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Cétait un samedi...... |
Les Italiens,
quant à eux, arrivés dans un pays où déjà beaucoup de leurs compatriotes étaient
installés de longue date, se mêlaient à la population européenne ou juive avec laisance
et laffabilité des méditerranéens. Leur langue ne nous était pas étrangère,
leur style non plus. Parlant fort, gesticulant pour mieux expliquer et convaincre, riant
franchement, se prenant rarement au sérieux, les Italiens neffrayaient pas nos
parents. Ils faisaient la guerre sans haine, sans conviction, dans lattente de
rentrer au plus vite chez eux et en bonne santé si possible. A la suite de
cette invasion, la gare et le port étaient devenus des lieux stratégiques pour les
troupes de lAxe. Wagons et bateaux bourrés de matériel de guerre et de soldats,
munitions, citernes de carburant, le tout sentassant sur les quais du port ou dans
les zones de dépôt de la gare dans lattente dune affectation. Nous habitions
à la jonction du port et de la gare au coeur du périmètre tracé par les stratèges
alliés et que laviation britannique devait anéantir. Nous allions lapprendre
à nos dépens. Cétait
un samedi. Le samedi pour
nous était un jour exceptionnel ! En vérité il commençait le vendredi après-midi
lorsque ma Mère ayant terminé de cuisiner les repas du Chabbat et après avoir vérifié que la maison était dans un état impeccable
appelait ses trois enfants les uns derrière les autres pour leur donner le grand bain
rituel de la fin de semaine. Nous navions
pas de salle de bains. Ce qui en faisait office cétait une pièce, une salle deau
avec un évier qui servait de lavabo. Deux grandes bassines étaient accolées lune
à coté de lautre. Lune pleine deau chaude, lautre vide. Tout nu
nous nous installions à tour de rôle dans la bassine vide et attendions craintivement le
début des opérations. Craintivement
car ce bain là nétait pas une sinécure ! En effet, notre Mère, utilisant en
guise de gant de toilette une éponge en fibres de palme on ne peut plus rugueuse, nous
faisait arriver le sang à fleur de peau tellement elle nous frottait fort et partout.
Savonnés de pied en cape, les yeux hermétiquement fermés pour empêcher la mousse de
savon dy pénétrer, nous attendions avec impatience et délectation le rinçage à
leau chaude. Il arrivait enfin comme une récompense à cette terrible épreuve. Ma
Mère, munie dune casserole en cuivre spécialement conçue pour cela nous arrosait
à grande eau apaisant ainsi les douleurs de notre corps passagèrement meurtri. En prime
mes soeurs, gémissantes, avaient droit au redoutable peigne fin qui entraînait
impitoyablement sur son passage toute lente ou autres impuretés ayant échappé au lavage
intensif des cheveux. Nous sortions
de ce bain rouges comme des pivoines, complètement rompus mais nous savions quun
bien être allait rapidement nous gagner et remonter jusquaux racines de nos
cheveux. Dieu que cétait bon
Après ! Sur nos lits,
soigneusement préparés par Maman, les vêtements propres du Chabbat. Mes soeurs shabillaient
seules, ma Mère y apportant la dernière touche. Moi jétais le petit, le garçon,
celui qui perpétuerait le nom, javais donc droit à des égards particuliers. On mhabillait,
on me coiffait et je me laissais faire, heureux dêtre le Prince dun instant. Et puis cétait
lattente de notre Père qui, le vendredi, arrivait plus tôt que dhabitude. Moi je jouais
à tout et à rien, mes soeurs faisaient leurs devoirs. La maison commençait à silluminer pièce
par pièce au fur et à mesure que le soleil senfonçait dans lhorizon
lointain. De la cuisine émanaient les odeurs typiques du vendredi soir qui séchappaient
des casseroles posées sur des fourneaux à charbon de bois et dont la braise entretenait
la chaleur idéale dans lattente du festin. Odeur subtile des boulettes de viande
où se mariaient heureusement le piquant de la menthe, larrogance retenue de la
cannelle et lensemble mêlé doignons, dail et de persil finement
hachés vigoureusement malaxé à la viande, aux oeufs, au pain trempé et à tant dautres
bonnes choses. Odeur du bouillon de viande et de légumes où régnaient en maîtres la
coriandre fraîche et, à moindre degré, le céleri. Odeur des ragoûts daccompagnement
: ragoût dépinard fortement « menthé » dans lequel cuisaient du pied
de boeuf et une saucisse faite maison, ragoût de gombeaux, qui, lui aussi, ne manquait ni
de piquant ni de saveur. Odeur citronnée des petites salades de toutes sortes, carottes,
navets, piments qui le moment venu viendraient exciter lappétit de nos palais
gourmands. Dans un moment
toutes ces victuailles allaient remplir nos assiettes creuses préalablement garnies de
graines de semoule et nous nous délecterons. Mais il fallait
attendre, ce qui émoustillait plus encore notre gourmandise grandissante. La table était
maintenant mise : Nappe superbe, vaisselle rutilante, couverts en argent et, trônant au
milieu de la table, le pain rituel fabriqué par Maman recouvert dune belle
serviette blanche et la bouteille de vin qui serviraient tout à lheure pour la
prière du vendredi soir. Le Maître des
lieux pouvait maintenant arriver et il le savait. Au seuil de la
porte de notre appartement nous entendions enfin le cliquetis familier du trousseau de
clefs de mon Père à la recherche de la bonne clef. Incroyable trousseau dune
consistance peu commune. Clefs de la maison, du bureau, de lusine à huile le tout
formant un formidable enchevêtrement de ferraille de toutes tailles et de toutes formes.
