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La grosse pierre et le vieux caroubier |
Comme toutes les histoires extraordinaires, celle-ci mérite d’être connue. C’était il y a bien longtemps, bien avant qu’un certain Jules Grévy ne signât un célèbre « Traité » l’autorisant à s’interposer en protecteur dans cette contrée « inexplorée » de l’autre coté de la mer, au cœur d’un tout petit village, bordé de collines et de champs d’oliviers, proche de la grande Médina, vivait une modeste famille juive, dans une spacieuse maison traditionnelle blanchie à la chaux où résidaient également dans une harmonie de tolérance et de respect mutuel, plusieurs autres familles arabes simples, croyantes et laborieuses.
Le propriétaire de cette maison s’appelait Hattab ben Mazri el Koutteiri, père de nombreux enfants, riche cultivateur grand et jovial qui tortillait ses énormes moustaches avec fierté et en toutes circonstances, ne manquait jamais de saluer ses locataires avec chaleur en se réjouissant que tout se passe bien et que les problèmes de coexistence étaient rares entre eux. Egalement propriétaire de nombreux oliviers, il habitait à la lisière du village juste à coté du vieux caroubier dont il disait qu’il avait été planté par le père de son grand-père. A cet endroit, se trouvait une énorme pierre patinée par le temps qui servait à la fois de « frontière » et de lieu de repos.
Mardouk ben Shimon était un petit artisan vif et actif qui subsistait avec plus ou moins de réussite de sa petite échoppe sur la place du marché de terre-battue où il s’était forgé une bonne réputation de réparateur en tout genre grâce à son esprit inventif et une intuition innée du bricolage. Rien ou presque ne pouvait distinguer à cette époque un juif d’un arabe ! Dans ce souk très animé et bruyant, où toutes les odeurs et les couleurs se confondaient, Mardouk se plaisait à porter avec fierté les mêmes vêtements de laine et de coton amples et bigarrés, les mêmes babouches de cuir et son inséparable chéchia rouge qu’il posait à l’arrière du crâne laissant apparaître un front largement dégarni, quelques touffes de cheveux bruns et rebelles sur les cotés et deux petits yeux noirs et ronds en perpétuel mouvement.
Mardouk c’était l’homme à tout faire. Il semblait connaitre tout le monde même ceux qu’il ne connaissait pas. On venait le consulter pour tout et de partout. A chaque fois il était heureux de trouver la solution qui provoquait aussitôt l’hilarité et l’étonnement admiratif de ses clients. C’était souvent de simples paysans timides et respectueux qui venaient des alentours pour le solliciter et le saluer. Il savait fabriquer pour eux rapidement toutes sortes de sangles et des systèmes de boucles de fixation pour animaux dont il avait le secret, facile à manipuler et ne causant ni gènes ou blessures. Maigre et légèrement vouté, pas seulement à cause de son activité débordante, Mardouk avait une secrète et grande passion : La lecture. Il lisait parfaitement l’arabe et l’hébreu et se plaisait à apprendre par lui-même avec ardeur, grâce à toutes sortes de petits journaux qu’il recevait, l’Italien et curieusement le français qu’il enseignait de temps en temps à ses enfants car il disait que c’était peut-être l’avenir ! Qui sait ? Mais sa lecture préférée, c’était la Torah et surtout les Psaumes.
. Et puis, il y avait sa gentille et jolie femme Mniha qu’il adorait. Mariée très jeune, elle lui donna en quelques années, quatre enfants, trois filles et un garçon. Bien en chair et nonchalante, elle communiquait sa gaité naturelle en riant de tout et de rien. Elle participait avec ses voisines arabes toujours dans la bonne humeur aux activités de la petite communauté, du lavage de la cour, du puisage de l’eau, l’entretien des fourneaux, sans oublier les enfants, tous les enfants. C’était le monde des femmes, à la fois austère et désinvolte, avec leurs petites histoires, leurs confidences et aussi leurs rivalités. Actives du matin au soir, leur démarche légère et ondulante dissimulait la fatigue, était rythmée par le claquement sonore des « kâb- kâbs » sur les dalles de pierre. Mniha comme toutes les autres, chantonnait en cuisinant, se dodelinait gracieusement en surveillant ses gosses autour d’elle tout en faisant claquer son mastic de gomme qu’elle mâchait inlassablement.
