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J'AVAIS UNE TERRE


   J’avais une terre…
Les larmes de ma grand-mère serrant à l'étouffer son fils unique contre elle ; sur la piste, un peu plus loin, un avion impatient de rejoindre Marseille ; ma mère figée dans l'incompréhension d'une situation qui la dépasse : voilà sur quelles images j'ai quitté la terre de mes lointains ancêtres, puisqu'à ce qu'il paraît, mes yeux clairs et mes cheveux blonds prouveraient une très ancienne filiation avec les tribus berbères judaïsées menées par la mythique Kahéna. Je partais donc, justement pour ne pas subir le sort de cette valeureuse, mais ô combien malchanceuse, souveraine!
J'étais enfant, mais mon pays, la Tunisie, avait déjà imprimé en moi sa beauté, son intimité, son influence. Magnifique Tunisie !
« Ils » m'en ont chassée.
Qui étaient ces « ils », responsables d'une fracture dont nul ne pouvait alors deviner l'importance chez une fillette de huit ans ? Qui étaient ces « ils » dont l'évocation provoquait en moi des frissons d'horreur, la peur d'inconnus redoutables qui avaient le pouvoir de faire trembler nos terres personnelles, de déstabiliser mes parents, ces piliers de ma force d'enfant ?
« Ils » ont fait pleurer ma mère, « ils » ont cassé sa vie, lui ont volé ses repères, l'ont spoliée de toutes ses évidences.
« Ils » ont privé mon père d'une vie au milieu des siens, ont saccagé sa sérénité, ont effacé son sourire tranquille, ont éteint son regard.
« Ils » passent leur temps, dans le meilleur des cas, à nous  chasser, de millénaire en millénaire, de siècle en siècle. A nous chasser, ou à tenter de nous exterminer. Pourquoi ? Parce que nous avons eu le malencontreux privilège d'importer le monothéisme sur cette planète ? Parce que nous fûmes le seul peuple à accepter  de le faire, quand les autres se défilaient devant la difficulté ?
« Ils » veulent nous voler l'espace de vie auquel nous avons droit, nous confisquer l'air de nos poumons, nous dénier le droit d'existence.
Vous trouvez que j'y vais un peu fort ?
Faudra-t-il que je parle des sanglots de ma mère lorsqu'elle se croyait seule ? Des efforts de mon père pour soulever des sacs de charbon afin de les livrer à des gens qui ne lui accordaient pas la moindre attention, lui qui porte la sagesse de notre Tradition à fleur de regard ?
Faudra-t-il que je revienne sur les questions stupides qu'on me posait au lycée, où l'on n'avait jamais vu de « Juive d'Afrique du Nord » avant moi, sur le sentiment tenace et douloureux d'être étrangère à tous les milieux, à tous les lieux, sur la seule échappatoire qui me restât, l'écriture ?
Les années-choc imprimèrent leurs fêlures.
Puis vint le temps de réagir.
Un jour où j'enviais une de mes camarades qui, refusant les études, avait décidé de choisir une voie différente, ma mère nous réunit, mon jeune frère et moi, et expliqua : « Mes enfants, nous avons dû partir en laissant nos morts, nos biens, et, provisoirement, notre famille. Votre père et moi trimons comme des bêtes de somme, nous avons été coupés de tous ceux que nous aimons, alors que nous étions persuadés de ne jamais avoir à vivre ce destin de déplacés. Nous sommes en France, c'est un pays magnifique, le pays de l'égalité, des droits imprescriptibles, c'est notre pays à présent. Mais, sait-on jamais… L'immonde a la vie dure… Nous n'avons pas d'argent à vous laisser, de biens à vous distribuer. Aussi, votre dot, ce seront vos études. Choisissez votre voie, mais quelle qu'elle soit, je veux que vous alliez le plus loin, le plus haut, que vous soyez les meilleurs ! Je veux que face aux épreuves vous ayez la solution, vous sachiez vous en sortir, et surtout je veux que vous vous prépariez un avenir heureux et équilibré, dans ce pays superbe dont vous devrez toujours respecter les lois, et que vous devrez contribuer à enrichir, dans tous les sens du terme. Donc en ce qui te concerne, Yaël, pas question d'interrompre tes études ! Tu travailles,  tu  travailles, et tu réussis ! Jamais nous n'accepterons qu'il en soit autrement ! » Adieu donc les rêves de fainéantise. Mais ils n'avaient été qu'un battement d'aile de papillon un jour de fatigue…
En réalité, j'ai abordé les études comme on entre en religion ; fervente, inquiète, attirée…
En même temps je m'adonnais à mon inaltérable et double passion ; l'écriture, la lecture.
Je ne souffrais plus d'être différente. Les odeurs, les couleurs, les légendes de mon pays devenaient une richesse  prometteuse, un terreau sain et fertile pour une vie enthousiaste.
Mes manques, mes cafards, mes solitudes devenaient des tremplins de vie. Au nom de tous les miens je devais être heureuse, moi qui grandissais dans un pays sans dhimmitude. Je m'y employais activement. Pourtant ce ne fut pas toujours facile ; mes amies avaient des points de repère qui ne seraient jamais les miens.
Je n'ai pas eu la chance d'avoir un grenier familial ; les malles de vieux costumes, les livres d'enfance, les photos couleur sanguine, je ne connaissais pas.
Je n'avais pas d'amie d'enfance, puisque mon enfance s'était effilochée sous d'autres cieux. Je n'avais plus de famille, puisqu'elle s'était éparpillée sur la planète. Mes fêtes religieuses n'étaient célébrées qu'autour de la table familiale singulièrement étroite, alors que les cloches du village s'en donnaient à cœur joie pour des célébrations dont j'ignorais tout, ou presque. Je n'avais pas de cousins à visiter le dimanche, et j'étais la seule au lycée à aller en étude lorsque toutes mes camarades de classe assistaient au cours de catéchisme : ça n'a pas été faute d'avoir reçu mille et une sollicitations de l'aumônier, particulièrement prosélyte.
Qu'importe ! La joie s'installait ; joie d'exister, promesses d'avenir, enthousiasmes d'adolescente…
J'ai voulu rendre à la France ce qu'elle m'avait donné en protection et en richesse ; je suis devenue enseignante de Littérature. J'ai jubilé à exercer ce sacerdoce. Moi, la petite juive de Tunisie, j'ai enseigné à des générations les beautés subtiles de la langue française, les finesses poétiques d'écrivains boule-versants.
Et lorsque je n'enseignais pas je lisais, j'écrivais, ou bien encore je passais des concours ou des examens.

