoquer la première raison de cette violence, qui est la plus
évidente, bien que rarement mise en avant dans les analyses de la situation
mondiale. C’est l’échec de la modernité, prise comme ce qui caractérise et
résume la civilisation occidentale dans les trois derniers siècles, et qui
tend de plus en plus à s’universaliser, son échec patent dans l’éradication de
la guerre, de la violence et de l’agression. Dans mille et un domaines, la
modernité a fait bénéficier l’humanité de progrès incontestables. Même si les
riches sont devenus plus riches et les pauvres encore plus pauvres, selon la
formule consacrée, il est indéniable qu’à part quelques foyers intolérables de
misère extrême, il y a de moins en moins de gens qui meurent de faim et de
maladie à un âge précoce, qu’il y a proportionnellement de moins en moins
d’analphabètes, que les hommes et les femmes bénéficient chaque jour davantage
des bienfaits de la médecine, de l’électricité, des transports modernes, des
moyens de communication plus rapides, des outils de production plus
performants, bref des fruits des progrès fulgurants de la science et de la
technologie. La modernité a fait accomplir à l’humanité, dans les rapports de
l’individu avec l’Etat, dans l’affirmation de son autonomie et de sa liberté,
dans la connaissance qu’il a du monde, de ses différentes dimensions et de son
histoire, en un mot dans tous les aspects de la vie privée et communautaire,
des pas de géant. Par contre la modernité a lamentablement échoué dans ce qui
est, en dernière analyse, l’indice ultime et le critère du progrès humain,
c’est-à-dire la consolidation de la paix à l’intérieur et surtout à
l’extérieur des frontières des Etats. La modernité fait, jusqu’à présent, bon
ménage avec les armées et les armes de plus en plus sophistiquées et
meurtrières. Rares sont ceux, même parmi les intellectuels et les chantres de
la modernité, qui considèrent que l’existence même des armées et des armes, et
non seulement leur utilisation à des fins iniques, est une aberration au vu
des exigences de la dignité humaine tout court.
Dans l’inconscient collectif, celui des masses populaires comme celui des
hommes politiques et des décideurs de toute sorte, on considère que le
pacifisme radical est un leurre et que la guerre est, à l’instar des calamités
naturelles, une fatalité, qu’elle est dans la nature des choses. C’est ainsi!
admet-on sans y bien réfléchir. On n’y peut rien! La contestation du principe
même de cette institution prestigieuse qu’est l’armée où on apprend à tuer son
prochain, fait partie du domaine de l’impensé, pire, de l’impensable. Face à
cette attitude généralisée, au Nord comme au Sud, à cette cécité de l’homme
moderne vis-à-vis de la possibilité, voire de la nécessité d’éradication de la
guerre et de ses supports objectifs, et en l’absence d’un combat quotidien et
de tous les instants contre la violence institutionnelle, soyons sûrs que
cette violence a encore de beaux jours devant elle et que la paix universelle
n’est pas pour demain.
Guerre et pauvreté
La deuxième raison du déferlement de la violence est d’ordre économique, ou
plutôt c’est une affaire de niveau de développement. Il suffit, à ce propos,
de jeter un coup d’œil rapide sur la carte des conflits armés depuis la
seconde guerre mondiale. Ils ont tous, sans exception, eu lieu sur le sol des
pays pauvres et sous-développés, qu’ils soient des conflits internes d’origine
ethnique, des conflits de frontières opposant deux ou plusieurs pays pauvres,
ou bien des conflits auxquels ont pris part des grandes puissances, avec le
souci constant de limiter au maximum le nombre de victimes parmi leurs
troupes. Les pays riches et développés n’ont connu entre eux et entre leurs
concitoyens, mise à part l’exception notable de l’Irlande du Nord, que des
relations somme toute paisibles. Certes, ils ont connu quelques attentats
meurtriers commis par des groupuscules extrémistes, tels que les Brigades
rouges ou la Bande à Baader, par des personnes en mal de socialisation, à
l’image de l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City, ou encore par des
ressortissants du Tiers-monde dont les attentats du Métro de Paris et surtout
ceux de New York et de Washington sont les plus révélateurs. Mais, malgré leur
impact psychologique et leur écho médiatique, le nombre des victimes et
l’importance des dégâts dus à ces attentats sporadiques n’ont strictement rien
à voir avec ceux des guerres qui ont fait des millions de victimes et dont les
théâtres des opérations se situent exclusivement en Afrique, en Asie, en
Amérique latine ou dans les Balkans, dans des pays où dominent indistinctement
le Christianisme, l’Islam ou d’autres religions. Donc, ce n’est point l’effet
du hasard si les guerres n’éclatent qu’entre —et contre— les faibles. Il y a
une corrélation évidente entre le sous-développement, les situations
coloniales ou post-coloniales et la violence. C’est une vérité qu’on ne doit
pas perdre de vue en étudiant les fondements de la paix et de la guerre,
partout et quelles que soient les justifications avancées.
