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LE WEB DES JUIFS TUNISIENS

 

 ALAIN CHOUFFAN


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Mon cher Vladimir,

 

Je sais que toi, en Tchétchènie, tu souffres le martyr. Ces salauds de russes n’arrêtent pas de bombarder votre capitale, Grozny, tuant sans pitié des civils Tchétchènes. C’est intolérable. Il faut en finir avec ces barbares. Tu m’as téléphoné pour me dire que tu voulais venir à Paris quelques semaines pour te réfugier. Téléphone-moi quand tu seras décidé. Tu pourras venir à la maison sans problème.

Quant à moi, tu le sais, je rentre des Etats-Unis, plus exactement de Miami, où j’ai assisté, avec mon inséparable Jeanine, à un mariage grandiose. Et quand je dis « grandiose », le mot est bien faible. Il faudrait dire hollywoodien tant les festivités furent fabuleuses. Au-dessus de ce que l’on peut imaginer. Les américains n’ont aucun sens de la mesure. Ils ne connaissent que la démesure. Et mes amis – Claude, un ami de classe de seconde en Tunisie, et Muriel, sa femme, pétillante de dynamisme, et qui a la réputation d’être la meilleure « acheteuse de fringues » de Paris ! – donc, te disais-je, des juifs tunisiens comme nous, émigrés depuis plus de vingt ans à Miami, sont devenus eux aussi de vrais américains « démesurés ». Pour marier leur fils Sébastien - un gaillard d’une beauté incroyable, bien bâti, fou de surf et beau comme un dieu , une sorte de Robert Redford avec un sourire carnassier et une allure de play-boy - avec Sandy, une jeune américaine tout aussi belle et folle amoureuse de lui – elle ne le quittait pas d’une semelle et c’était un plaisir de les voir si heureux – mes amis n’ont lésiné sur rien. Je veux dire, sur aucune dépense. Rien n’était cher pour eux. C’est simple : sur tout, ils ont toujours choisi le plus beau, le plus cher et le plus original. C’était à nous couper le souffle. Alors, comment te raconter ? Un mariage tune à la sauce américaine, c’est avant tout quelque chose d’indescriptible. Quelque chose d’incroyable. Du jamais vu. Du jamais fait. Et eux, l’on fait. 4 exploits en 5 jours de fête non-stop ! Il faut le faire ! Figure-toi qu’ils ont tout prévu, tout organisé, tout arrangé, et tout… payé. Pour environ 100 copains qui ont fait le voyage de Paris à Miami spécialement pour assister à ce mariage. Des seigneurs, ces Schemla-là !

On avait rien à faire, si non qu’a être là. Chaque jour, il y avait un petit cadeau dans notre chambre d’hôtel. On a même trouvé un soir, une bouteille de champagne portant une étiquette « Sébastien-Sandy ». Avec Jeanine, on s’est saoulé la gueule dans la chambre ! C’est dire dans quel état nous étions tous les soirs.

1OO tunes en vase clos pendant cinq jours, cela aurait dû faire un mélange explosif. Mais, miracle ! l’explosion n’a pas eu lieu ! Et c’est bien là, le premier exploit des Schemla. Ils ont réussi à faire cohabiter des tunes aussi différents les uns les autres, sans heurts, sans animosité, sans histoires. En vrac, il y avait là : la ravissante Martine Koskas et son mari Paul, à l’allure grave mais de bonne compagnie, toujours souriants et bien dans leurs baskets, Hervé Zeitoun et sa nouvelle femme, qui connaissait Miami comme sa poche, évoquant ses souvenirs du temps ou il y habitait, Hubert Assous, arrivé avec deux jours de retard , totalement abandonné dans le hall de l’hôtel à la recherche d’une chambre pour se changer, Isabelle Cattan, resplendissante dans une très belle robe lors de la soirée du mariage, accompagnée de son adorable fille, pleine de vie et d’entrain ainsi que l’infatigable danseuse Roxane, la fille de Claude et Muriel, et toutes ses amies américaines, Olivier Gabison, le disc-jockey enthousisate et dont les parents sont si fiers, Claude Mimum, un voisin de Tunis qui nous a reçu royalement à déjeuner dans sa somptueuse villa, à Palm Beach, où il vit depuis plus de dix ans, Paul Guez, à lui seul un personnage de roman et dont la vie pourrait s’intituler « Grandeur et décadence » et qui a failli inspirer Paul-Loup Sulitzer qui voulait écrire le roman de sa vie. Un tune né à Nabeul qui a fait fortune sans un sou, à New York, qui a connu la gloire pour sombrer ensuite dans les abîmes de la drogue, pour enfin rebondir et devenir encore plus puissant aujourd’hui puisque m’a-t-il, un matin au « News », le café branché de Miami Beach, « j’habite maintenant Malibu, tu te rends compte ! ». Un tune à Malibu ! Du jamais vu ! « Les Magnifiques » comme appelle les tunes Michel Boujenah, sont partout ! Et aussi Tita Zeitoun, une femme sûre d’elle-même mais au regard tourmenté, qui a dû interrompre son séjour pour rentrer précipitamment à Paris alors que je venais tout juste de faire sa connaissance, ou encore   Bobby Soria qui a perdu plus de temps à raconter à tout le monde que je me suis trompé de sens sur une autoroute, au retour de la soirée du mariage qu’à faire des commentaires sur le mariage lui-même, tant il n’avait rien à critiquer. Et tant d’autres encore. J’arrête ! C’est une lettre de 100 pages qu’il faudrait. Une page par tune ! Et encore !

