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BABA AND OUBOU |
Je ne vais pas vous raconter les circonstances qui nous ont amene a vivre en Caroline du Nord car d'abord ca sert a rien et qu'en plus, on n'en finirait plus. Le fait est que Baba Gagou, mon grand-pere, ne voulait plus rester au Canada ou nous avions emigre de Tunis en 56. Il disait qu'il faisait trop froid meme pour etre enterre a Montreal et nous avait supplies de l'amener au soleil. Lui qui etait plutot du genre grognon avec une opinion sur chaque sujet, la il etait devenu completement silencieux tant il etait proche de l'extinction. Aussi nous le primes avec nous et apres bien des deboires avec l'immigration Americaine, nous nous retrouvames, Baba Gagou, ma femme Chantal, enceinte de six mois, et moi en Caroline du Nord dans un ancien baraquement militaire qui servait de centre d'accueil aux immigrants et qui etait entoure d'un splendide terrain de golf. Au debut, le climat chaud aidant, l'euphorie d'une nouvelle vie gagna tout le monde et une bonne ambiance regna dans notre petite maisonnette. Tout le monde voulait croire au reve Americain. Meme Baba Gagou semblait avoir retrouve une nouvelle vie. Mais tres vite l'eclaircie disparut. D'abord le genre de provisions disponibles autour du camp n'etait pas du gout de Baba Gagou et lui qui n'aimait que les plats bien epices et detestait les hamburgers en perdit l'appetit. - "Edouk l'Amerik c'est tout ce qu'ils ont a manger? Meme pas des epices ni d'harissa?" disait il avec une moue degoutee indescriptible. En fait le loyer de notre maison etait fort peu cher, mais il fallait quand meme penser a travailler pour commencer a realiser notre reve Americain. Malheureusement, l'endroit etait plutot dans le genre "khla khali laazar y dour". Un peu comme La Soukra dans les annees 50's un apres-midi d'ete. Tous les jours je faisais l'aller et retour dans l'avenue principale (ce qui me prenait en tout 3 minutes et demie) esperant qu'il allait s'ouvrir un nouveau magasin ou bureau ou je pourrais apporter mes talents de diplome de math-sup au Lycee Carnot de Tunis. Mais, malheureusement les jours passaient et rien ne se presentait. Je commencais a etre plutot desespere et comme j'etais le seul en etat de travailler, la pression monta tres rapidement. Crises de pleurs de ma femme enceinte et crises de rongeades de Baba Gagou. Et il etait imbattable sur ce sujet. La plupart du temps, ne sachant que faire, je passais mes journees au bar du terrain de golf ou le barman, Teddy, aux vagues origines Cubaines, m'avait pris en sympathie et me racontait tout ce qui s'y passait. J'avoue que je restais la car ca me relaxait de boire de la biere glacee (offerte par Teddy) assis au bar en regardant le mouvement de flux leger du swing des golfeurs. Quelle beaute dans le geste!! Quelle legerete!! Un jour Teddy, qui savait que je cherchais un boulot, m'informa que le Golf Club recherchait desesperement a recruter un professeur de golf car le precedent venait d'avoir une crise cardiaque et qu'ils avaient deux groupes venant de New York le lendemain. En rentrant a la maison ce soir la, je ne pus que regretter que le destin m'ait fait naitre a Tunis ou rien dans notre culture entierement basee sur les kifs du moment, ne nous rattachait au swing et au golf. De plus, je n'y connaissais absolument rien au golf. La seule chose qui etait le plus proche peut etre, etait la mode au debut des annees 50's des pantalons golf a Tunis. Est-ce qu'il y avait meme jamais eu des golfeurs Tunes dans le temps? ponderais-je en marchant lentement. Quel rapport vraiment entre les Tunes et le jeu de Golf? Decidement, le futur apparraissait de plus en plus noir. En poussant la porte d'entree, je vis Chantal et Baba Gagou qui attendaient anxieusement mon retour et, devant leurs yeux desesperes, je compris comme jamais auparavant l'urgence de la situation. Je sentais qu'il etait vital que je leur donne quelque forme d'espoir sans ca un drame