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Qui est l'ennemi |
Qui est l'ennemi
Par Daniel Pipes, Commentary, janvier 2002.
Traduit de l'anglais par Norbert Lipszyc spécialement pour Reponses-Israel
Avec qui, ou quoi, les Etats-Unis sont-ils en guerre? La réponse à cette
question a des implications profondes pour la stratégie, la diplomatie
publique, la politique étrangère et la politique nationale. Il semblerait
que la réponse soit évidente, mais ce n'est pas le cas.
Durant les premières semaines après le 11 septembre, chaque fois où le Président
Bush mentionnait l'ennemi, il insistait sur le fait que ce n'était ni les
Afghans, ni les Musulmans, mais des gens qu'il appelait "ceux qui font le
mal" ou les "mauvais". Ces appellations bizarres et même un
peu comiques, semblent avoir été choisies délibérément pour n'offenser
personne ni aucun groupe. Cela permettait aussi à Bush de regrouper sous un même
vocable toute une séries d'événements avant même de savoir qui en était
responsable. Ainsi quand les mystérieuses lettres à l'anthrax apparurent, il
put blâmer ces mêmes "faiseurs du mal" qui continuaient à essayer
de faire du mal à l'Amérique et aux Américains.
Quel était le but de ces auteurs d'actes criminels? Sur ce sujet le Président
Bush a aussi prudemment parlé en termes très généraux. Ils sont des gens
"motivés par la haine", ou, de manière un peu plus spécifique,
"des gens sans pays", ou encore à une autre occasion, "des
gens essayant de prendre un pays, des parasites du pays hôte". Quand il
aborda le sujet de ce que les Etats-Unis prévoyaient de faire, le Président
a été encore plus prudent, parlant essentiellement de "poursuivre les
auteurs du mal et de les traduire en justice».
Même après le début de la guerre en début octobre, Bush n'a pas cherché
à être plus précis, se référant aux hostilités comme "un effort
commun pour éradiquer le mal là où nous le trouverons". La seule
innovation fut d'introduire le concept de "guerre contre le
terrorisme" quelquefois appelée aussi "guerre contre le terrorisme
et le mal". Mais cela est encore plus confus. Le terrorisme est une
tactique militaire utilisée par divers groupes et individus de par le monde
pour des fins diverses. Parler de "guerre contre le terrorisme"
c'est comme parler de guerre contre les armes de destruction massive. Il faut
d'abord savoir qui déploie ces armes et pour quelles raisons.
Quels les buts de cette guerre? Ils sont tout aussi troubles. Quand Bush
annonce le début des opérations militaires le 7 octobre il en définit le
but comme "le démembrement et … la défaite du réseau mondial de la
terreur", un néologisme encore une fois très imprécis. Que cherche ce
réseau de la terreur? D'autres qu'AL Qaida en sont-ils membres? Comprend-il
les groupes islamistes militants comme le Hezbollah ou le Hamas? Comprend-il
des groupes non musulmans comme l'IRA ou les Tigres Tamouls, des états comme
l'Irak?
Le secrétaire d'état Donald H Rumsfeld en particulier a semblé troublé par
l'imprécision des ces buts dangereusement ambitieux. Il a même très vite
rejeté comme irréaliste l'idée "d'éliminer le terrorisme de la
surface de la terre", tout en proposant des buts aussi vagues. Rumsfeld a
déclaré que les Américains étaient un peuple épris de liberté et que
donc sa définition de la victoire était un environnement où ils
"pourront vivre pleinement ces libertés" et où d'autres seraient
dans l'impossibilité "d'affecter négativement notre mode de vie".
C'est admirable mais ce n'est certainement pas un objectif que l'on peut
confier à un général en lui disant "Voilà ta mission".
Le déroulement de la "guerre contre le terrorisme" n'a pas éclairé
la situation. Le bur déclaré au départ en Afghanistan n'était pas
d'extirper le régime Taliban mais seulement de le contraindre à livrer Osama
Ben Laden et ses acolytes; ce n'est qu'après que les Taliban aient refusé
que les Etats-Unis se sont attaqués à eux avec toutes leurs forces. Le même
scénario risque de se reproduire avec l'Irak. A la fin novembre le Président
a exigé que Saddam Hussein autorise à nouveau l'inspection de ses sites
susceptibles de contenir des armes de destruction massive ou subisse les conséquences
de son refus. Quand on l'interrogea lors d'une conférence de presse sur ce
que pourraient être ces conséquences, Bush a répondu de manière énigmatique:
"il le découvrira par lui-même".
Un observateur bien informé au moins a compris que Bush ne savait pâs ce
qu'il allait faire en suite.* En effet dès décembre il semblait clair qu'au
delà de l'Afghanistan le gouvernement américain n'avait encore pris aucune décision.
