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Juif,
Tunisien et Français
Albert Memmi
J'ai déjà raconté comment, arrivant à Paris, il y a bien longtemps, j'ai rendu
visite à un vieil écrivain, français-israélite, comme on disait alors. Lui
ayant fait part de ma perplexité devant ma triple appartenance: Juif, Tunisien
et Français, après m'avoir écouté, il me répondit :
— Eh bien, gardez tout, soyez tout cela à la fois.
Mon interlocuteur, je dois le préciser, était surtout un homme de devoir, plus
que de revendications (il avait perdu un fils, engagé volontaire dans les
forces françaises, ce qu'il supporta avec dignité).
Je pense n'avoir jamais failli à ce triple programme.
Ce ne fut pas toujours facile à vivre, ni même à expliquer.
Mes coreligionnaires juifs n'ont pas toujours compris ma fidélité à la culture
des peuples arabes et ma compréhension solidaire de leurs revendications
nationales; même lorsqu'ils ne nous rendaient pas toujours la pareille.
Mes compatriotes tunisiens arabo-musulmans m'ont quelquefois suspecté à cause
de mon admiration et de ma pratique de la langue et de l'art français. Lorsque
bien plus tard, ayant décidé de vivre à Paris et de devenir un universitaire
français, l'ambassadeur de Tunisie, qui se trouvait être mon ancien élève (je
ne le trahis pas: c'est lui qui me fait l'amitié de se présenter ainsi),
Mohamed Masmoudi refusa pendant quelques temps de me recevoir.
Mes frères arabes s'impatientèrent souvent contre moi à l'occasion du conflit
palestino-israélien sur lequel ils auraient souhaité de ma part une position
plus tranchée.
Les Français, mes compatriotes de choix et d'adoption, ne m'ont pas d'abord
pardonné mes positions en faveur des colonisés. Et lorsque j'ai déposé mon
dossier de naturalisation, on me fit répondre qu'il ne serait "jamais"
accepté. Il a fallu l'intervention d'amis éminents, comme Edgar Pisani ou Léo
Hamon, pour que je devienne enfin un citoyen français.
Donc nous sommes juifs, tunisiens et français
Etre juif n'est pas une simple revendication plus ou moins romantique; c'est
un fait, qu'il serait indigne de notre part et absurde de voiler.
D'autant plus que dans nos pays d'origine, cette appartenance est beaucoup
plus significative, plus large et plus complexe que celle d'une dimension
simplement religieuse.
J'hésite aujourd'hui, comme beaucoup de gens, sur ces notions devenues à la
mode et dont je suis l'un des responsables de leur diffusion en Europe: celles
de différences, d'identité, de racines, etc. Mais enfin les nôtres sont
évidentes et très prégnantes.
Nous appartenons à l'une des plus vieilles communautés de notre pays natal,
puisque nous fûmes là avant le christianisme et bien avant l'Islam. J'ai
raconté ailleurs, preuves à l'appui, que je possède une fascinante petite
médaille, trouvée dans les ruines de Carthage, gravée de mon nom.
Sans nul doute le christianisme de notre grand Saint Augustin, lui aussi né à
Carthage, n'aurait pas réussi auprès des Puniques si leur judaïsation ne les y
avait pas préparés. L'islamisation n'aurait probablement pas si bien réussi si
le monothéisme juif, puis chrétien, n'y avait habitué les esprits.
Nous sommes donc des Juifs, mais nous sommes aussi les plus vieux Tunisiens.
Nous avons adopté tous les traits culturels successifs qui ont marqué ce pays:
le couscous et le burnous, lesquels d'ailleurs sont probablement puniques, la
sieste et le jasmin, le goût de la mer et la peur du soleil. Ma propre mère
n'a jamais parlé le français, ni aucune langue européenne. Je n'ai moi même
parlé cette langue magnifique qu'à partir de l'âge de sept ans.
Je ne dirai pas que cette intime cohabitation, jusqu'à la symbiose
quelquefois, avec les Tunisiens, puniques d'abord, chrétiens ensuite,
musulmans enfin, fut toujours aisée.