Comment te dire ? Ils s’aiment tous au fond, ces tunes, mais ils ne peuvent pas s’empêcher de se critiquer les uns les autres. C’est plus fort qu’eux. La critique, c’est leur fonds de commerce. Ils ont besoin d’elle pour exister. Critiquer les autres, c’est une façon de se rassurer soi-même, et d’occulter ainsi ses propres défauts. Les tunes donc, excellent dans ce petit jeu. Pour eux, il y a toujours quelque chose qui cloche, quelque chose qui ne va pas, et ils le disent. Mais ils ne le disent pas en face, tu vois, ils attendent que la personne critiquée ne soit pas là pour déverser leur petite vacherie. Bref, ceux qui supportent et qui ont les nerfs solides, n’ont en rien à foutre. Moi, ça m’amuse, et pour tout te dire, la critique, je la suscite souvent, tu le sais, parce qu’elle me permet de réagir. Et, en plus, j’aime ça. Mais il y a d’autres qui n’aiment pas, et ceux-là se fâchent. Alors, ça fait des sortes de clan, et finalement, les gens se regroupent par affinité. C’est généralement comme cela partout à Partis et surtout en vacances car figure-toi, ils ne peuvent s’empêcher de partir toujours ensemble.

Mais à Miami, il y a eu comme un miracle : Claude et Muriel Schemla ont réussi à faire taire toutes ces langues pendues spécialisées dans la critique. Ce mariage était tellement exceptionnel que tous ces professionnels de la critique n’avaient plus rien à se mettre sous la langue. Critiquer ? D’accord ? Mais quoi ? Ils ont chercher pendant cinq jours. Hélas ! ils n’ont rien trouvé. Et si, eux, ne trouvent rien, c’est qu’il y a quelque chose d’anormal. Un moment, ils ont même pensé qu’ils y avait quelque chose qu’on leur cachait. Quoi ? Ils attendaient comme les chats guettent les souris. Ils espéraient. Mais rien ! Je t’assure Vladimir, ils sont devenus fous à chercher la petite bête, le détail qui cloche, le verre sale, le soulier troué de la copine, ou le manque d’organisation. Bref, un rien qui déraille et qui puisse alimenter leur perfidie. Alors, quoi critiquer ? Quel casse-tête ! Tout était sublime, parfait, formidable. Rien. Rien à se mettre sous la dent ! Ils ont tourné en rond. Certains se sont même disputés entre eux pour meubler ce vide. Pour faire quelque chose ! Bref, ils n’en pouvaient plus ! Alors, Vladimir, je te le dis : les Schemla ont réussi un exploit extraordinaire. Leur deuxième exploit : ils ont réussi à mettre au chômage ces langues de vipères qui sévissent dans la communauté tune depuis des années. C’est la première fois de leur vie que cela leur arrivait ! Rien que pour avoir réussi à réduire au silence ces tunes à la langue fourchue, les Schemla méritent de rentrer dans l’histoire des potins tunisiens …muets !

Vladimir, c’est dur de t’écrire bien longtemps après que cette fête soit passée. Qu’importe. Je veux à tout prix te faire partager tout le plaisir qu’on a eu à participer à ce mariage. Tout a commencé par le carton d’invitation. Du jamais vu. Des enveloppes immenses, avec le nom et l’adresse écrits à l’encre de chine dans une très belle écriture. L’une d’elle comportait même un sceau au dos de l’enveloppe. Royal. Sans compter un CD pour annoncer le mariage avec la voix des futurs mariés. D’emblée, les Schemla ont voulu frapper un grand coup. On sentait qu’un grand mariage s’annonçait. Si bien qu’il y avait même des gens, alertés par la rumeur, qui se sont invités en dernière minute alors qu’ils connaissaient à peine les Schemla. C’est ça les tunes : être là dans les bons moments. Quand ils ratent, ils deviennent malheureux ! Bref, on s’est bousculé au portillon pour être dans le coup !