C'est tout à fait compréhensible. Conceptuellement, le conflit dans lequel
les Etats-Unis se sont engagés est quelque chose de neuf. C'est un combat
contre des ombres -- personne, par exemple, n'a encore pris la responsabilité
pour les attentats du 11 septembre -- et ce fait seul rend absurde les buts
conventionnels d'une guerre comme la défaite d'une armée ou l'occupation de
territoires. Les Etats-Unis ont été pris par surprise et sans aucune préparation
le 11 septembre. Quel que soit le nombre de fois où les Américains ont été
frappés par le terrorisme auparavant ils ne s'étaient jamais attendus à
lancer une guerre à grande échelle contre l'ennemi.
L'usage d'euphémismes en temps de guerre peut présenter des avantages,
d'autant plus quand on ne sait pas où on va. En se retrouvant en situation
d'urgence le 11 septembre, le gouvernement a instinctivement évité d'être
spécifique pour ne pas se lier les mains. En désignant les "faiseurs du
mal" et les "terroristes" sans mentionner d'autre nom que celui
de Ben Laden permettait le maximum de flexibilité. En n'insultant personne en
particulier Washington pouvait attirer plus facilement des partenaires
potentiels de la "coalition contre la terreur" menée par les
Etats-Unis. . De la même manière l'Administration pouvait, au moins théoriquement,
ajouter ou retrancher des cibles au gré des circonstances; un partenaire
d'aujourd'hui, la Syrie par exemple, pouvant devenir un méchant de demain.
Mais l'imprécision a aussi son coût. Si les politiques assignent à leurs
militaires des objectifs imprécis ou contradictoires, leurs efforts
rencontreront les pires difficultés, comme l'a écrit Carl von Clausewitz
dans "Sur la Guerre" (1832). L'histoire de la guerre au cours des âges
confirme cette règle, comme les Américains ont pu le noter durant les récentes
décades (depuis la traversée de l'Europe trop lente par Eisenhower pour éviter
l'avance soviétique durant le 2ème Guerre Mondiale jusqu'au Général
Schwarzkopf d'éliminant pas le Garde Républicaine de Saddam Hussein durant
l'Opération "Tempête du Désert"). Il n'y a pas que les généraux
qui ont besoin de savoir qui ils combattent ou ce pourquoi ils se battent,
l'administration, les amis et ennemis étrangers et bien sûr le peuple américain
doivent aussi le savoir.
Qui alors est l'ennemi? Le message du 11 septembre était très clair, ne
permettant aucune ambiguïté: l'ennemi était l'islamisme militant. Pas étonnant
alors que, avant même de savoir qui était effectivement responsable, le
gouvernement ait été réticent à désigner le coupable. En plus des considérations
déjà citées, il y avait des précédents historiques récents pour l'en détourner.
En février 1995, au moment de la pire violence opposant en Algérie les
groupes islamistes armés les plus sanguinaires au gouvernement répressif, le
Secrétaire général de l'OTAN Willy Claes déclara que, depuis la fin de la
guerre froide, "le militantisme islamique était apparu comme la menace
la plus grave contre l'alliance atlantique et la sécurité de
l'Occident". En effet Claes avait dit que, non seulement l'Islamisme représentait
pour l'Occident le même type de menace qu'avait représenté auparavant le
Communisme, mais que le danger était plus grand car l'Islamisme militant
comprenait des éléments de "terrorisme, de fanatisme religieux et
d'exploitation sociale et d'injustice économique".
Claes avait entièrement raison, mais ses déclarations ont été accueillies
comme un outrage par l'ensemble du monde musulman, et il fut obligé de se rétracter
ou de démissionner. "Le fondamentalisme religieux qu'il soit islamique
ou autre, n'est pas une préoccupation de l'OTAN" dut-il expliquer
humblement.
A la suite du 11 septembre il est peut-être plus facile de dire ce que Claes
ne fut pas autorisé à dire, mais pas entièrement, et certainement pas pour
quelqu'un qui n'est pas en position d'autorité. Il est certain que personne
ne désire repasser par où Claes est passé. Et pourtant la réalité est là
et est incontournable.
Depuis au moins 1979, lorsque l'Ayatollah Khomeini prit le pouvoir en Iran
avec le cri de guerre "mort à l'Amérique", l'islamisme militant a
été l'ennemi déclaré des Etats-Unis. Il en est devenu maintenant l'ennemi
numéro 1. Les organisations terroristes que vise Washington, les immigrants
qu'il interroge, ou les états qu'il soupçonne, tous sont islamistes ou liés
aux islamistes. Washington peut ne pas dire ce qu'il pense, ses actions révèlent
sa pensée profonde.
