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Thierry Saada, 26 ans, avait décroché son job de trader en juin dernier. Il avait été
choisi parmi 34 000 candidats.
De notre envoye special Arnaud Bizot - Enquête en France Constance Vergara
Elle l'attend. Quinze jours après elle l'attend. D'un instant à l'autre, il peut
téléphoner ou monter les escaliers et sonner à la porte de l'appartement de la 6e Rue.
Delphine Saada, 26 ans, garde encore espoir.
Thierry n'est peut-être pas mort. Les premiers jours après l'attentat, lorsque
commençaient les recherches des survivants, et même les jours suivants, elle était
plutôt détendue. Les hôpitaux n'avaient rien donné, mais la mairie de New York parlait
d'une cavité dans les sous-sols, au niveau des parkings, où l'air semblait passer.
Thierry est très sportif, il a sûrement pu descendre les 104 étages et peut-être s'y
réfugier.
Aujourd'hui elle dort mal, mais elle n'a pas vraiment de chagrin. Elle rassure parfois les
amis. Eux, ils se taisent. Ils n'osent pas encore la préparer au pire. Ils savent que
Delphine se protège, pour l'enfant qu'elle porte en elle. Son premier enfant. Elle ne
veut pas lui donner la vie dans les larmes. Thierry et Delphine ne désiraient pas savoir
si c'était un garçon ou une fille. Le bébé devait naître le 11 ou le 12 septembre,
avec un peu d'avance. Mais aujourd'hui elle attend que Thierry rentre pour accoucher.
Delphine veut qu'il soit là pour l'événement.
« Un avion est tombé sur le toit de la tour. Préviens les parents que ça va.
Je te laisse, on va être évacués. » La voix de Thierry est calme. Il est environ 9
heures du matin, mardi 11 septembre, lorsqu'il appelle sa femme, de son bureau du 104e
étage où il est arrivé, comme chaque matin, à 8 heures. Thierry est trader-broker chez
Cantor Fitzgerald. Ce jeune homme de 26 ans, diplômé d'une maîtrise et d'un D.e.s.s. de
finances, a décroché ce job en juin dernier. Il vivait depuis deux ans à New York, il
avait travaillé dans une société de Bourse puis il était retourné en France, où des
propositions de travail l'attendaient. Mais il avait préféré repartir aux Etats-Unis,
prospecter dans des sociétés prestigieuses; et retrouver Delphine, rencontrée là-bas.
Cantor Fitzgerald l'avait choisi parmi les 34000 candidats qui postulent chaque année
dans l'entreprise, après une série d'entretiens qui avaient duré six mois.
Delphine raccroche le téléphone. Elle s'apprête ce matin-là à partir à un
rendez-vous chez le médecin pour son enfant. Travaillant à mi-temps dans le marketing,
elle est en congé maternité. Elle doit accoucher dans les heures qui viennent. Elle
téléphone en France, aux parents de Thierry. Jean-Marc et Martine Saada ne sont au
courant de rien. « Ne vous inquiétez pas, il y a un problème dans la tour de Thierry,
mais tout va bien.» Puis elle allume la télé, la regarde quelques instants. Elle va se
mettre en retard. Elle rappelle tout de même ses beaux-parents : « Si vous regardez la
télévision, vous verrez, c'est très impressionnant. Mais Thierry m'a dit qu'il était
évacué. » De l'autre côté de l'Atlantique, Martine est cent fois plus pessimiste.
Elle le dit à Delphine qui, du coup, rappelle son mari. Elle tombe sur la messagerie du
portable : « Tu connais ta mère, elle s'inquiète facilement. Passe-lui un coup de fil.
Je pars chez le médecin. »
Thierry ne sait pas que l'avion d'American Airlines a tapé quelques étages plus bas. Ou
peut-être veut-il protéger sa femme. Plusieurs de ses collègues donnent à leur
épouse, au téléphone, une version plus alarmante de la situation. « On est descendus
au 103e étage, on ne peut ni descendre ni remonter », dit l'un. « Il y a de la fumée
partout. Je ne vois plus mes mains. C'est sans doute la fin », dit un autre. Delphine ne
voit pas les tours s'écrouler à la télévision. Elle est sur le chemin du retour après
son rendez-vous. Entre-temps, la mère de Thierry a tenté d'appeler le portable, qui
sonne longtemps dans le vide, avant que la messagerie ne se déclenche.
Elle se dit que son fils a dû le perdre en descendant du gratte-ciel. Elle ne quitte plus
la télévision des yeux. Dieu sait pourquoi, elle se dit qu'elle le verra parmi les
rescapés. Elle repense au jour de son bac, où T.f.1 avait fait un reportage dans son
école. Thierry découvrait les résultats en direct. Elle parle à Delphine, qui minimise
la situation. «
Vous voyez ça de Paris, mais ici les rues sont bouclées et les téléphones, coupés.
Thierry peut mettre des heures pour rentrer. » La première nuit et les deux suivantes,
Delphine s'inquiète sans rien montrer. Il y a sûrement des rescapés et les hôpitaux
débordés n'ont pas encore donné la liste de leurs blessés. Ce n'est que vendredi qu'on
saura que la société Cantor Fitzgerald compte 670 disparus, la totalité de ses
effectifs des Twin Towers.
C'est le jour où Jean-Marc et Martine Saada atterrissent à New York. Ils devaient y
venir pour la naissance du bébé. C'était leur premier voyage aux Etats-Unis. Ils
débarquent dans l'angoisse et dans l'attente. Depuis trois jours, les amis de Thierry
passent chez Delphine pour parler avec elle.
Mercredi, les parents de Thierry rencontrent Jacques Chirac au consulat : «C'est comme si
c'était quelqu'un de ma famille », dit-il en embrassant Martine. Le lendemain, elle se
rend au centre des secours porter des vêtements de son fils ainsi qu'une brosse à dents.
Les familles des « manquants » font toutes cela pour l'A.d.n. Elle remplit une fiche de
description. « Sexe masculin, 1,78 mètre, Blanc européen, yeux marron, cheveux bruns.
Portait un tee-shirt polo jaune et un pantalon noir. Une montre bracelet métal. »
Le lundi, elle essaie avec son mari de s'approcher le plus près possible du site.
Lorsqu'elle aperçoit les dégâts, la fumée qui se dégage encore des débris, elle
réalise. Elle assiste au ballet d'immenses camions qui transportent dans leurs bennes des
tonnes de morceaux métalliques. Martine passe cette épreuve avec un immense courage.
Elle croise quelqu'un du F.b.i. qui lui fait part de son pessimisme. A l'hôtel Pierre,
où Cantor Fitzgerald a installé un centre de soutien aux familles, le président de la
société, effondré, dit qu'on n'a retrouvé personne. Martine Saada a regagné Paris
samedi 22 septembre. Son mari est resté avec Delphine. Elle tient à raconter de vive
voix à ses autres enfants, âgés de 9 à 22 ans, ce qui se passe vraiment. Eux n'ont
qu'une envie, c'est d'aller là-bas. Leur mère y retournera bientôt. Le jour de son
départ, elle a réussi à convaincre Delphine de se rendre au Pier 54, le centre des
secours situé entre la 12e Avenue et la 55e Rue. Delphine souhaite toujours la présence
et l'aide de son mari pour accoucher; son beau-père l'a accompagnée. Au Pier 54, elle
s'est approchée un peu plus de la réalité.
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