Notre arrivée à Miami à été grandiose. Figure-toi que les Schemla sont venus nous chercher à l’aéroport en Rolls - une Corniche, STP !- et en Bentley ! Toi, en Tchétchénie j’imagine que tu n’en as jamais vues. Sache que ces deux voitures, c’est le summum du luxe. On ne peut faire plus riche. Et plus beau. Ne compte surtout pas sur moi pour venir te chercher à Roissy avec l’une de ces voitures. Je n’ai qu’une petite Renault 5 ! Quant aux autres invités, ils ont eu droit à des limousines. Encore plus fabuleux. C’était tout le temps comme cela. On en avait plein la vue ! Quel régal !

Donc, 5 jours de réjouissance. De mémoire – et bonne ! - de tune, on n’avait jamais vu ça. On connaît le marathon de New York, il y aura désormais le marathon de Miami avec le mariage des Schemla. Un exploit – le troisième - digne de figurer dans le livre Guiness des records ! Pas une seule fausse note, pas une seule mauvaise humeur, tout était réglé avec une incroyable minutie. Muriel, en chef d’orchestre incomparable, veillant au moindre détail avec ses yeux de lynx, avait pensé à tout. Rien ne lui a échappé. Electrifiée, sursautant à la moindre remarque, ne supportant aucune erreur ni aucune fausse note , et qui n’avait en tête que d’être aux petits soins des invités avec l’obsession de la perfection tant elle souhaitait que tout soit parfait. Inquiète, surexcitée par des préparatifs surhumains elle a été sans conteste l’âme de ce mariage, la cheville ouvrière efficace et incontournable de cette fête interminable.

Claude, avec sa tête à la Yul Bruner, la cicatrice en plus, car il a échappé par miracle à un grave accident de voiture, n’a lui aussi rien laisser échapper. Claude a l’art d’esquiver les questions saugrenues par des mimiques sympathiques ou un humour corrosif.

Le ton de la fête a été donné par la croisière, sur le « Lady Mary », sur Indian Creek, le long du rivage ou habitent les grosses fortunes américaines. « Là, regardez, lance Muriel en pointant son doigt vers une villa magnifique, c’est la maison de Julio Iglésias ! ». Tous les grands noms américains avaient ici leur superbes maisons. Sur le bâteau, il régnait une ambiance bon enfant. On y a déjeuné, dansé, bronzé. Les tunes aiment bien se retrouver au soleil. Cela leur rappelle les vacances tunisiennes de leur enfance. D’ailleurs, ils ne sont bien qu’au soleil : ils s’occupent à bronzer, et donc parlent très peu ! Ils rechargent leur batterie avant de lancer leurs scuds !

Le lendemain, il y a avait la soirée du henné. Je t’expliquerai de vive voix ce que cela représente pour nous, juifs tunisiens. C’est une coutume à laquelle on n’y échappe pas. Alors, là, Vladimir, c’était grandiose. Un endroit superbe à Fisher Island. Tu ne peux pas imaginer ça. Une petite île privée rien que pour les milliardaires américains. On y accède que par un ferry, et n’entre pas qui veut dans cette île. Il faut décliner son identité plusieurs fois avant d’y arriver. La soirée fût un délice dans un cadre exceptionnel. Un vrai havre de verdure, de silence, merveilleusement décoré. Belle ambiance. Belles femmes dans de belles robes. Avec de beaux décolletés. J’en ai repéré une, et j’ai commencé à la draguer. Mais comme je ne maîtrise pas parfaitement la langue américaine, cela a été dur d’aller plus loin. De toute façon cela n’a servi à rien ! Jeanine m’avait à l’œil ! Dommage que tu n’étais avec moi. A nous deux, nous aurions pu peut-être y arriver ! Bon, c’est pour te dire, que ce soir-là était magique par l’endroit et les invités. Sébastien et Sandy ont fait une entrée formidable dans la salle, portés sur des trônes , en tenue orientale. Gâtés en cadeaux, en bijoux, en montres, en habits, en chaussures – c’est la coutume - ils étaient admirables de beauté et de fraîcheur.