Définir l'Islam militant comme l'opposant au long terme lui causant le plus
de soucis n'est pas ignorer les autres opposants. Les Etats-Unis ne manquent
d'adversaires non islamistes: les tyrannies communistes de Corée du Nord et
de Cuba, les dictateurs arabes en Irak, Syrie et Libye, et quelques autres de
moindre importance. Mais ces adversaires, y compris Saddam Hussein, ne
disposent pas de ce qui rend les islamistes militants si dangereux: sa ferveur
idéologique, sa portée, son ambition et sa capacité à résister. Bien que
la population à laquelle s'adresse l'islamisme soit limitée aux Musulmans,
elle représente au total un sixième de la race humaine, avec un taux de
naissances élevé et on le trouve dans toutes les parties du monde.
Au moment où les extrêmes venus d'Europe de la gauche communiste et de la
droite fasciste sont en perte de vitesse et inefficaces, l'islamisme militant
s'est montré le seul mouvement totalitaire réellement vivant dans le monde
d'aujourd'hui. Comme tous ses leaders l'ont clairement déclaré, l'un après
l'autre, ils se voient comme le seul rival de la civilisation occidental et
son successeur inévitable. Bien que de nombreux observateurs occidentaux (qui
se trompent) ont qualifié cet islamisme de croyance mourante,** c'est une
force avec laquelle il faudra probablement compter pendant des dizaines d'années
encore.
Quelles populations précisément forment l'islamisme militant. On peut les
classer en trois éléments principaux.
Le premier cercle comprend Osama Ben Laden et ses semblables, les 19 pirates
de l'air du 11 septembre, Al Qaida, les chefs du régime Taliban en
Afghanistan, et le réseau des autres groupes violents qui s'inspirent de l'idéologie
islamique militante. Ces groupes ont pour la plupart été créés depuis
1970, devenant une force de plus en plus importante dans le monde musulman. Le
réseau, baptisé "Islaminterm" par certains critiques musulmans,
comporte des variantes Chiites et Sunnites. Il attire riches et pauvres et est
actif dans des régions aussi éloignées que l'Afghanistan, l'Algérie,
l'Argentine. En 1983, ses membres lancèrent une campagne de violence contre
les Etats-Unis dont le point culminant, le triomphe, fut l'opération
spectaculaire du 11 septembre. Au total, le réseau comporte un nombre de
membres inversement proportionnel à leur fanatisme, quelques milliers en
tout.
Le second cercle comprend une population beaucoup plus importante de militants
favorables à la vision radicale et utopique d'Al Qaida mais ne faisant pas
partie de celui-ci. Leurs opinions ont été visibles dès que les hostilités
ont commencé en Afghanistan: les dizaines de milliers de manifestants et de
mudjahidins qui exprimaient leur haine absolue de l'Amérique, et appelaient
de leurs vœux de nouveaux actes de violence. Des pays habituellement calmes
et qui ne sont pas berceaux du radicalisme se sont réveillés pour protester
contre la campagne américaine. Les cris et slogans de ces islamistes partout
dans le monde se ressemblaient beaucoup:
Indonésie: "US en enfer"! Malaisie: "l'Amérique en
enfer" et "Détruisons l'Amérique"! Bangladesh: "Mort à
l'Amérique" et "Osama aide nous"! Inde: "Mort à l'Amérique,
Mort à Israël, Talibans nous vous saluons"! Sri Lanka: "Bin Laden
nous sommes avec toi"! Oman: L'Amérique est l'ennemi de Dieu"! Yémen:
L'Amérique est le grand Satan"! Egypte: "USA en enfer, les Afghans
gagneront"! Soudan: "A bas l'Amérique"! Bosnie: "Vive Ben
Laden"! Grande Bretagne: "Tony Blair brûlera en enfer"!
Autant qu'on peut l'estimer de données électorales, d'enquêtes et de données
partielles et de l'opinion d'observateurs chevronnés, cet élément islamiste
représente de 10 à 15% de la population musulmane totale d'un milliard de
personnes, soit environ 100 à 150 millions de personne de par le monde.
Le troisième cercle comprend les Musulmans qui n'acceptent pas la totalité
du programme des islamistes mais sont d'accord avec son anti-américanisme
fondamental. On rencontre ce sentiment dans tout l'éventail politique. Un
fasciste laïc comme Saddam Hussein partage cette haine des Etats-Unis avec
les gauchistes du PKK kurde et avec un personnage aussi singulier que Mouamar
Kaddafi. Les enquêtes d'opinion fiables dans le monde arabe n'existent pas,
mais mon évaluation est que la moitié des Musulmans, soit 500 millions de
personnes, ont plus de sympathie envers Osama Ben Laden et les Talibans
qu'envers les Etats-Unis. Il est glaçant de penser qu'une telle multitude de
gens haïssent les Etats-Unis.