allait se passer. - "Ahhh? Tu as trrrrrouve queq'chose," demanda Baba Gagou, meprenant la lueur causee dans mes yeux par la biere pour une preuve d'un miracle. - "Ehhh ben ... heu...oui...enfin j'sais pas encore," repondis je lachement, refusant de les achever. - "Chnoua???? Qu'est-ce-que c'est? Quel travail?" demanda t-il radiant. - Nan je sais pas encore!! Rien, rien!! Chantal s'y mit aussi en me sautant au cou et devant leur insistance, je finis par ceder et me jetais a l'eau. - "Professeur! Professeur de golf!!! Je n'avais aucunement l'intention de postuler pour ce poste et j'etais bien conscient que je n'avais aucune qualification pour enseigner le golf. C'etait juste un stratageme pour gagner du temps. Baba Gagou et Chantal, leurs sourires evanouis, echangerent un bref regard d'incredulite. - "Chnouada Glof?" demanda Baba Gagou. - "Golf, golf " repondis-je. "C'est un jeu" - "Un jeu? Taach?" demanda Baba Gagou, dont la levre inferieure etait en danger de tomber a jamais tellement il avait l'air degoute. "C'est un jeu ou tu tapes la balle avec des clubs et tu l'envoies dans un trou," repondis-je, tentant de prouver mon expertise. Un silence glacial me repondit. -"Enti professeur ta glof?" demanda Baba Gagou, juste pour confirmer qu'il avait bien compris. "Minh taraf??"Qu'est-ce tu comprends au glof, toi? - "Oui!! Moi, monsieur!! Bien sur!! Pourquoi pas??" insinuais-je avec la plus grande blatta. Et la, Baba Gagou, dont le visage avait deja tourne au degre supreme de degout representatif du peu de chances qu'il accordait a ma nouvelle carriere, se detourna de mon regard et, presentant le plat de sa main, il remonta sa paume dans un geste grand et souple du bas vers le haut en clamant avec la plus grande derision possible pour mon projet : - "Baba and oubou!!!" Tout de suite suivi d'un encore plus tonitruant et encore plus degoute "Baba and Oubou"!!!! En general, cette expression avait le don de me faire rire tellement elle etait d'une autre epoque revolue, mais la, quelque chose avait clique dans ma tete. Le geste que Baba Gagou avait fait pour accompagner son "Baba and Oubou" m'avait bouleverse de facon absolument impensable. Je venais de decouvrir enfin que OUI, nous les TUNES avions quelque chose dans notre culture qui pouvait etre connecte au GOLF. Quelque tresor ou nous pourrions venir puiser pour le vivre et le partager autour de nous. Ce geste naturel que les enfants ont vu leurs ancetres repeter et qui s'est inscrit dans notre memoire et fait a jamais partie de notre inconscient collectif. "Baba and Oubou!!" Je n'en revenais pas. Exactement le meme geste que font les golfeurs pour mimer le swing. Le secret du golf!! Que n'y avais je pense plus tot? C'est absolument inscrit dans notre sang de Tune car chaque personne que j'ai interrogee depuis pour savoir s'ils connaissaient ce geste, m'a confirme tres bien connaitre l'expression et le geste. Une pensee des plus etranges se mit a germer dans ma tete et le desespoir de Tune pris au piege en Caroline du nord aidant, je me mis a concevoir l'inconcevable. Au point ou nous en etions, il fallait tenter quelque chose. L'idee diabolique qui avait germe dans ma tete etait de raconter le balouth le plus invraisemblable du monde pour faire engager Baba Gagou comme professeur de golf venant de l'etranger avec une methode d'enseignement speciale et unique. En y reflechissant a froid aujourd'hui, je me dis que j'ai du passer a ce moment la par une periode comme ils disent dans les tribunaux, d'insanite temporaire. J'etais maboule. Comme tous ceux d'entre vous aussi qui le sont de temps en temps. Toujours est il que je courus au Golf Club en parler a Teddy que je mis dans la combine et lui demandais s'il etait possible de presenter Baba Gagou comme un grand khakham (equivalent en Golf) venant de Tunisie avec une methode toute nouvelle. En bon Latin qui flaire une bonne affaire, il eut tot fait d'aller nous pistonner aupres du directeur du club qui, c'etait bien