Nous fûmes des minoritaires; dans des circonstances historiques où la religion
était présente dans toutes les démarches de la vie: nous n'étions pas de la
religion des majoritaires. D'autre part, le régime beylical, qui nous apparaît
aujourd'hui nostalgiquement folklorique, était celui de petits tyranneaux, qui
mésestimaient totalement la liberté des gens et les droits de l'homme. Du
reste, le petit peuple arabo-musulman était sous la même férule.
Nous gardons un autre genre de regret: lorsque la jeune nation tunisienne
s'est affranchie de la tutelle du colonisateur, elle n'a pas su garder une
élite juive de premier ordre et dont certains avaient parié de toute leur âme
pour leur intégration dans cette jeune nation.
Mais les jeunes nations, je l'ai souvent noté moi-même, sont jalouses,
exclusives, d'abord refermées sur elles-mêmes, comme si elles devaient d'abord
s'assurer de leur identité propre...
Quoi qu'il en soit, il est vrai que la plupart d'entre nous ont choisi de
suivre les Français dans la métropole et de s'y refaire une situation, devenue
enviable quelquefois. Nous sommes fiers (si ce genre de sentiment avait
quelque intérêt) de tant de grands noms, de femmes et d'hommes éminents, dans
la médecine ou dans les universités françaises.
Nous sommes donc devenus des Français d'adoption et l'on ne doit pas nous
reprocher notre nouvelle fidélité à un pays qui nous a adoptés, nous a offert,
presque sans discussion, de partager l'opulence de sa culture, les bienfaits
de la démocratie et de la justice économique.
Alors, de quoi souffrons nous ?
C'est simple: nous avons mal à notre mémoire, nous souffrons d'un défaut de
reconnaissance.
Il suffit d'un séjour dans la Tunisie moderne pour constater que nous sommes
exclus de son Histoire.
Le temps use tout, c'est vrai, les absents ont toujours tort. Nous ne sommes
pas musulmans, c'est vrai, et la Tunisie s'est constituée en nation musulmane.
Cela est la logique implacable de l'Histoire. Mais il n'y a pas que cette
logique-là et, nous souhaitons qu'on ne pousse pas davantage la roue de
l'histoire dans ce sens.
Ce pays musulman et arabe dans sa très grande majorité est aussi notre pays
natal. Je l'ai beaucoup écrit: on peut acquérir une patrie d'adoption, la
France pour nous, lui être loyal et même y être heureux, on n'a pourtant
jamais fini avec son pays natal.
Permettez au vieil écrivain que je suis de vous rappeler que ce terreau
premier, où ont germé les émotions, heureuses et malheureuses de l'enfance, de
l'adolescence avec ses amours, ses déceptions et ses espoirs, est
irremplaçable. Toute mon œuvre en porte les traces profondes.
Nous souhaitons réintégrer la mémoire collective de l'Afrique du Nord, que
notre place, historique, économique, et culturelle, y soit définitivement
reconnue et assurée.
Nous souffrons de constater l'ignorance des jeunes générations de ce que fut
notre participation, quelquefois militante, à l'Histoire du pays.
Permettez-moi encore une petite anecdote: lors de ce dernier séjour à Tunis,
j'ai demandé à revoir la petite maison que nous avions, ma femme et moi, fait
construire à Beau-Site, l'un des faubourgs de la capitale. Comme nous passions
devant le stade municipal, j'ai demandé au chauffeur, un solide gaillard de
trente ans, donc né après l'Indépendance, si le bâtiment lui était familier:
— Oh, bien sûr, dit-il les yeux brillants de plaisir, football, sport...".
— Mais savez-vous, lui demandai-je, que c'est là que Bourguiba a fait son
premier discours à la jeunesse tunisienne qui défilait devant lui?
Il me regarda avec un étonnement respectueux : j'avais connu Bourguiba!
Mais j'ajoutai :
— Et derrière Bourguiba, nous étions assis, ma femme et moi...
Cette fois, il me regarda avec une totale incrédulité; je ne sais s'il n'a pas
pensé que je délirais.
