Après la collante sueur de la peine, les ablutions et le linge frais, une fleur sur l'oreille, mollement allongé, la théorie des nourritures exquises, dont chacune est un condensé-symbole; la rêche sèche boutarge de thon, résumé très salé de l'océan, la boutargue de mulet, fondante sire divine, née de la Mer intérieure, qui donne des orgasmes à la langue; les olives, celles à la robe noire fières de leur mystère, ou les vertes-pimpantes, agaçants délices amers; les navets à l'orange acide, maquillés de poivre rouge; la pistache, reine des graines, et ses suivants, hiérarchiquement l'amande grillée, le pois chiche cuit à la chaux vive, la glibette populaire; chaque bouchée, balisée, avidée, multipliée aux feux de l'alcool de figue, la boukha stupéfiante. Nous parlions peu; parle-t-on dans l'extase ? Nous nous passions les verres et les plats, gracieusement, car chacun n'avait qu'à tendre la main vers la table basse, encombrée de trésors pour l'œil et pour la bouche; mais c'était pour vérifier, fortifier la chaîne d'amour.

Car, le lecteur non initié s'étonnera de tant d'importance accordée à des gestes mineurs, manger, boire et rêver ensemble, ou même sourira de ces petits bonheurs. Qu'y puis-je si mes nostalgies sont d'humble apparence? Un bouquet de narcisses, une joufflée d'eau de rose, halva et loukoum…(je laisse à d'autres les "grands" ancêtres et les chevauchées; quoique si je cherche bien, je trouverais aussi quelques grands nomades chameliers porteurs de lances, razzieurs de femmes et de biens, mais il faudrait remonter si loin!). Et surtout: tout cela n'est que l'écorce, le rituel propitiatoire, qui devrait faire subir…quoi? (Pourquoi cet élancement subit? Cette ombre douloureuse qui passe ? Serait-ce que le kif est aussi souffrance ? Ou est-ce le souvenir qui pointe et déchire comme une épine?)