connu, ne connaissait rien au golf. Et vous allez pas me croire, mais dix minutes plus tard, l'affaire etait dans le sac. Le directeur, d'ailleurs, n'avait pas le choix a la veille de l'arrivee de ces groupes de New Yorkais et croyait que notre venue etait due a une reponse a ses prieres. Je jubilais a l'idee de ma combine car j'avais reussi l'impossible tache de faire engager Baba Gagou comme professeur de golf. Si ca c'est pas extraordinaire, je me demande ce qu'il vous faut. Apres cet merveilleuse reussite, je me ruais a la maison pour annoncer la grande nouvelle. Bien sur, Baba Gagou, toujours incredule sur tout, et tete de mule comme pas deux refusa de rentrer dans la combine. Mais toute la nuit, je partis a l'assaut sans demordre le poursuivant meme derriere la porte des toilettes ou la seule reponse qu'il me faisait etait : "Maiboule! Tu es un grrrrrand maiboule!! . "Tu n'auras juste qu'a leur montrer comment tu fais ce geste qui accompagne "Baba and Oubou"! Insistais-je sans demordre. Essaie au moins." Chantal qui n'y croyait pas, mais qui voulait absolument s'accrocher a quelque chose y alla de son couplet et meme reussit a pleurer ce qui decida Baba Gagou a finalement accepter de se sacrifier. - "D'accorrrrrd," finit il par cracher, " Je le fais mais j'irais habille comme je veux." Et sur ce il partit se coucher. Le lendemain matin, apres une nuit truffee de cauchemars ou je me disais qu'au minimum cette aventure allait nous valoir d'etre jetes de nos barraques et qu'au pire, j'entrevoyais la possibilite qu'ils nous pendent comme dans ces westerns qu'on voyait au Marivaux le dimanche matin. A part que la c'etait nous les pendus. Le job devait demarrer a 9 heures du matin, mais des 7 heures, apres une nuit sans sommeil, alors que j'essayais de faire mon cafe, Baba Gagou fit son entree a la cuisine vetu de sa djebba blanche parfaitement repassee et d'une chechia noire qu'il avait garde de chez son grand-pere de l'epoque des lois des Dhimmis. Une allure a tomber a la renverse dans cet etat de Caroline du sud des annees 60's. Apres les presentations d'usage et la nervosite croissante du directeur du Golf Club et des etudiants face a l'allure de Baba Gagou, le cours demarra. Baba Gagou qui avait decide d'etre negatif, refusa de s'adresser a la classe et faisait semblant de s'interesser a deux mouches qui se cognaient le nez contre la fenetre. De grosses gouttes de sueur perlaient a mon front et j'essayais desesperement de lui faire dire son fameux "Baba and Oubou". Je vis le directeur, s'impatientant et flairant l'embrouille, faire un signe a Teddy qui s'efforcait de l'ignorer en regardant droit devant lui. Je suppliais Baba Gagou en Francais et en Judeo-Arabe de faire son show. Je menacais. Je hurlais (ou presque). Dans la salle, les eleves ne savaient plus quoi penser et des rires commencerent a s'elever. Et finalement, juste au moment ou j'etais pret a jeter l'eponge et que je faisais pitie a voir, Baba Gagou y alla de son plus beau " Baba and Oubou" avec geste, intonation et attitude. Une merveille! Juste pour montrer sa derision de moi qui etait comme une loque au ras du sol en transpiration. La salle qui avait capte la grandeur et l'elegance du swing dans le celebre mouvement, devint silencieuse. Baba Gagou, sentant qu'il avait un auditoire captif, reprit de plus belle et tel un mantra repeta et repeta tout en encourageant les etudiants a l'imiter. Ceux ci, ne comprenaient absolument pas ce qu'ils disaient mais sentaient que cet homme venu d'un autre univers, et vraiment pas accoutre comme un golfeur, pouvait d'une certaine facon ameliorer leur jeu. Et ils le suivirent. Que dis-je? Ils y crurent a fond. Bientot nous avions une salle complete d'hommes et de femmes, des gens biens et intelligents dans l'ensemble, repetant en choeur apres Baba Gagou: "Baba and Oubou, Baba and Oubou, Baba and Oubou" en l'accompagnant de ce geste souple de bas en haut. J'avoue qu'en y repensant aujourd'hui, la scene apparait