Quant à Mardouk, il ne refusait jamais de partager avec ses voisins le thé. Il appréciait ce moment de détente. Il considérait leur invitation comme un témoignage d’amitié et une marque d’honneur. Le rituel était toujours le même, assis en rond à l’ombre du grand porche vouté, le thé se transvasait en cascade interminablement et se dégustait dans une ambiance respectueuse et joyeuse entrecoupée de formule de politesse, de plaisanteries simples et naïves. On s’échangeait à tour de rôle les tasses fumantes en se congratulant réciproquement à l’infini comme si le temps n’existait pas. Et pourtant, malgré cette atmosphère paisible, Mardouk ressentait en permanence au fond de lui une indéfinissable inquiétude. Il pensait à sa famille, à sa femme, à ses filles et plus encore, il ne savait pas pourquoi, à son fils Daïdou. L’avenir est toujours incertain se disait-il !
Or voila qu’un jour, Hattab son propriétaire eut un accident brutal de cheval. Celui-ci s’étant subitement emballé le fit chuter lourdement sur le dos. Longtemps il souffrit atrocement des reins et désespérait de ne plus monter à cheval. Plus grave car c’était toute sa vie, il avait du mal à suivre les travaux de ses champs et surtout la cueillette des ses olives.
Profondément croyant, il implorait Dieu afin de recouvrer la santé, mais la guérison ne venant pas, il devenait triste. Lui si fier et de nature joviale, pleurait en silence se sentant diminué, était persuadé que sa vie était finie. Quand un jour sa femme Fatiha se rendit dans l’échoppe de Mardouk pour faire réparer une lampe d’éclairage. Elle évoqua, le regard embué de larmes, les douleurs et la tristesse de son mari et aussi sa propre peine de le voir souffrir.
Mardouk très attristé, car il avait pour son propriétaire une sincère affection, se disait qu’il y avait peut être une solution et se proposa de rendre visite à Sidi Hattab comme il appelait. Grâce à l’insistance de sa femme celui-ci fini par accepter tout en s’interrogeant !
- Que pouvait bien faire pour lui ce petit « réparateur » de lampes, pour le soulager de ses atroces douleurs alors qu’il espérait toujours de Dieu, qu’il invoquait cent fois par jour la guérison ?
Mardouk confectionna sur mesure avec des multiples lanières de cuir un étrange corset comprenant à chaque coté deux gourdes de peau de chèvre qui servaient de coussinet et qui maintenaient au repos le dos et la poitrine pour supprimer tout geste accidentel En plus et c’était le plus étonnant, quand on remplissait de temps en temps les gourdes d’eau chaude, le corset se serrait et la douleur s’estompait ! C’était un vrai miracle et Hattab retrouvait sa bonne humeur et reprenait petit à petit son activité et tout son entourage le congratulait et bénissait Dieu. Fatiha très soulagée remerciait le « guérisseur » et quant à Sidi Hattab il savait au fond de lui, en tortillant ses moustaches de plus belle, le regard goguenard que Mardouk y était pour quelque chose.
La guérison fut célébrée par une fête joyeuse et étonnante. C’était la première fois que l’on voyait ces deux femmes, une arabe et une juive danser ensemble au son des flûtes et des tambours, enivrées par l’odeur de l’encens, la fumée et le rythme endiablé de la musique. Elles apprirent à se connaître et s’échangèrent de temps en temps des recettes de cuisine. Mniha était très heureuse et fière de faire goutter ses gâteaux si particuliers dont elle avait le secret. Elle disait que la recette provenait de ses ancêtres qui habitèrent jadis la Turquie.
Un jour de shabbat, comme il avait l’habitude, dans l’unique et spacieuse chambre qui donnait sur la grande cour, assis sur le grand tapis de laine déroulé les jours de fête, Mardouk ben Shimon, entouré de sa femme Mniha et ses quatre enfants, chantait avec ferveur et mélancolie d’une voix modulante pleine de gravité, les Psaumes du grand roi d’Israël. A chaque fois il commentait en arabe les mêmes versets sacrés qui furent il y a bien longtemps traduits de l’hébreu par le vénérable rabbin de Djerba Yéshouah ben Gabbri..
Et voila que ce jour là, Hattab complètement guéri, vint rendre visite à son ami et le voyant en pleine prière, s’installa à coté de lui et l’écouta en fermant les yeux. Il paressait ému et ne semblait pas du tout surpris par ce rituel ! C’était un homme pieux et cultivé et connaissait le Coran . Il approuvait par des hochements de tête et des exclamations flatteuses les versets qui parlaient de paix, d’amour et de vénération à Dieu, et surtout de Jérusalem. Le Coran n’évoquait-il pas le grand prophète Daoud et ses actions bénies par Dieu ? Pour lui, son ami Mardouk était un croyant zélé. Et il en était fier !
