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J'étais né à Béja dans le vieux quartier qu'on appelait
"Rebat", précisément dans la rue Khaznadar. Notre maison était au premier
étage. Les seuls voisins au même étage étaient les Fargeon. Au rez-de-chaussée il y
avait la famille Chaouat et au-dessous de notre maison il y avait une famille musulmane
dont le père, on l'appelait "EL HOMA"(la rue). Il était marié à plusieurs
femmes et ses enfants étaient si nombreux que le papa ne les connaissait pas par leur
nom. A chaque fois qu'il rentrait de la ferme, il disait aux enfants qui entouraient son
cheval, "EDHEBOU ALYA" (allez-vous-en!), puis il ajoutait avec un regard
sévère, "ENTI, OUELD ELHARAM" (toi fils du péché) "ECHKOUN BOUK?"
(qui est ton père?) L'enfant tout souriant lui répondait. "ENTA, BABA" (Toi,
papa). Ceci pour vous dire que je suis né dans un quarter arabe et que j'ai grandi avec
les Arabes.
Dans ce quartier habitaient aussi plusieurs familles juives. Ma tante, la soeur de papa,
habitait à cinquante mètres de chez nous. La grande synagogue était adossée au mur de
sa maison.
A l'entrée de notre appartement il avait un petit couloir, à droite, d'abord la porte de
la toilette, qui avait une petite fenêtre haute, donnant sur le rue, ensuite la porte de
la cuisine. Celle-ci avait une fenêtre qui donnait sur la rue. Au fond du couloir, tout
droit, se trouvait la salle à manger avec un balcon assez grand, qui donnait lui aussi
sur la même rue. De la salle à manger, une porte au fond à gauche donnait à la chambre
à coucher. Celle-ci avait une fenêtre dans la même direction que les autres, mais qui
donnait sur la terrasse des voisins. Que de fois nous sautions de la fenêtre et jouions
sur les toits.
Mon père cultivait des oeillets dans des caissons qu'il façonnait lui même. Ceci était
son violon d'Ingres. Ces fleurs rouges, roses at blanches étaient très parfumées et
embaumaient agréablement l'air. De la rue on pouvait sentir leur parfum qui se répandait
partout. Papa soignait ses oeuillets attentivement et d'une façon minutieuse et
méticuleuse. Je m'asseyais par terre et contemplais papa et ses fleurs. Il était tout le
temps occupé à faire quelque chose sur ce balcon. Il arrosait, il changeait la terre, il
néttoyait et quand tout était prêt, c'est-à-dire, quand les tiges des oeillets était
assez épaisses et hautes, il prenait chaque tige séparément, fixait la bonne hauteur et
avec ses doigts, tenant la tige à la place la plus épaisse, faisait une incision avec
son petit couteau. Ainsi il répétait la même opération pour tous les oeillets, comme
un chirurgien. Ensuite il mettait un grain d'orge dans ces incisions et fermait les plaies
avec des petits bandages qu'il préparait à l'avance. Il ne lui restait qu'à arroser et
attendre patiemment et laisser la grâce faire son travail dans le silence et la
discrétion. Tout juste comme la femme enceinte qui attend l'arrivée du bébé sans le
moindre doute. Papa nous disait souvent: "La nature n'aime pas qu'on la regarde
lorsqu'elle fabrique ces choses." En effet les oeillets devenaient bien beaux et
gros. Pendant la saison, ces scènes se répetaient presque tous les jours. J'étais
fasciné à voir toutes ces merveilles. Mes soeurs et moi jouions souvent sur ce balcon.
- "Il ne faut pas toucher les fleurs de papa," nous disait constamment maman.
Mon papa y tenait tellement à ses oeillets, que dès qu'il rentrait de son travail, il se
dirigeait tout droit vers le balcon pour admirer ses fleurs.
Un jour, ma soeur ainée qui avait à peine sept ans, avait une excellente idée. Croyant
bien faire et aider papa elle s'était mise à cueillir ou plutôt à arracher tous les
oeillets. Quand maman l'eut aperçue et voyant tous les oeillets sur les dalles du balcon,
elle n'en revenait pas. Mes soeurs et moi étions silencieux et craignions que papa se
fâche. Maman fit gentiment une mine, en signe de mécontentement. Ma soeur l'observait
toute étonnée et ne comprenant pas la raison de notre silence. Maman était confondue,
son visage changea soudain de couleur. Ma soeur ne voyait aucun mal à son acte, bien au
contraire, elle s'attendait à un sourire ou à un compliment.
Le soir quand papa revint de son travail, il alla droit vers le balcon. Lorsqu'il
découvrit son petit jardin dépouillé de ses fleurs, il fit à son tour une grimace qui
nous laissait encore une fois silencieux et immobiles, il était ahuri, l'expression de
son visage nous annonçait une fureur. Aucun n'osait ouvrir la bouche. La peur et son
silence l'emportaient. Papa aussi ne disait rien, il était ému et regardait dans toutes
les directions, comme s'il cherchait un coupable. On s'attendait tous à des réprimandes.
Par contre, ma soeur ainée qui ne se sentait pas coupable, s'attendait toujours à un
compliment. Mon père, avait cru que certains voyoux de la rue avaient
causé ces dégâts, ensuite il lança un regard à maman. Elle, qui ne cachait rien à
papa, lui dit:
- "Nous n'avons pas de voyoux dans la rue, c'est ta gentille fille qui voulait
t'aider." Quand il apprit la vérité, il fit d'abord un sourire, puis il se dirigea
gentiment vers ma soeur et lui adressa la parole avec ses bras tous grands ouverts:
- "Est-ce que j'ai une plus belle fleur que toi, ma fille?" Ma soeur sauta à
son cou et s'agrippa. Papa la prit dans ses bras et l'embrassa. Ma soeur nous lança un
regard furtif, comme pour nous dire: "Vous voyez, j'avais eu raison!"
Nous étions tous stupéfaits de voir papa faire un sourire. Enfin nous étions soulagés.
Papa était tout gai comme un enfant. Il nous avait surpris, car aucun de nous ne
s'attendait à cette réaction. Je revois toujours le visage de mon père avec son
sourire. L'amour entre papa et ma soeur avait duré jusqu'au dernier jour de sa vie. Elle
était la seule à pouvoir lui dire les choses en face sans qu'il se fâche. Plus tard et
à plusieures reprises, quand papa était fâché pour une raison ou pour une autre, ma
soeur intervenait avec un sourire et lui disait:
- "Papa pourquoi te fâches-tu, quand tu as une si belle fleur comme moi?" Elle
parvenait ainsi et à chaque fois à lui extraire un sourire.
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Emile Tubiana
LPILTD@aol.com
Extrait du prochain livre: "Les trésors cachés"
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