Cela ne veut pas dire que l'anti-américanisme est universel chez les
Musulmans où d'importants bastions pro-américains subsistent. Parmi ceux-ci
on trouve le corps des officiers de l'armée turque, qui sont les arbitres
absolus des destinées de leur peuple, plusieurs leaders de républiques à
majorités musulmanes de l'ancienne URSS, les éléments dissidents qui émergent
en Iran, et, de manière plus générale, les Musulmans qui ont vécus
directement sous la coupe des Islamistes.
Ensemble ils ne représentent qu'une minorité. Ailleurs, partout, l'anti-américanisme
redresse la tête: aussi bien parmi les femmes protégées de l'élite
saoudienne que chez les habitants mâles des taudis du Caire, parmi les
personnes âgées du Pakistan et les étudiants des écoles musulmanes de
Washington. Cette hostilité ne se limite pas aux sentiments. Depuis le
Vietnam, et même avant le 11 septembre, plus d'Américains sont morts de la
main de radicaux islamistes que de tout autre ennemi.
La situation est grave, mais elle n'est pas désespérée, pas plus qu'elle ne
l'était au plus noir de la guerre froide avec l'Union Soviétique. Ce dont
nous avons besoin, maintenant comme alors, c'est de désigner avec précision
et honnêteté l'ennemi et d'avoir des conceptions claires pour le confronter.
Le premier pas dans ce sens est de comprendre que, paradoxalement au vu des
statistiques ci-dessus, les Etats-Unis ne sont pas engagés dans un bataille
totale entre l'Islam et l'Occident, ni dans ce qu'on a appelé un "choc
des civilisations".
Ce terme qui a été rendu célèbre a d'abord été avance par l'analyste
politique Samuel Huntington. Il a été repris, de manière diabolique, par
Osama Ben Laden. L'idée est sans aucun doute attrayante, mais elle n'est pas
exacte. Il est vrai que de nombreux islamistes recherchent cette
confrontation, convaincus qu'ils sont que l'Islam prévaudra et deviendra
universel. Mais de nombreux faits contredisent une vue aussi totalisante de la
situation objective.
D'une part, la violence contre les Américains, et contre les Israéliens, les
occidentaux et les non-Musulmans en général, n'est qu'une des parties de
l'histoire. L'inimitié des islamistes envers les Musulmans qui ne partagent
pas leurs vues est tout aussi violente. Le règne des Talibans en Afghanistan
ne l'a-t'il pas suffisamment démontré? Les atrocités sans nombres et les
actes de cruauté gratuite envers leurs frères musulmans suggèrent une
attitude presque génocidaire. Ce que l'on ressent quand on est libéré d'une
répression tellement cruelle a été montré clairement par le rapport du
New-York Times dans une ville d'Afghanistan le 13 novembre:
"Durant les 12 heures depuis que les soldats talibans ont quitté la
ville, une humeur joyeuse s'est intallée. Les gens de Taliqan qui ont vécu
pendant deux ans sous l'oppressive loi islamique des Talibans, sont descendus
dans la rue pour rejeter les restrictions qui s'étaient appliquées aux
aspects les plus intimes de leur vie. Les hommes ont jeté leurs turbans aux
ornières. Les familles ont exhumé leurs postes de télévision cachés. Les
restaurants ont diffusé de la musique. On a allumé des cigarettes et les
jeunes gens ont annoncé leurs intentions de laisser pousser leurs
cheveux."
Les Talibans n'ont pas été une exception. Des militants islamistes ont
brutalisé des Musulmans partout où ils ont eu un pouvoir ou ont cherché à
obtenir le pouvoir. J'ai déjà mentionné l'Algérie, pays où, grâce à une
décade de barbarie par les islamistes, on compte plus de 100 000 victimes,
dont le nom est devenu le synonyme de la violence contre des coreligionnaires.
De semblables orgies de meurtres, à plus faible échelle, se sont produites
en Egypte, au Liban, en Turquie. Et comment qualifier la guerre de l'Iran
islamiste contre l'Irak non islamiste après 1982 avec ses centaines de
milliers de morts musulmans? L'islamisme militant est une idéologie
totalitaire qui ne fait aucune différence entre ceux qui se dressent sur son
chemin.
Une autre raison pour douter de la notion de choc des civilisations est que ce
concept conduit à ignorer des distinctions importantes et même cruciales
entre civilisations. De telles distinctions apparurent avec beaucoup d'émotion
en 1989, quand une minorité significative de Musulmans de par le monde
protestèrent contre la fatwa émise par l'ayatollah Khomeini condamnant à
mort Salman Rushdie. En Iran même, 127 intellectuels signèrent une pétition
contre cette fatwa de Khomeini, alors que plusieurs occidentaux en vue cherchèrent
à lui trouver des excuses ou à la "comprendre". Dans une déclaration
typique, par exemple, le président de la conférence des évêques français
expliqua que les Versets Sataniques étaient "une insulte à la
religion", comme si cela justifiait suffisamment la menace de mort contre
Rushdie.