completement impossible et meme irrealiste et que meme si moi je l'avais vue dans un film, j'aurais dit "ils ont exagere!" Durant une heure, tous les eleves ont repete sur toutes les intonations possibles et imaginables le nouveau cri de ralliement des golfeurs. Et apres ils sont sortis completement energises et ont tape la balle mieux que jamais auparavant. Tous!! C'etait tellement incroyable ce qui se passait que je doutais encore un peu de la reussite du projet. Mais quand mon oeil croisa le visage rayonnant de bonheur du directeur, je compris que l'incroyable pari avait ete gagne. Tres vite, la reputation de Baba Gagou s'etendit a la ronde et tous les golfeurs de l'hemisphere ouest semblaient vouloir venir a ses cours. L'argent coulait a flots et meme les sceptiques se laisserent gagner a la pratique du golf a la Tune. Comme il fallait s'y attendre, Baba Gagou avait trouve beaucoup de satisfaction au depart dans les attentions que ses fans avaient envers lui. Ca le faisait meme rigoler de voir tous ces gens s'emerveiller de ce geste qu'il avait passe 70 ans a peaufiner. "Baba and Oubou, Baba and Oubou" repetait il a satiete. C'etait comme si c'etait le couronnement de sa carriere de mec qui en a vu d'autres et ne croit pas a grand chose. De plus l'argent facilement gagne nous permettait maintenant de faire venir la boutargue, l'orgeat et les gateaux de Paques directement de Paris. Le paroxysme de la reussite. Durant toutes les annees qu'il a passe a enseigner, je ne crois pas que Baba Gagou se soit donne la peine d'aller voir une seule fois comment se jouait le jeu de golf. Je me suis toujours demande s'il savait vraiment ce qu'il enseignait ou alors s'il croyait simplement faire un cours de langue Arabe ou meme un numero sur scene. Mais apres quelques mois de succes, le vernis commenca a craquer. Il y avait plein de Japonais qui venaient maintenant aux cours de Baba Gagou par charters entiers et qui atterissaient directement sur l'aeroport de Charleston. Entre les innombrables photos que ses fans lui demandaient et les interminables poses suggerees, la patience de Baba Gagou ne dura pas longtemps. Il les trouvait lourds et collants, deux defauts qui quand ils sont conjugues ensemble, rendent tout individu completement innaprochable des Tunes. Un jour, un Japonais particulierement agacant eut raison du masque souriant que Baba Gagou gardait sur son visage depuis des mois. A bout de nerfs, Baba Gagou se tourna d'un air menacant vers le lourd/collant: - "Foookalia!!!" hurla t-il en appuyant sa requete d'un geste balayant du revers de sa main. Le Japonais resta comme transfixe par ce qu'il avait vu. Pointant vers la main de Baba Gagou, il essayait de balbutier quelque chose de crucial et fondamental a la fois. - Te-e-nnis, Tennis!! hurla t il en mauvais Anglais, tout en essayant d'imiter Baba Gagou et son "Fokalia!!" - Oui, oui on est de Tunis," repondit souriant Baba Gagou, toujours heureux de trouver quelqu'un a qui parler de sa terre natale. - "Tennis, Tennis, backhand," essayait d'expliquer le Japonais qui avait senti que le mystere du Tennis etait sur le point d'etre perce au meme titre que le Golf et ne tenait plus en place. - "Avenue de Madrrrid, 39 avenue de Madrrrid," continuait Baba Gagou, toujours dans son film et jamais dans celui des autres. - Tennis, Fokalia, Tennis, Tennis, Fokalia!" ne cessait de repeter le Japonais. Pour moi qui avais assiste a toute la scene et mesure son potentiel, le petit sourire qui elargissait ma bouche etait bien le signe que j'avais compris la richesse infinie que la culture de nos ancetres contenait et qui allait nous accompagner dans tout ce long chemin d'exil. Apres le secret du golf, voila que la culture Tune nous offrait sur un plateau la preuve que le secret du "revers" au Tennis etait dans le geste ancestral qui accompagne le "fokalia". Mais cette histoire je vous la raconterais la prochaine fois... |
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