J'ai conscience de l'apport que nous avons constitué pour ce beau pays de France, et je me suis souvent étonnée de ce qu'aucun président de la République n'ait encore remercié les « Pieds Noirs and consorts » de leurs contributions multiples et variées au développement de notre pays. Ca n'allait pas de soi ; cependant ce fut en général une réussite d'intégration.
Intégration, mais pas assimilation, ce qui aurait été une catastrophe.
J'ai vécu la vie de tous les adolescents français, à quelques petits détails près, du genre ; « Non, tu n'iras pas à cette surprise-partie ; chez nous, une fille ne sort de la maison de son père qu'au bras de son mari ; ne l'oublie pas ! »
Bon… Je faisais avec, ou plutôt sans !
Je me suis mariée avec… un rabbin hollandais, qui passait par Nice pour une après-midi, une belle après-midi ensoleillée qui vit éclore un des plus immenses coups de foudre de ces dernières décennies !
Nos enfants ont grandi entre la Hollande, l'Angleterre et la France, ce qui a contribué à leur donner une tournure d'esprit libre et sans a priori.
Mais toujours je revenais vers la France, mon pays adopté, aimé, respecté. C'est encore la France qui me reçut et me consola d'une douloureuse séparation familiale ; mes promenades le long des rivages méditerranéens, mes pérégrinations parisiennes, mes errances angevines m'aidèrent à me reconstruire, à me tourner à nouveau vers l'avenir, à retrouver le sourire et la joie de vivre.
Et aujourd'hui, c'est à la France que je dois, depuis deux ans d'Intifada, mes plus fortes blessures, avec son nouveau laxisme antisémite. La France qui ne sait plus parler le langage de la justice et de la connaissance, la France qui se ferait veule, amnésique, voire négationniste. Cette France-là me fait mal à l'âme.
Devrons-nous à nouveau partir pour éviter le pire ? Certains s'indignent lorsque je pose cette question. Pourtant, c'est pour avoir répondu non que, dans d'autres temps, des foules ont été tuées. Des foules juives, auxquelles on refusait le droit d'être.
Pour ma part, je resterai. Je veux être de nouveau fière de la France, je veux contribuer à effacer l'aveuglement des médias, à rétablir la justice, à rappeler inlassablement l'histoire du monde, et en particulier celle du Proche Orient, que soudain tout le monde interprète de travers. Je veux que mes enfants puissent aller de Lille à Bastia sans qu'on tamponne leurs papiers d'un J rouge et infamant.
J'exagère ? Peut-être ; en tout cas je l'espère. Mais on a dit cela aussi, dans d'autres temps immondes.
Je veux vivre comme je le ressens ; citoyenne du monde, domiciliée en France, terre d'amour et de compréhension.
Je veux être heureuse en France. Vaste programme ? Nous avons l'habitude des défis. L'impossible, nous l'avons déjà fait, avec ce départ de Tunisie qui nous a déchirés, laminés, épuisés. Il nous reste à accomplir le miracle ; détruire les préjugés à notre encontre. Nous le ferons ; laissez-nous juste un peu de temps, s'il vous plait !


Yaël König-Kalfon

Ecrivain. Editrice.                                           


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