Vendredi soir, chez nous, tu le sais, c’est le shabbat. Il a eu lieu dans la maison des Schemla, une maison superbe, au bord de la mer. Une centaine de personnes autour d’une douzaine de tables, joliement décorées avec des verres spécialement ciselés en Tunisie, grâce à l’aide dévouée de Simonet, un personnage drôle, plein d’humour et qui ne rate jamais une occasion pour ironiser sur les tenues vestimentaires des tunisiennes. « C’est fou, ce qu’elles aiment s’habiller ! Et frimer ! Toujours avec des grandes marques ! Il y en a une qui passe de Lacroix à Prada, l’espace d’un aller-retour en ascenseur ! » disait-il en riant. On pouvait s’asseoir n’importe où. Mais certains ont voulu s’installer dans la table centrale uniquement pour se considérer importants ! Ridicule ! Comme si un invité est plus important qu’un autre. Mais, bref, c’est ça l’esprit tune : il faut se distinguer des autres. Si non, tous les invités étaient éparpillés. J’avais comme voisin de table Serge et Michèle Uzan, deux professeurs agrégés de médecine, et tous deux chefs de service de gynécologie, charmants comme tout, et pas frimeurs pour un sou. Tu vois, il y a quand même des tunes sympas ! Je te les présenterai un soir à Paris. Et puis, il y avait Pino – 85 ans – le père de Muriel. Un personnage  ce monsieur là ! Fiers de ses enfants à qui il a tout su donner et qui le lui rendent si bien. Une demie heure à ses côtés, et on assiste au défilé de la famille toute entière venant lui faire une bise, chacun à tour de rôle, tant il est adoré et respecté. Et il y a de quoi. Chaque vendredi soir, pendant des années, il racontait des histoires à ses enfants, une fois le dîner terminé. Eh !bien, ce soir-là, Muriel n’a pas voulu déroger aux habitudes. Elle lui a demandé de raconter de nouvelles histoires, comme il le fait chaque vendredi soir, toute la famille réunie autour de lui. Alors, le brave Pino, bien droit, bien sagement, le regard digne, et les yeux pétillants de malice, s’est levé et s’est mis à raconter. Des histoires superbes, pleine de bon sens et d’ironie. Tout le monde riait aux éclats. Il avait une façon bien à lui de raconter, avec ses mots, ses intonations, ses silences entre les mots, et ces chutes qu’on attendait pas. Un vrai plaisir. Merci Pino, de ce moment merveilleux, émouvant, et plein de tendresse que tu as su nous donner…

Vladimir, je reprends mon souffle. Tout ce que je viens de te décrire – et donc de vivre – n’est rien à côté de ce qui va suivre. Car l’apothéose de ces festivités, le couronnement de ce voyage, c’est bien sûr le mariage. Il a été célébré à l’hôtel Biltmore, un des plus anciens hôtel de style espagnol, à Coral Gables. Grandiose, avec sa Giralda illuminée et sa piscine dix fois plus belle que celle de la Mamounia, au Maroc, pourtant considérée comme un des plus belles du monde. Le cocktail d’accueil était à lui seul un dîner avec ses pâtes au fromage et ses sushi à volonté. Puis vint l’heure de la bénédiction. Imagine une salle immense, avec de hauts plafonds, tout en parquet, aménagée pour la circonstance en synagogue. Des bouquets , que dis-je des arbres de roses à profusion, des lumières tamisées, des remerciements en forme de parchemin sur les chaises, une violoniste qui nous faisait patienter. Une houppa montée sur 4 colonnes. Bref, un décor de rêve. Une bénédiction religieuse célébrée par un rabbin en verve, et sous le regard complice – et l’excellente traduction – de Serge Uzan, très ému de se retrouver au cœur de cet événement. Frank, inlassable photographe, le frère de Muriel se battait comme un diable pour faire des photos. La densité émotionnelle de cette cérémonie était telle que Sebastien, un moment, tomba tout droit à la renverse, victime sans doute d’une émotion trop forte. Il parvient à se ressaisir rapidement avec l’aide de Sandy qui lui prit la main en signe de réconfort. Muriel en était bouleversée.

Ce n’est pas tout. Une heure plus tard, la magie américaine transforma cette synagogue de circonstance en superbe salle de réception, à nouveau décorée, avec sur les tables des pétales de roses éparpillées sur les nappes. Un peu à l’indienne. Tout le monde a dansé jusque tard dans la nuit.

Et je passe sur le brunch, du dimanche matin, autour de la piscine. Un brunch d’adieu. Les Schemla nous ont laissé finalement libre de nos mouvements, sans aucune contrainte que d’être présents aux soirées. Difficile de faire mieux. Et de rendre les gens plus heureux. C’est là, leur quatrième exploit ! Que dire de plus !

Voilà, mon cher ami Tchétchène, vieil ami de fac rencontré à Paris, il y a belle lurette, ce que je voulais te raconter. Bien sûr, il y a mille autres détails que je te passe, non pas que ma mémoire soit chancelante mais parce que le temps passe vite, et que je dois partir à Las Végas. Cette fois, pour un reportage. Merci de m’avoir permis de prolonger avec toi ces beaux moments que nous avons vécus. Et qui n’ont rien à voir comparés aux heures noires que tu vis. Fais ta valise, et viens vite à Paris pour fuir ces bombardements. Je t’attends.

 

P.C.C. Alain Chouffan


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