Prenons un autre exemple plus proche, dans le temps et dans l'espace. Après
le 11 septembre, une enquête d'opinion dans la catholique Italie constata
qu'un quart des Italiens considéraient que les Américains n'avaient eu que
ce qu'ils méritaient. Même certains Américains se sont rangé derrière les
attaquants, ou tout au moins ont approuvé les cibles qu'ils avaient choisies:
«je vote pour quiconque peut faire exploser le Pentagone" déclara un
professeur de l'université du Nouveau Mexique. Ces gens font-ils partie pour
autant du monde islamiste? Et que dire des centaines de millions de Musulmans
qui ont été horrifiés par ces attentats suicides? Ne font-ils pas partie du
monde musulman?
Ceci nous amène à une vaste question liée à la précédente, le
"problème" est-il inhérent à l'Islam lui-même? Comme toutes les
grandes religions, l'Islam est sujet à diverses interprétations, allant du
mystique au militantisme, du plus doux au plus révolutionnaire. Ses idées
les plus fondamentales ont donné lieu à des explications des plus
contradictoires. En même temps, l'Islam, à la différence d'autres
religions, contient un vaste arsenal de règles concernant le vie publique et
les relations avec les non-croyants. Celles-ci sont à l'opposé des
sensibilités modernes et elles n'ont pas encore été abandonnées. En bref,
le dur travail d'adaptation de l'Islam au monde contemporain n'a pas encore eu
lieu. Ce fait à lui seul explique l'attrait de l'idéologie islamiste
militante.
Cette idéologie n'est pas un phénomène neuf. Ses racines remontent au
mouvement Wahabite du 18ème siècle, aux écrits d'Ibn Taymiya au 13ème siècle
et même aux Kharijites du 7ème siècle. Mais, comme il se doit pour une idéologie
moderne, la version actuelle englobe un nombre plus grand d'aspects de la vie
(par exemple, la dimension économique) que les avatars d'avant l'ère
moderne. Elle a aussi emporté plus de succès politique. Une compréhension
radicale de l'Islam a couvert une étendue plus importante que durant les 14
siècles de l'histoire de l'Islam.
Le radicalisme est la réponse actuelle enragée à la question qui a hanté
les Musulmans pendant les 200 ans où le pouvoir et la richesse dont bénéficiait
le monde de l'Islam s'en est lentement allé au cours des 5 siècles avant
l'année 1800, et où d'autres peuples et nations se sont eux développés.
Qu'est-ce qui s'est détraqué? Si l'Islam apporte la bénédiction divine,
selon sa croyance, pourquoi les Musulmans se portent-ils aussi mal? Les
Musulmans se sont tourné vers de nombreuses idéologies extrémistes dans la
période moderne, du fascisme au léninisme, au pan-arabisme et même au
pan-syrianisme, dans des tentatives de trouver une réponse à cette question
par tout autre moyen que l'introspection, la modération, l'auto-entraide.
L'islamisme militant s'avère la plus populaire, la plus cause d'illusions et
la plus désastreuse de toutes ces idéologies.
Mais la nature sans précédent de sa dominance, ironiquement, présente un
espoir. L'interprétation militante qui se développe aujourd'hui peut régresser
dans le futur. Le jihad terroriste contre l'occident est l'une des lectures de
l'Islam, ce n'est pas la quintessence éternelle de l'Islam. Il y a 40 ans, au
plus haut du prestige de l'Union Soviétique, et durant les beaux jours du
nationalisme pan-arabe, l'islamisme militant n'avait quasiment pas d'influence
politique. Ce qui a provoqué son émergence est en soi une question
fascinante, mais le point que je veux faire est que, de même que l'islamisme
militant n'était pas une force politique importante il y a à peine 40 ans,
il est raisonnable de penser qu'il ne le sera plus dans 40 ans.
Par contre, si l'extrémisme d'aujourd'hui était réellement une partie intégrante
de l'Islam, il n'y aurait pas de solution autre que de mettre en quarantaine,
ou de convertir, un sixième de l'humanité. A tout le moins, ni l'une, ni
l'autre de ces perspectives ne sont réalistes.
Si le heurt qui fait trembler la terre aujourd'hui n'est pas entre deux
civilisations, il est pour le moins un heurt entre les membres d'une même
civilisation, spécifiquement entre les islamistes et ceux que nous
appellerons, par manque d'un meilleur terme, les Musulmans modérés.