Cependant, en dépit de l’importance de ces deux facteurs décisifs que nous
venons d’effleurer, c’est la troisième raison qui va retenir plus longuement
notre attention, parce que nous sommes convaincus qu’il y a une relation
dialectique très forte entre les idées, d’origine religieuse ou profane, et
les réalisations humaines quelles qu’elles soient. On comprend alors que ce
n’est pas gratuitement que nous avons mis en exergue l’échec de la modernité
dans l’inscription de la paix universelle comme valeur suprême aux côtés de la
liberté, de la démocratie et des Droits de l’Homme en général.
L’Islam prophétique et l’Islam historique
Pour avoir nous-même souvent insisté sur la nécessité de clarifier les niveaux
auxquels on se situe dans l’étude de l’Islam, nos lecteurs savent que nous
faisons une nette distinction entre le message prophétique de Muhammad, d’une
part, et la pratique historique des Musulmans, ainsi que la production
exégétique et théologique, intellectuelle et théorique, qui a prétendu le
concrétiser fidèlement, d’autre part. Comme tous les messages prophétiques,
celui du Prophète de l’Islam est subversif par rapport à son milieu et à son
temps. Tenant naturellement compte des conditions culturelles, politiques,
économiques et sociales de ses contemporains, car ne pouvant guère faire
autrement, il a néanmoins apporté des valeurs fondamentalement nouvelles et
même en avance de plusieurs siècles sur son époque. Il a, pour la première
fois dans l’histoire, dépouillé la religiosité de la plupart des supports
mythiques qui la soutenaient dans le passé, et a renvoyé l’homme à ses
capacités intellectuelles propres et à sa responsabilité. A ce titre, il ne
pouvait donc qu’être perverti sous le poids des différentes pesanteurs
historiques.
Vu sous cet angle, le message de Muhammad n’a point voulu être normatif, dans
les détails de ses enseignements et de son action, mais incitatif à toujours
plus de paix, de justice, de liberté, d’égalité et de respect de la dignité
humaine, n’en déplaise aux tenants des positions islamique et orientaliste
dominantes. Dans le domaine qui nous intéresse ici particulièrement, celui de
la paix, le Prophète a certes ordonné des razzias, mené lui-même quelques
batailles, mais ce serait faire preuve de mauvaise foi que de ne pas
reconnaître que son action guerrière était purement défensive. Pour assurer la
pérennité de son message, il devait briser par la force l’assaut et les
conspirations de ses ennemis jurés, car c’était bien une question de vie ou de
mort pour la nouvelle religion. Mais il n’a, à aucun moment, érigé la
contrainte physique pour quelque motif que ce soit comme règle de conduite.
Bien au contraire. C’est ce qui ressort d’une saine interprétation du Coran,
qui ne s’arrête pas à certains versets hors de leur contexte, mais distingue
les valeurs centrales qu’il véhicule et les solutions conjoncturelles qui se
sont imposées au Prophète à un moment ou à un autre et qui pouvaient, de ce
fait, varier du tout au tout. Ce qui, soit dit en passant, a le plus dérangé
les partisans de la lecture littéraliste, pour lesquels il est difficile
d’admettre que le Coran se contredise de façon aussi flagrante. D’où leur
recours au fameux principe de l’abrogation.