Dans cette même salle, j'aperçois l'un de mes camarades d'adolescence, qui fut
atrocement torturé pour avoir lutté pour l'indépendance de la Tunisie; un
autre, plus jeune, fut renvoyé du lycée, pour avoir manifesté avec ses
camarades tunisiens musulmans; l'une de nos collègues à l'université, ici
présente, a été jetée en prison, avec son mari, à plusieurs reprises pour la
même cause. Dois-je rappeler l'œuvre fondatrice du professeur Roger Nataf qui
a créé l'irremplaçable réseau de dispensaires ophtalmologiques, dans un pays
où les maladies oculaires font des ravages?
Ce jour est donc, par certains côtés, empreint d'une mélancolique nostalgie.
Mais ce jour est aussi, par sa possibilité même, le commencement de cette
reconnaissance souhaitée.
Je reviens de Tunis. Je tiens déjà à témoigner que tout ce que j'y ai entendu,
de la bouche de Monsieur le Ministre de la Culture, qui a bien voulu me
recevoir, ou de celle de nombreux intellectuels, se plaçait délibérément sous
le signe de l'ouverture politique et culturelle.
Je dois rendre hommage par exemple aux efforts de la jeune Tunisie dans le
domaine, ailleurs si retardataire, de la condition féminine. Et maintenant à
la courageuse reconsidération du rôle de ses Juifs.
Je crois que non seulement notre mémoire y gagnera mais celle du pays tout
entier. Car nous sommes un fragment de pierre sculptée par les hommes et par
le temps: qui saurait nous déchiffrer reconstruirait l'Histoire des peuples
parmi lesquels nous avons vécu, tels ces Juifs espagnols dispersés à travers
le monde, dont la langue demeure celle de Cervantes.
Bien entendu, tous les problèmes n'auront pas subitement disparu. Il y faudra
des efforts réciproques. Mais l'Histoire a elle-même beaucoup avancé: le temps
est loin où l'on s'est battu au cimetière du Djellaz aux environs de Tunis,
pour empêcher l'inhumation de quelques Tunisiens musulmans naturalisés
français: l'appartenance nationale et l'appartenance religieuse semblaient
coïncider pour l'éternité. On ne pouvait pas être tunisien sans être musulman.
Aujourd'hui, plus de trois cent mille Tunisiens et musulmans vivent en France;
cinquante mille d'entre eux se sont fait naturaliser français. La Tunisie a
sagement décidé qu'ils demeureront cependant tunisiens. Si l'on s'en tient
strictement à ces nouveaux critères institutionnels, n'est-ce pas exactement
la situation des Juifs tunisiens au regard de la loi tunisienne?
J'ai retrouvé ce même problème dans mes travaux sur les littératures
maghrébines: où placer dorénavant les jeunes beurs? Dans la littérature
algérienne, tunisienne, marocaine, ou dans la littérature française? Et
pourquoi pas simultanément dans les deux?
D'une certaine manière nous avons été, à cause de notre condition même, là
comme ailleurs, en avance sur l'Histoire commune des hommes. Peut-être
sommes-nous, pour cela, d'une certaine manière exemplaires. Est-il possible
d'être à la fois Juifs, Tunisiens et Français? C'est en tout cas nécessaire si
nous voulons un jour cesser de nous entre-tuer. Si les hommes consentaient
enfin à être ceci et cela, et non ceci ou cela, admettaient que les autres
puissent être à la fois ceci et cela, et non obligatoirement ceci ou cela, que
de drames seraient évités! Cela signifierait qu'il ont enfin appris à vivre
ensemble.
Il y a également le difficile problème des relations israëlo-palestiniennes.
Je connais à cet égard la sensibilité de nos compatriotes tunisiens. Nous ne
leur demandons qu'une chose, c'est qu'ils comprennent que notre sensibilité
est aussi troublée. Mais là encore l'Histoire avance heureusement à grands pas
et nous retenons tous notre souffle. Nul plus que moi ne souhaite une issue
heureuse, négociée, pour laquelle je tente de convaincre les deux parties
depuis toujours.
Je veux dire enfin avec simplicité, que si les propositions de tolérance et
d'ouverture du gouvernement actuel de notre Tunisie demeuraient fermes, nous y
répondrions avec espoir et la même fraternelle fermeté.
Albert Memmi est écrivain. Il est l'auteur de nombreux romans et essais, dont
le dernier paru est A contre courants, traduit en vingt pays (Edition du
Nouvel Objet, 1993).
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