C’est donc comme ça que naquit une étonnante, belle et singulière amitié entre Hattab le propriétaire d’oliveraies et Mardouk le réparateur en tout genre. Le plus étrange c’est que Hattab, en homme intelligent et curieux, s’intéressait de plus en plus à la religion de son ami. Il découvrait avec respect les différentes fêtes, et celle qui l’avait le plus impressionné, c’était « Bishah » la miraculeuse traversée de la mère rouge à pieds secs ! Il s’interrogeait en hochant la tête sur toutes les belles actions réalisées par le vénéré prophète Moussa, cité longuement dans le Coran, qui était aussi le grand prophète Moshé qui libéra les enfants d’Israël de la cruauté du pharaon il ya plus de trois mille deux cents ans !
Dieu, décidément est le plus grand !
Mardouk lui parla des Commandements, du Lévitique et de toutes les lois sur la santé et la nourriture et de la conquête du pays de Canaan promis par Dieu à Abraham et Hattab écoutait. Il éprouvait de l’émotion, visible sur son visage en découvrant toutes ces anciennes révélations bibliques qu’il ignorait. Certains jours, on les voyait tous les deux assis à l’ombre du vieux caroubier, penchés sur leur Livres et qui parlaient et commentaient pendant de longues heures, adossés sur la grosse pierre.
Hattab interrogea son ami sur tout, et il apprit aussi comment le célèbre roi Salomon fils du grand roi David avait construit la maison de prière à l’endroit même où Abraham devait sacrifier son fils Isaac. Et c’est pourquoi lui Mardouk ben Shimon était triste et pleurait dans son cœur le jour de« Bishah » car le temple avait été brûlé et la terre d’Israël avait été complètement détruite par les romains. Voila pourquoi disait Mardouk, tous les ans j’évoque le nom de Dieu pour ne pas oublier Jérusalem. Hattab écoutait et un jour il confia à son ami qu’il allait faire un grand voyage. Il devait réaliser son rêve, le pèlerinage de la Mecque comme tout bon musulman et selon la volonté d’Allah, il irait à Jérusalem pour voir le « Temple » de Salomon.
De longs mois passèrent et Hattab revint heureux et fatigué mais surtout très ému. Quelque chose avait changé en lui.
Après les larmes de joie, les youyous et les félicitations ininterrompues de ses proches, il était très content de retrouver son ami Mardouk qui s’est empressé de lui rendre visite et qui pleura d’émotion en l’embrassant et en le congratulant de son illustre titre. Il portait toujours son corset qu’il n’avait jamais quitté tout le long de son voyage
. Hattab raconta son long périple, son pèlerinage à la Mecque, l’émotion intense d’être dans la ville du Prophète face à la pierre noire sacrée et tous les pèlerins venus du monde entier et toutes les prières qui emplissaient l’espace et puis, Hattab, lui d’habitude si jovial, devant son ami, la gorge nouée et les larmes dans les yeux déclara : - « J’ai été aussi à Jérusalem ! J’ai vu des choses admirables, des œuvres d’une grande beauté et j’ai prié ! Quand j’ai demandé où était le temple du grand roi d’Israël on me conduisit dans une rue étroite sale et pleins d’immondices, et là mon ami, j’ai vu les restes de la maison de prière et j’ai approché des hommes pieux comme toi, pauvres et en guenilles qui priaient les mêmes versets que tu m’as fait connaître, qui pleuraient en se tapant la poitrine en implorant Dieu la face contre le mur de pierres. Oui, j’ai vu la misère et puis j’ai aussi vu des hommes et des femmes jeunes qui chantaient et j’ai pensé à toi et à ta famille et j’ai pleuré !
Cette histoire se passa bien avant que la France « protégea » Le pays de Hattab et de Mardouk ! Cette petite bourgade pas très loin de la grande ville de Tunis, devint des générations plus tard une ville réputée où tant de familles arabes et juives vécurent en parfaite harmonie.
Etait-ce l’héritage de Hattab et de Mardouk qui a donné à cette ville de l’Ariana un parfum si particulier ? Et eux, Que sont-ils devenus ?
Certains affirment que leurs descendants s’illustrèrent dans des luttes de libération ! Certains se plaisent même à dire qu’ils occuperaient d’importantes responsabilité au sein de leur gouvernement respectif et qu’ils se rencontreraient loin du bruit et de la fureur pour évoquer la mémoire de leurs aïeux. D’autres jurent avoir vu des petits caroubiers pousser sur les collines de Jérusalem ; Quant à la grosse pierre où tant de générations se sont assis, on dit qu’elle fut transportée quelque part ! Mais chut ! Ça, c’est une autre histoire qui ne sera jamais racontée dans les livres d’histoire.
. Sylvain Benattar |
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