Par ailleurs, la production des Ulamas qui nous est parvenue ne reflète en
aucun cas l’état d’esprit qui régnait au temps de la révélation. Nous ne
devons pas oublier que cette production, entamée par les premiers théoriciens
en quête de rationalisation d’un message oral peu soucieux de
conceptualisation, n’a commencé à être consignée par écrit que vers le milieu
du IIè/VIIIè siècle, c’est-à-dire à une époque où les changements radicaux
dans les conditions de l’Islam et des Musulmans sont déjà intervenus. Nous
voulons parler des conquêtes menées par les fondateurs de l’empire musulman,
qui avaient signé la déroute, partielle ou totale, des empires byzantin et
sassanide, et qui avaient abouti à l’instauration d’une situation nouvelle à
tous points de vue par rapport à celle qui existait au temps de la première
communauté musulmane.
Des origines historiques de la violence en Islam
Dans cette entreprise grandiose de construction d’empire, les conquérants
avaient un besoin urgent de justifier leur œuvre et de la couvrir d’une
légitimité religieuse, d’autant plus qu’ils venaient de connaître une guerre
civile meurtrière, connue sous le nom de hurub ar-ridda (littéralement:
guerres de l’apostasie). Ils n’ont donc pas trouvé mieux que de considérer
qu’ils sont les fidèles continuateurs du Prophète, en procédant à une subtile
utilisation des mêmes termes pour qualifier ses combats défensifs et leur
offensive militaire systématique contre les pouvoirs en place dans la zone qui
va de l’Inde à l’Atlantique.
Nous estimons, au vu de cette donnée fondamentale, que nous détenons là la
clef de la réputation qui a été faite à l’Islam, comme religion de la
violence. Les habitants des pays conquis ont dû, en tout cas, se le
représenter comme tel. Ceux, parmi eux, qui étaient restés Chrétiens ou
avaient gardé une autre religion —Judaïsme, Zoroastrisme, Manichéisme etc—
s’étaient pliés effectivement à la force, même si beaucoup d’entre eux
trouvaient des avantages incontestables dans leur nouvelle situation, par
rapport aux persécutions dont ils étaient victimes avant l’occupation
musulmane. Par contre, ceux qui avaient embrassé l’Islam, et leurs descendants
encore davantage, avaient positivement intériorisé ces conquêtes comme une
délivrance de l’erreur dans laquelle ils vivaient. L’emploi de la force, en
ces temps-là, n’avait pas le caractère répugnant qu’il avait commencé à
acquérir par la suite, car il était, en quelque sorte, la règle dans les
logiques d’empire. L’assimilation de la victoire dans le domaine temporel à la
supériorité de la religion des vainqueurs —nous dirions aujourd’hui leur
idéologie— était courante(2). Elle était admise au même titre que
l’attribution de la défaite militaire à un châtiment divin mérité, consécutif
à la non observance des prescriptions de la religion et aux péchés de la
communauté. Inutile de rappeler que ce sentiment est encore assez répandu de
nos jours. Combien de prêches avons-nous entendu ces derniers temps qui
expliquent l’état lamentable des Musulmans par leur éloignement des préceptes
de l’Islam?
Résumons-nous : le message prophétique a été perverti, et ne pouvait que
l’être, sous l’effet des circonstances dans lesquelles il s’est propagé en
dehors du Hijaz. Les premières générations de Musulmans avaient la certitude
d’être fidèles à l’exemple du Prophète, qu’ils percevaient comme un prophète
guerrier. Ils lui avaient donc attribué un très grand nombre de hadiths où il
se proclame vainqueur par la terreur. Nusirtu bi-r-ru’b masafat shahr, affirme
l’un de ces hadiths(3), repris encore récemment par un auteur contemporain,
par ailleurs très critique sur le comportement des Compagnons et leur
enrichissement spectaculaire, sans se rendre compte de la contradiction dans
laquelle il tombait(4).
