Plusieurs personnes nous reprochent d'être nostalgiques. Je dis oui, ce n'est pas une
honte d'aimer tout son passé et surtout le berceau où on est né. Est-ce que vous savez de quel
Tunis je parle? Le Tunis où les carrosses remplissaient la place de Bab Qartagena. Ces
carosses nous emmenaient jusqu'à la gare avec leur roues qui rentraient de temps en temps dans
les rails du tramway. Je ne peux plus faire un petit tour dans la Qahouet El Bahri et suivre
les parties de dominos qui se déroulaient sur les tables. Le cafetier, le plateau en main,
plein de tasses de café et de verres de thé, avait du mal à se frayer le chemin. Il
tendait avec un grand sourire et une précision étonnante les verres et les tasses aux joueurs et aux
spectateurs, à chacun selon sa commande. En ce temps-là je trouvais cela fascinant,
que le cafetier, tout en marchant, retenait les commandes sans même prendre note. Le seul mot qu'on
entendait de lui était: "Ayoua, Ya Sidi" (Oui, Monsieur).
Lorsque j'allais à Tunis avec mon père, c'était bien chez Baïza qu'il m'emmenait
prendre un bon Michoui (une bonne grillade tunisienne). En ce temps-là j'avais à peine sept
ans. Comment puis-je oublier des moments pareils? Comment puis-je oublier le visage de
Baïza, lorsqu'il allait de table en table pour ajouter à chacun sur son plat, des morceaux de
grillade tout chauds? Il nous nourrissait comme les parents oiseaux remplissent un à
un les becs de leurs enfants. Il servait ses clients de tout coeur, sans poids et sans mesure et se
réjouissait de nous voir déguster sa bonne grillade. Ce sont cette joie et ce grand coeur
qui nous manquent aujourd'hui. C'est cette Tunisie qui me reste en mémoire, et c'est de cette
Tunisie que je parle toujours. Je vois toujours ce Tunisien qui n'était ni exigeant, ni
arrogant comme certains Occidentaux d'aujourd'hui. Il se contentait de si peux, mais savait se
réjouir de la belle vie. C'est ce Tunisien, qui était plutôt docile et agréable et qui se donnait sans réserve. C'est ce Tunisien que j'avais connu et qui reste à
mes yeux toujours vivant. Ce Tunisien dont l'innocence et l'amour jaillissaient de son visage.
Son jasmin "Mechmoum" nous raffraîchissait de son odeur. Certains le mettaient derrière
l'oreille, certains l'accrochaient à leur veste. Cette odeur agréable nous propulsait dans le
monde que j'ose appeler aujourd'hui "le chez soi". Voilà à quoi je me réfère quand je parle de
la nostalgie. Les barbecues que tout le monde connait aujourd'hui ne valent même pas l'odeur
des grillades de Baïza.
Les personnes que j'avais connues, ceux de la génération de mon arrière grand- père, de
mes grand-pères, de mon père ne sont plus là. De temps en temps on découvre certaines
personnes de ma génération, une fois c'est l'une, et une fois c'est l'autre. Nos coeurs
jaillissent de joie, pour chaque visage que l'on retrouve et que l'on a cru perdre à jamais.
Si j'évoque le michoui, ce n'est pas par gourmandise, loin de là, mais c'est à cause de
l'anéantissement de tout un monde, de toute une génération, de toute une ambiance, qu'on a du
mal à décrire aujourd'hui, en un mot: De toute une culture judéo-tunisienne qui ne pourra plus
être reproduite par quiconque même si l'on use les mêmes scènes. Ce sont les
acteurs qu'on ne peut plus reproduire et sans eux une nouvelle génération d'orphelins grandira dans d'autres
cultures. Voici la peine que je porte constamment en moi, voici de quelle Tunisie
je parle, voici de quelle nostalgie il s'agit.
Emile Tubiana Mirodirect@aol.com
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