cher jaco,

chaque jour qui passe , qu'il soit jour de fête , chabbat ou autre , je marche , comme ça , tout seul ou accompagné , et je pense ;

je pense comme nous tous à ces moments d'avant la catastrophe où , grognon pour un oui pour un non , souriant souvent aussi , le temps s'écoulait avec cette insouciance presque soixantenaire ; c'était le temps d'avant .

c'était celui où lorsque je me mettais au clavier avec l'idée de t'écrire , seules des images de délires , de dérision , d'inquiétude feinte me traversaient l'esprit ; aujourd'hui j'ai soudain l'impression d'avoir vieilli ; d'un seul coup ; comme ça et prendre d'un coup soixante ans en pleine gueule ça met groggy , tu peux me croire !

alors tu te doutes que j'o dawan , lui qui déjà n'avait pas d'âge , en a encore moins aujourd'hui ! c'est plus que de la tristesse , ce n'est même plus de l'angoisse comme il se plaisait tant à le manifester ; c'est tout simplement la fin d'un monde , d'un coup , d'un seul coup d'ailes : celui de 2 avions ou de 3 ou de 4 qui soudain viennent anéantir une histoire à peine toute neuve ;

il m'en avait heureusement contées une ou deux ces derniers temps que je conservais un peu jalousement au fond d'un dossier et dont tu sais que je n'aurais pas hésité à t'en faire profiter ultérieurement : son retour inopiné et secret vers sa tunis natale , sa si bizarre relation avec lilly , ses soudaines déformations physiologiques en ces périodes de jeûne ; elles sont toutes là , en suspens dans ces fichiers , peut-être avec un espoir secret de réapparaître un jour prochain , peut-être seulement après le temps du deuil , du deuil si nécessaire .

le deuil d'un temps dont il me semble honnête d'avouer aujourd'hui qu'il ne reviendra plus mais dont je perçois quand même , contradictoirement , qui sait ( ECHKOUN  YÂRËF ? ) qu'il pourrait néanmoins renaître.......plus tard . 

et puis il y a ces 2 lettres , celles dont je te parlais au téléphone la semaine dernière , encore sous le choc mais pas de la même manière qu'aujourd'hui : c'est drôle , d'habitude , sous le coup d'une forte émotion , j'étais groggy certes , comme tout un chacun , mais le temps , ce maître temps venait toujours en atténuer l'intensité bien que sans la faire disparaître totalement ; là c'est l'inverse : le temps qui passe , ce même connard de temps semble jour après jour me faire prendre conscience de la gravité de notre histoire commune , juifs et non juifs confondus , vieux et non vieux confondus , riches et moins riches confondus ; ça ne doit pas être uniquement de l'émotion alors !  ai-je tort ?

ces 2 lettres je vais te les joindre car elles m'impressionnent toutes deux : la première , celle du fameux frère perdu du début de l'histoire m'impressionne car elle fait référence à ben laden alors qu'il   était bien loin , au moment où je la rédigeais , d'être auprès de la planète entière celui dont on parle aujourd'hui ; la deuxième quant à elle ne fait qu'annoncer la fin de cette histoire devant la crainte d'un complot terroriste auquel ni moi , ni j o’dawan , ni toi j'en suis sûr , n'aurait voulu être mêlé .

c'est un peu confus j'imagine mais tu me connais suffisamment à présent pour savoir que confusion n'est chez moi que pudeur masquée

jaco mon frère , je garde toutefois 2 espoirs : celui de savoir que j'o dawan se ressaisira un jour pour nous conter de nouveaux épisodes de sa turbulente traversée et aussi celui de savoir que tu liras très très très attentivement ce courrier très très très sérieux ( que tu y consacreras disons 3 ou 8 minutes au minimum ) avant de me répondre très très très honnêtement .

j'oubliais de te souhaiter chavouâ tov ; tu vois que c'est vrai que je suis perturbé !?

bernard

jaco ,

le mail que tu viens de recevoir y compte pas car il est parti tout seul sans autorisation préalable car même outlook express perd un peu la tête en ce moment

moi , ta réponse elle m'a réconforté ; merci

c'est très difficile mais comme tu le dis si bien , la donne , elle , a complètement changé ( sans alarmisme aucun pour autant )

nous , on appartenait à une génération de délire et de plaisir et tu vois , c'est presque honteux à avouer , je pensais toujours , comme ça , qu'on serait la génération des privilèges , les vrais , pas ceux de l'argent et de la frime ( quoique que ça aurait été pas mal si en plus y avait eu de l'oseille et du grand luxe parce que je suis sûr qu'on aurait su en profiter et en faire profiter les autres ; mais c'est comme ça la vie : elle nous tombe dessus selon ses désirs et nous on doit essayer de comprendre mais parfois c'est dur , très dur )

alors on communique , on s'aime , on se dispute un peu de temps en temps mais on s'aime et ça , je crois qu'au fond au fond , quand c'est très sincère comme je te l'écris en ce moment , que j'ai des vraies larmes retenues juste à côté de moi , ça , je crois que tous les avions du monde ne pourront pas le détruire

et en plus , peut-être en rêvant beaucoup bien sûr , tous les futurs kamikazes y vont finir par s'embrouiller et se tromper de cible et y vont se jeter sur d'autres futurs kamikazes alors nous on pourra retrouver l'enfance la vraie , celle des rêves qui se réalisent ; on sera vieux , très vieux , avec un peu d'arthrose , des rhumatismes par-ci par-là mais on aura nos enfants et nos petits-enfants et on leur racontera comment c'était tunis comment nos parents y devaient se douter qu'on allait au bordel sans leur autorisation mais y savaient qu'on était des gens bien et qu'on ferait attention et on leur racontera les plages de notre enfance et tu vois , aujourd'hui je regrette d'avoir fait le prétentieux une fois en te disant que les bricks à l'oeuf et le merguez c'était pas ma tasse de thé et ben non , moi je créerai un cours spécial en université pour expliquer toutes les choses du merguez et des bricks à l'oeuf par des enseignants de très haut niveau

et j'espère que madame boukris pardonnera mon snobisme et acceptera un poste très haut placé

et toi tu continueras derrière ton ordinateur à nous raconter tes histoires d'harissa et tout le monde applaudira

dis- moi jaco , tu penses comme moi ou pas ? 

et lui J.O'Dawan qu'est-ce-qu'il devient dans tout ça ? une victime du mal , un héros , le sauveur tant attendu ?

tu sais , au fond au fond , la vraie vie c'est ce qu'on ne connaît pas encore même quand c'est atrocement douloureux c'est encore et toujours la vie

et nous on l'aime cette vie , cette putain de vie

je t'embrasse

bernard

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