Comprenons bien que "modéré" ne signifie pas libéral, ni démocratique,
mais seulement anti-islamiste. Tout comme les idéologies occidentales
perverties du fascisme et du communisme furent une menace pour l'occident et
durent être extirpées, il en va de même pour l'islamisme et le monde
musulman. La bataille pour l'âme de l'Islam durera sans aucun doute de
nombreuses années et causera de nombreuses victimes; elle sera la plus grande
bataille idéologique de l'ère postérieure à la guerre froide.
Où cela nous conduit-il? Les Etats-Unis, pays éminemment non musulman, ne
peut évidemment pas régler les problèmes du monde musulman. Il ne peut pas
plus résoudre le traumatisme de l'Islam moderne, ni même réduire le
sentiment anti-américain qui prévaut dans le monde musulman. Dans la
bataille entre Musulmans nous serons des étrangers.
Mais les étrangers, les Etats-Unis en particulier, peuvent apporter une aide
décisive pour amener plus vite la fin de la guerre et en influencer l'issue.
Ils peuvent atteindre ces buts en affaiblissant le camp islamiste et en aidant
le camp modéré. Le processus a déjà commencé dans cette guerre dite
contre le terrorisme, et ses premiers résultats sont évidents en
Afghanistan. Aussi longtemps que les USA ne s'en sont pas mêlés, les
Talibans régnèrent dans ce pays et l'Alliance du Nord apparaissait comme une
force inefficace. Dès que les USA s'impliquèrent militairement, les Talibans
s'effondrèrent et l'Alliance du Nord balya tout lepays en quelques semaines.
La tâche est la même à plus grande échelle: affaiblir les islamistes là où
ils détiennent le pouvoir, décourager leur expansion, et apporter son
soutien aux éléments modérés.
Affaiblir l'islamisme militant demandera une politique faisant preuve
d'imagination et de fermeté, adaptée à chaque pays. L'impact de la
puissance américaine a déjà été ressenti en divers endroits, de
l'Afghanistan, où elle a renversé le gouvernement, aux Philippines, où 93
millions de dollars d'aide militaire et de sécurité, plus un contingent de
conseillers, aide à la défaite que le gouvernement inflige aux insurgés
islamistes. Au Pakistan, le FBI entraîne les agents du service de
l'immigration à détecter les terroristes cherchant à s'infiltrer à partir
de l'Afghanistan. Les régions en anarchie de la Somalie seront peut-être les
prochaines sur la liste.
Dans certains cas le changement se fera brutalement et rapidement, dans
d'autres, l'évolution sera lente et prendra longtemps. Au Pakistan, l'état
doit à être forcé à prendre le contrôle des célèbres madrasas (les écoles
religieuses) qui inculquent l'extrémisme et promeuvent la violence. En Iran
et au Soudan, un effort sur plusieurs voies beaucoup plus vigoureux et prolongé
sera nécessaire pour faire cesser le règne de l'islamisme. Au Qatar, siège
de la chaîne de télévision al-Jazira, le porte-parole d'Osama Ben Laden, ma
pression doit être mise sur le gouvernement pour promouvoir les enseignements
d'un Cheikh modéré plutôt que ceux de l'extrémiste Yousouf-el-Qaradawi
(celui qui a prêché "à l'heure du jugement les Musulmans combattront
les Juifs et les tueront").
Le cas de l'Arabie Saoudite est particulier, car c'est la patrie d'Osama Ben
Laden et de 15 de ses terroristes suicides. C'est le lit d'où sont sorties
les idées qui guident les Talibans et la source de la plupart des fonds du réseau
islamiste dans le monde. Bien que les dirigeants saoudiens aient mis en place
une relation de travail avec l'occident depuis des dizaines d'années, ils ont
permis aux militants islamistes d'occuper le discours public du royaume.
L'islamisme doit être éradiqué des livres scolaires (où, par exemple, un
élève de seconde apprend que "les Musulmans doivent obligatoirement être
loyaux les uns envers les autres et considérer les infidèles comme des
ennemis"), des médias et du reste de la vie publique.
Sur d'autre fronts, les centres monétaires dans le monde, des Emirats Arabes
Unis à Hong-Kong, devront être forcés à combattre et éradiquer le
blanchiment d'argent pour Al Qaida par le biais des organes de "charité
islamique". Le Président Chirac a reconnu que l'Europe avait été un
havre pour les extrémistes islamiques. Ce problème doit être pris au sérieux
et résolu énergiquement.
La guerre contre l'islamisme militant a des implications internes aux
Etats-Unis également, car le danger dans le pays n'est pas moindre qu'à l'étranger.