Glorification de la force
Il ne s’agit pas, évidemment, de reprocher à ces premières générations de
Musulmans leur représentation. Le cours des évènements leur donnait raison
aussi longtemps qu’ils jouissaient d’une supériorité manifeste à tous les
niveaux, militaire bien sûr, mais aussi économique, culturel, scientifique
etc. Le problème concerne plutôt ceux qui ont vécu, et vivent encore, le
reflux de l’empire et de la civilisation bâtis au nom de l’Islam, sans que
cela ait signifié le reflux de l’Islam en tant que religion, qui, au
contraire, n’a jamais acquis autant d’adeptes que depuis qu’il ne représente
plus une force militaire. Il suffit, en effet, de penser que, dans les pays
musulmans les plus peuplés (Indonésie, Bengladesh, Nigeria), l’Islam ne s’est
point propagé par les armes. L’expansion de l’Islam dans toutes ces contrées
s’est faite par l’exemple, par les marchands et les confréries soufies, mais
aucunement par les armées d’une puissance temporelle quelconque. Ce sont ces
Musulmans-ci à blâmer, eux qui n’ont pas su distinguer l’essentiel du
conjoncturel.
Lorsqu’on prend n’importe quel manuel d’enseignement religieux en vigueur dans
la quasi totalité des pays musulmans, ou lorsqu’on se réfère aux ouvrages de
fiqh de toutes les écoles sunnites et shi’ites, on ne manque pas d’être frappé
par la permanence de la glorification de la force utilisée par les conquérants
musulmans du premier siècle. Remettre en cause leur comportement guerrier et
leur reprocher, ne serait-ce qu’à titre individuel, le moindre écart de
conduite, est aux yeux des Musulmans traditionnels un blasphème impardonnable.
Le prêche du vendredi du Cheikh Abderrahmane Khlif en juin 2002 le confirme
aisément. Car les systèmes d’orthodoxie ont besoin de croire à
l’infaillibilité des premières générations qui ont transmis le message
prophétique, faute de quoi ces systèmes s’écroulent comme un château de
cartes. La continuité, réelle ou supposée, est un gage de fidélité. C’est le
fondement même du salafisme sous toutes ses formes et de la vénération des
pieux anciens.
Un retard historique
En d’autres termes, les Musulmans sont éduqués dès leur prime jeunesse dans
l’esprit que la violence utilisée dans la propagation de la vraie foi est
légitime. De là à justifier la violence pour imposer l’ordre religieux auquel
ils croient, il y a un pas que les mouvements islamistes n’hésitent pas à
franchir, confortés dans cette attitude par la politique des régimes en place
qui n’hésitent pas non plus à utiliser la violence institutionnelle et
s’appuient sur la religion pour accaparer le pouvoir et perpétuer leur
domination.
Les Musulmans d’aujourd’hui, peut-être plus que les adeptes de toute autre
grande religion, vivent un déficit démocratique profond qui est la principale
cause de l’assimilation abusive de l’Etat, synonyme partout et à des degrés
divers de violence, et de la religion, synonyme en principe de paix et
d’élévation spirituelle. Quant à l’assimilation de la religiosité et de la
religion, elle est plus courante dans les systèmes monothéistes qui ont de la
peine à se dégager de leur héritage historique qui pèse encore de tout son
poids sur les consciences et les esprits, et à trouver des solutions
théologiques nouvelles en symbiose avec la connaissance produite par les
sciences modernes de l’homme et de la société.
Le problème des Musulmans est, en fin de compte, un problème de retard
historique. Leur pensée, dans le domaine religieux comme dans les autres
domaines, leur genre de vie, leurs modes de production, leurs rapports sociaux
et familiaux, leurs institutions, tous ces aspects sont en net déphasage par
rapport aux exigences de notre époque. Incriminer l’Islam dans ce retard,
c’est faire preuve d’une grave méconnaissance des lois élémentaires de ce
qu’Ibn Khaldoun appelait le ‘Umran. Supposons un instant que la pensée
islamique est autre que ce qu’elle est, c’est-à-dire dogmatique, figée et
scolastique, tant que les musulmans n’auront pas rattrapé leur retard ailleurs
ils ne verront pas encore le bout du tunnel. Une pensée islamique ouverte,
dans le sens que Bergson donnait à la religion ouverte, aiderait à coup sûr
les Musulmans à affronter plus lucidement les défis de leur sous
développement. Nous irons même jusqu’à dire que c’est une condition
nécessaire. Cependant, il ne faut pas se leurrer, elle n’est point suffisante.