Je me précipitais alors vers la porte dentrée pour la lui ouvrir avant quil
ne réussisse à le faire. Jy arrivais à tous les coups et alors je découvrais mon
Père, le trousseau à la main, penaud davoir une fois de plus été pris de vitesse
par son petit garçon. Son éternel chapeau enfoncé sur la tête, les bras encombrés de
paquets complément indispensables au repas du vendredi soir - dattes translucides et
mielleuses, amandes, noisettes et noix, gâteaux secs aux amandes, nougats de graines de
sésame, fruits de saison - il nétait pas peu fier de son chargement et cela se
lisait dans ses yeux gris-bleus qui plissaient de bonheur. Le seuil
franchi, la porte refermée, nous étions une fois de plus réunis pour un nouveau Chabbat
qui emplissait nos curs dun bien-être
chaque semaine renouvelé. Nous ne savions pas encore que ce bonheur là serait bientôt
brisé par une guerre absurde et dévastatrice et que mes parents ne se remettraient
jamais vraiment de cette terrible épreuve.
Un
ciel de guerre..... Cétait
donc un samedi. Un de ces beaux
samedis dun printemps précoce tels que nous les aimions : Atmosphère claire
et ouatée, ciel dazur avec de ci de là un de ces petits nuages blancs que jaffectionnais
tant, odeurs enivrantes des plantes multiples qui environnaient la maison et qui
manifestaient à leur manière la joie du renouveau. Il était midi.
Nous étions à table. Depuis
plusieurs jours nous entendions le ronronnement lointain des avions de reconnaissance des
troupes alliées. Nous nous étions habitués à ce bruit qui aurait pu être inquiétant
mais qui réjouissait nos parents car il présageait larrivée prochaine de nos
libérateurs : nous nétions pas abandonnés ! Ce samedi là
le ronronnement sétait considérablement rapproché et avait pris rapidement lallure
dun effroyable vrombissement qui emplissait le ciel tout entier. Laissant nos
assiettes, nous nous étions précipités sur le balcon pour voir et pour comprendre. Le ciel de Sfax
avait perdu sa douce sérénité. Cétait maintenant un ciel de guerre. Une multitude davions alliés
chargés de bombes vengeresses survolaient le port et la gare et commençaient à larguer
avec frénésie leur redoutable chargement. Les explosions se rapprochaient au fur et à
mesure que les tirs se faisaient plus précis. Mon père
ordonnait brutalement le repli dans la pièce la plus éloignée de la rue et il était
temps. Les vitres de nos fenêtres éclataient sous la pression du souffle des bombes qui
maintenant tombaient de plus en plus près de la maison. A la première
accalmie la décision était prise daller sabriter sous le porche de lentrée
de limmeuble où se trouvaient déjà la plupart de nos voisins. Langoisse
marquait maintenant tous les visages. Certaines voisines pleuraient et hurlaient de peur
à chaque nouvelle explosion. Dans cette ambiance de terreur la panique mavait pris
et, en guise de protection, je métais réfugié sous la jupe longue et ample dune
de nos voisines amies ce qui avait eu pour effet de détendre un moment latmosphère.
Jy étais resté jusqu'à la fin du premier bombardement. Et que faire
maintenant ? Cétait décidé, nous devions quitter la maison pour nous
éloigner du périmètre stratégique où anglais et américains allaient poursuivre sans
relâche leur uvre destructrice afin de préparer le terrain à une prochaine
offensive terrestre. Il fallait aller à la campagne très loin du port et de la gare. Entre deux
accalmies ma mère était remontée dans lappartement pour regrouper rapidement
quelques affaires indispensables tandis que mon père, son feutre vissé sur la tête,
était parti en courant à travers les rues de la ville pour aller récupérer à lusine
à huile la calèche familiale tirée par notre bon vieux cheval que nous appelions
Tarzan. Deux heures
après il était de retour exténué par la course à laquelle il sétait astreint
et nous attendait dans la rue, en bas de la maison. Ma mère avait tiré précipitamment
la porte de lappartement. Une valise à la main, deux couvertures sous le bras elle
dévalait deux à deux les marches de lescalier ses trois enfants accrochés lun
à son bras, les deux autres à sa jupe et
elle nous installait sans mot dire dans la calèche pour fuir cette zone devenue
maintenant infernale. Tandis que nous
partions et que montaient derrière nous dinquiétantes colonnes de fumées noires,
mon père - tout en fouettant nerveusement Tarzan avait murmuré sans
conviction :
«
Nous allons passer la nuit à la villa de loncle Albert et demain nous
reviendrons chez nous. » Nous autres,
les petits, blottis contre notre mère, regardions disparaître dans le lointain la maison
où nous étions nés sans nous douter que plus jamais nous ne reverrions ce gentil petit
immeuble encore plein de nos cris denfants. Claude Azria |
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