L'objectif est d'empêcher les anti-occident en notre sein de nous faire du
mal, et les moyens à employer incluent les expulsions, emprisonnements, et
tout moyen de les empêcher d'agir. Ceci implique une révision drastique de
nos lois d'immigration, en particulier la fin de l'assomption naïve que toute
personne qui désire immigrer aux Etats-Unis lui veut du bien. Cela signifie
la mise en place d'un filtre idéologique dans les procédures d'admission et,
comme l'a dit le Président, "ajouter de nombreuses questions que l'on
n'avait pas posées jusqu'à présent". Cela signifie réprimer avec la
plus grande fermeté les fondations islamistes dites charitables qui servent
de relais aux transferts de fonds vers les groupes terroristes. Et cela
signifie des tribunaux militaires lorsque c'est nécessaire avec restriction
des droits de la défense dans certains cas. Enfin, lorsque cela paraît
approprié, l'usage du profil psychologique pour découvrir les terroristes
dormants et autres. De la manière la plus évidente, cela signifie aussi que
le Président doit cesser de rencontrer, et ainsi légitimer, des leaders
islamistes militants, comme il l'a fait à de maintes reprises à la fois
avant et après le 11 septembre.
Il ne faut pas nous faire d'illusions. Si les Etats-Unis ont plus de 100
millions d'ennemis islamistes (sans compter un nombre encore plus grand de
Musulmans qui nous vouent aux gémonies) ils ne peuvent pas être tous mis
hors d'état de nuire. Le but doit donc être de les décourager d'agir et de
les contenir. L'islamisme militant est trop populaire et prévalent pour être
détruit militairement. Il ne peut qu'être empêché de nuire.
Pour reprendre l'expression de George Kennan dans "Les sources de la
conduite soviétique", son article célèbre de 1947 sur la menace
communiste, "l'élément principal de toute politique américaine envers
(l'islamisme militant) doit être de contenir ses tendances expansionnistes
patiemment, au long terme et de manière ferme et vigilante." Le but est
de convaincre ses adhérents que l'usage de la force contre les Etats-Unis est
au mieux inefficace et au pire contre-productif. Les Algériens, les
Malaisiens ont le droit de se sentir anti-américains, ils ne peuvent pas agir
contre les Etats-Unis ni faire du mal à ses ressortissants. La seule manière
d'atteindre ce but est de leur faire peur. Cela requiert de la dureté, de la
détermination, de la persévérance, telles que les Américains n'en ont pas
fait montre depuis longtemps. Cela demandera aussi des alliés.
C'est là qu'interviennent les Musulmans modérés. Si environ la moitié du
monde musulman hait l'Amérique, l'autre moitié ne la hait point.
Malheureusement ils sont désarmés, troublés et sans voix. Les Etats-Unis
n'ont pas besoin d'eux pour leur puissance. Ils ont besoin de leurs idées et
pour la légitimité qu'ils lui donnent. En ceci leurs forces complètent
celles de Washington.
Le gouvernement américain n'a pas d'autorité religieuse pour parler de
l'Islam, même s'il ne s'en rend pas compte. D'un côté il y a Osam Ben Laden
qui clame que le monde est divisé en bons Musulmans et méchants
non-Musulmans, puis qui appelle au Jihad contre l'Occident. Comment un
gouvernement laïque et en majorité chrétien peut-il répondre à cela?
Certainement pas directement, bien que ce soit ce que l'Administration ait
tenté inefficacement de faire.
Ainsi le 3 novembre, Christopher Ross, ancien ambassadeur, parlant au nom du
gouvernement américain en arabe pendant 15 minutes sur la chaîne al-Jazira a
cherché à réfuter les accusations d'Osama Ben Laden disant que l'Amérique
est l'ennemi de l'Islam. Ross a aussi pris l'offensive en disant à son
audience que les "auteurs de ces crimes n'ont aucun respect pour la vie
humaine, même celle des Musulmans", et que Ben Laden était le vrai
ennemi de l'Islam.
La prestation de Ross sur al-Jazira est l'une des nombreuses ouvertures lancées
par Charlotte Beers, la Sous-Secrétaire d'Etat chargée de faire passer au
monde musulman le message de l'Amérique. Beers, qui fut la présidente de
l'agence de publicité Walter Thompson et Ogilvy &Mather, surnommée la
reine du "branding", est partiellement responsable de l'ouverture du
Centre d'Information de la Coalition (CIC), le centre de guerre pour l'opinion
publique. Avec deux douzaines de collaborateurs le CIC propose des points de
rencontre journaliers et hebdomadaires aux journalistes et il a mis au point
une campagne pour convaincre les Musulmans de l'attitude favorable de l'Amérique
envers eux et envers leur foi. Il s'est assuré qu'une quantité plus
importante d'aide humanitaire arrive en Afghanistan pour le mois du ramadan.
Le CIC a envoyé un "catalogue des mensonges des Talibans" aux
journaux pakistanais et il a organisé des rencontres pour les journalistes de
pays à majorités musulmanes avec les décideurs américains. Il emploie également
la culture populaire pour modifier la perception de l'Amérique dans le monde
musulman, en encourageant, par exemple, selon le magazine Variety, le dialogue
entre jeunes spectateurs américains et moyen-orientaux de la chaîne vidéo
musicale MTV.