En tout cas, elle n’est pas capable, à elle seule, de changer fondamentalement
leurs rapports entre eux et avec les autres. Les théorisations religieuses
—les théodicées dans le sens large du terme— ne sont pas à l’origine des
institutions humaines. Elles ne les créent pas ex nihilo, elles leur offrent
plutôt, il est vrai, une justification et une légitimation à nulle autre
pareilles. Autrement dit, la paix ne règnerait pas pour autant, la violence ne
disparaîtrait pas par un coup de baguette magique le jour où nous aurions une
autre pensée religieuse.
La paix : une construction lente
Pour finir et répondre à la question que nous avons posée au début de ce
papier, nous insistons sur le fait que l’Islam n’est ni la religion de la
paix, ni la religion de la violence. Le Coran n’enseigne ni la violence
absolue ni le pacifisme inconditionnel, y compris devant l’agression et le
crime. Son message fondamental est, à nos yeux, nous en sommes pleinement
convaincus, un message de paix, mais peu importe notre lecture ou une lecture
opposée, ce qui compte c’est l’usage qu’en font les croyants et qui peut aller
dans son sens, comme il peut aller dans le sens contraire.
La paix est effectivement indivisible. Pour qu’elle soit durable, il ne faut
pas qu’elle se fasse dans l’humiliation et l’asservissement des autres.
L’hégémonie et son cortège d’atrocités sont incapables d’assurer la sécurité
et la paix, ni aux vaincus ni aux vainqueurs. De même, la réussite des
méthodes d’action non violentes suppose un consensus minimal, une sorte de
gentleman’s agreement entre les parties concernées par un conflit quelconque
d’intérêts. La paix est en définitive une construction lente, assidue et sans
relâche. Mais il s’agit avant tout, de ne pas se tromper d’ennemi et de
réussir à bien diagnostiquer les facteurs qui empêchent sa réalisation. Ces
facteurs, même exprimés maladroitement en termes religieux, s’appellent en
réalité misère, ignorance, analphabétisme, chômage, corruption, despotisme,
domination de la force brutale, économisme débridé, pensée unique etc. Faisons
en sorte que ces facteurs soient traités efficacement au profit de ceux qui
favorisent, partout dans le monde, la paix, la justice, la liberté et la
dignité de l’homme et de la femme.
*Les intertitres sont de la Rédaction
1-Voici, à titre d’exemple, comment un chercheur français, Alfred-Louis de
Prémare, définit l’Islam des origines dans un ouvrage récent: «C’est le
ralliement ou la soumission à un pouvoir nouveau instauré par un prophète qui
en définit les lois au nom de Dieu, et dont les assises politiques sont
appuyées sur une action militaire permanente», Les fondations de l’islam,
Paris, Seuil 2002, p 86. (C’est nous qui soulignons)
2-Cf, à titre d’exemple, Abu-l-Hasan al-Amiri (m. 381/992), al-I’lam bi
manaqib al-islam, Le Caire 1967.
3-Transmis, entre autres, par Bukhari dans son Sahih (Kitab al-jihad)
4-Il s’agit du Cheikh azharite atypique Khalil Abdelkarim. Son ouvrage sur les
Compagnons, en 3 tomes, s’intitule: shadw ar-rababa bi ahwal mujtama’
as-sahaba, Le Caire 1997. Dans son autre ouvrage Fatrat at-takwin fi hayat
as-sadiq al-amin, Le Caire 2001, il n’hésite pas à qualifier la conquête
musulmane de l’Egypte par Amr b. al-As, au temps du 2è Calife Umar, non pas
par «fath», comme il est d’usage, mais par «al-ghazw al-arabi al-istitani» (la
conquête arabe de colonisation), p 47. Néanmoins, il qualifie le Prophète à
plusieurs reprises par «al-mansur bi-r-ru’b».
redaction@realites.com.tn
25-09-2003
http://www.realites.com.tn/index1.php?mag=1&cat=/12222222211222220LA%20VIE%20DE%20REALITES/1Lufthansa&art=7440&a=detail1
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