En ce qui concerne l'Islam lui-même, le CIC a pour but, selon les paroles de
Beers elle-même, de faire en sorte qu'il devienne difficile pour les Américains
de ne pas reconnaître et respecter cette religion. Cela signifie des débats
publics sur la compatibilité entre les valeurs américaines et islamiques,
l'envoi de bandes vidéos d'un imam faisant une invocation devant le Congrès,
et l'impression d'affiches décrivant les "Mosquées d'Amérique".
On a pu remarquer l'invitation faite par le Président aux 50 ambassadeurs
musulmans pour rompre le jeûne du Ramadan à la Maison Blanche, avec le Secrétaire
d'Etat Powell et divers ambassadeurs américains dans le monde faisant de même.
Un responsable du Département d'Etat a expliqué l'objectif de tout ceci
comme étant de démontrer au monde musulman que les Américains considèrent
les fêtes religieuses musulmanes avec autant de respect que les fêtes chrétiennes
ou juives. Les plans pour l'avenir sont encore plus ambitieux, comprenant un réseau
de radios au Moyen-Orient qui doit commencer à émettre en février en 26
langues et destiné spécialement aux jeunes Musulmans.
Ces plans atteindront-ils leurs buts? On peut en douter, même en mettant de côté
les aspects les plus absurdes, comme l'utilisation de MTV pour construire un
pont entre civilisations, ou d'essayer de rendre l'Aït-al-Fitr aussi précieuse
aux Américains que Noël. Ainsi la performance de Ross a été catastrophique
"on avait l'impression d'un robot parlant arabe" selon un
observateur arabe. Plus en profondeur, même si les objectifs du CIC sont
louables, il s'agit après tout d'une guerre des idées, les bases de la
campagne sont gravement erronées. Il reviendra à quelqu'un d'autre qu'un
publiciste de Madison Avenue, un non Américain, de conceptualiser et de faire
passer le message anti-Ben Laden, quelqu'un ayant la crédibilité nécessaire
auprès des Musulmans et une profonde compréhension de leur culture. Ce
quelqu'un est le Musulman modéré, le Musulman qui hait l'idée de vivre ous
un régime islamiste militant et qui recherche quelque chose de meilleur.
En ce qui concerne l'Islam, le rôle des Etats-Unis est moins de proposer ses
propres vues que d'aider les Musulmans ayant des opinions compatibles sur des
sujets comme les relations avec les non-Musulmans, la modernisation, les
droits des femmes et des minorités. Cela signifie aider les modérés à
diffuser leurs idées sur des radios financées par les US, comme la
nouvellement créée Radio Afghanistan Libre, et, comme l'a suggéré la
Sous-Secrétaire d'Etat pour les affaires mondiales, Paula Dobriansky,
s'assurer que des personnalités musulmanes, imams, docteurs de la loi et
autres, fassent partie des programmes d'échanges culturels et universitaires
financés par les Etats-Unis.
Les anti-islamistes sont aujourd'hui faibles, divisés, ils ont peur et sont généralement
inefficaces. Les perspectives d'un renouveau musulman sont plus sombres que
jamais en ces temps de radicalisme, jihad, rhétorique extrémiste,
conspirations et culte de la mort. Mais les modérés existent, et ils ont
beaucoup à offrir aux Etats-Unis dans leur bataille contre l'islamisme
militant, en particulier leur connaissance intime du phénomène et de ses
faiblesses potentielles. Ils apportent de plus une légitimité à toute
campagne contre l'islamisme, simplement en rendant l'accusation
"d'islamophobie" insoutenable.
En Afghanistan, les Etats-Unis ont écrasé le régime taliban, puis ils ont
confié le pays à l'Alliance du Nord plus modérée; c'est à l'Alliance
d'exploiter l'opportunité ainsi créée par les Etats-Unis. Le même schéma
s'applique dans tout le monde musulman. Washington ne peut faire qu'une partie
du travail. La transformation de ses victoires militaires en succès
politiques dépend en fin de compte des Musulmans. La lutte contre l'islamisme
militant ne peut être gagnée que si l'Amérique a la volonté et la persévérance
de la mener à bien à terme, et l'intelligence de comprendre que son message
doit être porté par d'autres voix que la sienne.
* Robert Kagan, "En avant vers la Phase II" Washington Post, 27
novembre 2001. Voir ma critique de "L'Echec de l'Islam Politique"
d'Oliver Roy, Commentary, juin 1995.
** Mon article "Le Danger Intérieur: l'Islamisme Militant en Amérique"
Commentary de novembre 2001.
© Daniel Pipes, Commentary Magazine, 2002.
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